Chapitre 30 - La Faille
Je regarde en contrebas de la crête rocheuse que l'Apsis désigne.
Happée par les ténèbres, la Faille se situe au fond d'une vaste fosse océanique. Elle prend la forme d'un réseau d'anémones brillantes aux aiguillons à six pointes, connectées entre elles par des lignes coralliennes dentelées. Vue d'en haut, chaque figure luminescente s'enfonce plus profondément par paliers concentriques, tels des entonnoirs superposés percés d'une multitude de grottes. La configuration éthérique regorge de sols irréguliers, crevasses, collines aquatiques, cavernes ondulées, pépinières et puits de lumières. Là encore, l'ensemble est agrémenté d'écoulements d'air chaud s'échappant des cheminées géothermiques disséminées enclavées dans des paliers de coraux blancs formant des abris de dentelles.
La pression dans l'eau est très élevée depuis que je suis sortie de la bulle. Au moment où je m'en fais la réflexion, mon corps se retrouve en apesanteur. L'Apsis m'a entendue et a renforcé la teneur de la bulle.
Il fait encore mieux : « Je te me prête. » À l'instant où je conçois que ce verbiage n'a aucun sens, l'espace-temps s'est contracté et je me retrouve dans la peau de l'Apsis.
Mon odorat et mon ouïe sont soudain si développés que le choc m'étourdit. Je vois très bien et même en couleurs. La lumière entre dans mes pupilles de toutes parts, ce qui augmente fortement le contraste de l'image et la vision au loin. Je perçois mon environnement en trois dimensions. Les courants marins glissent sur ces millions de dents qui constituent mon enveloppe de peau. Elles réduisent la densité de l'eau autour de mon corps et absorbent le son de sorte que mes battements de nageoires sont inaudibles. Je me déplace rapidement. Mes flancs et mon museau détectent la moindre variation d'ondes dans un rayon de plusieurs mètres.
Les sens subtils et perfectionnés de l'Apsis m'abasourdissent. Il me retire de son être. Alors c'est cela, être à sa place ? Il ne doit avoir aucune envie de se mettre à la mienne. La privation serait trop importante.
« Pourquoi m'avoir permis cela ?
— Ton empathie est grande, pour une Humaine. Tu devais voir à travers moi.
— Vous me retenez, moi et mon amie. Qui êtes-vous ?
Son museau meurtrier remue de gauche à droite. J'ai le cœur au bord des lèvres. Rien n'est Humain chez lui, tout me crie au danger et m'incite au repli.
La charge d'ondes qu'il m'envoie me brouille la vue. La puissance de son aura me soule l'esprit. Le prédateur m'incite à refluer la terreur qu'il devrait m'inspirer. Il exerce sur moi un magnétisme inexplicable.
— Je suis Ashtar, le Protecteur de la Faille. »
Il se faufile dans le dédalle de coraux. Une force invisible me pousse à le suivre. Non sans crainte, j'explore avec lui la Faille où tout semble identique à première vue. Mais peu à peu, j'identifie des endroits : des ouvertures entre les récifs, des courants dans le bleu intense et trouble ainsi que des cavités qui recèlent elles-mêmes des profondeurs. Pour m'orienter, je me fie à la largeur des concrétions calcaires qui ornent les ondulations du sol.
Des Apsis nous observent en retrait, se confondant habilement dans les parois et les coraux. Par moments, j'aperçois fugacement un museau ou une nageoire émerger, mais à mon coup d'œil, tout débordement s'efface prestement. La bioluminescence imprègne l'ensemble de l'espace : si elle attire les proies dans l'obscurité, je constate rapidement qu'elle sert aussi de camouflage lorsque les Apsis sont observés par en-dessous. À l'inverse, leurs corps peuvent en un instant s'obscurcir pour disparaître dans les crevasses.
Sans prévenir, Ashtar me fait réintégrer son esprit. Cet échange surpasse toute autre mode de communication.
Les Apsis ne nourrissent aucune ambition belliqueuse ou d'expansion territoriale. Ils constituent un peuple à part entière, vivant selon leurs propres coutumes : ils recherchent des récifs pour la sécurité de leur progéniture, délimitent des périmètres de chasse et observent des rites spécifiques. Par-delà, je perçois la profonde symbiose qui unit les Apsis à la Faille. Leur humilité et leur sensibilité transparaissent dans leur façon d'entretenir les coraux et leur terrain de vie. Il en résulte une harmonie difficile à expliquer, mais qui fonctionne parfaitement.
Cela, je le réalise en quelques secondes, dans l'esprit d'Ashtar.
Il ne dort jamais et rôde en permanence pour assurer la paix sur son territoire. Ses enfants ont péri sous les fourches et les filets du Peuple de l'Eau. Les Apsis sont principalement traqués pour leurs précieuses dents, utilisées dans la confection de bijoux, ainsi que pour leurs peaux et leurs écailles dans lesquelles sont fabriquées des parures. Leurs nageoires, quant à elles, sont accrochées aux frontons des tentacules géants comme des trophées de chasse. En fin de compte, leur chair est laissée en pâture, disséminée dans les eaux ou bien servie au bétail aquatique.
Les Apsis ne sont pas dotés de la parole, mais ils utilisent l'écholocation. Malheureusement, aux yeux du Peuple de l'Eau, cette absence de langage parlé démontre que les Apsis ne sont pas suffisamment évolués. Après des dénonciations et des tentatives de négociations en raison de leur chasse et des incursions sur leur territoire, les Apsis ont dû s'adapter à la pollution de l'eau, supposément traitée par le Peuple de l'Eau au bénéfice des Elfes. Cette contamination de minéraux inconnus empoisonne les Apsis.
« Nous étions les premiers, mais dépérissons.
— Pourriez-vous clarifier vos propos ?
— L'Eau est venue avant la Terre et nous les Apsis, en sommes les gardiens.
— Qui sont les êtres du Peuple de l'Eau pour vous ?
— Nos lointains descendants.
— Votre attaque contre leur cité est survenue à notre arrivée. Ce n'était pas une coïncidence.
Ashtar nage à proximité. Son museau effilé, marqué de profondes cicatrices et de décolorations, s'agite un peu. C'est étrange, il ne m'inquiète plus.
— Initialement, te tuer j'avais l'intention. Pour montrer notre résistance et notre fermeté.
Un frisson me saisit. Il poursuit :
— Mais tu n'es pas une simple Humaine. Nous nous connaissons. Nous nous sommes déjà connus. Et nous nous connaitrons encore longtemps. »
Il est surréaliste de penser que j'aie déjà croisé le chemin d'Ashtar. Alors pourquoi puis-je le comprendre aussi aisément et reconnaître qu'il a raison ?
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Je réintègre la prison. Edhelís a déjà repris des forces et me pose une multitude de questions. Je m'efforce de lui répondre aussi précisément que possible sans prendre parti. La membrane d'air d'Ashtar s'est encore agrandie et s'est superposée à la bulle. Mon amie ne cache pas sa surprise et son soulagement.
« De Parth, j'ai appris l'art de la distorsion d'énergie sous-marine, sans soupçonner que ce procédé était d'origine Apsis, admet-elle déconcertée.
— Saviez-vous que le Peuple de l'Eau n'avait jamais honoré son accord avec les Elfes et que la pollution des eaux usées de la Cité retombait sur la Faille ?
Ma colère fait vibrer l'eau. Je ne sais plus s'il s'agit de la mienne ou de celle d'Ashtar qui contrôlerait mon esprit.
— Je l'ignorais » répond Edhelís avec une méfiance dans la voix qui me fait douter de sa sincérité.
Nous sommes mieux nourries et Ashtar ne tarde pas à refaire son apparition. Est-ce parce que nos esprits se sont unis que je suis soulagée de le revoir ? Depuis ses dernières paroles énigmatiques, il me semble en effet l'avoir déjà rencontré. Mais où ? Il m'inspire de la familiarité, comme un vague souvenir qu'il m'est impossible d'approfondir.
Ashtar ne demande pas l'ouverture de la grille, il se méfie d'Edhelís. Au lieu de cliqueter des mâchoires, il me sollicite pour traduire ses pensées. Edhelís réclame notre libération, en vain. Suite à leurs échanges, elle émet un commentaire qui me prend au dépourvu :
« Reconnaissez vos méfaits ! Vous déchaînez la bête contre les vaisseaux des Elfes !
Ashtar projette une onde d'une telle puissance qu'elle contraint Edhelís à s'agenouiller. Son esprit s'abat tant et si bien sur le sien que les yeux de la guérisseuse se révulsent. La résistance mentale de l'Elfe se fracture, laissant l'esprit de l'Apsis résonner en nos deux consciences.
— Solitaire, la bête n'est guère.
Le visage horrifié d'Edhelís se contorsionne.
— Il existe plusieurs Anakhsheeras ?
Ashtar grince. Brusquement, ses mâchoires s'ouvrent en grand et claquent. Le trouble se mêle à sa vexation.
— Comment l'Elfe connaît-elle ce nom ?
— Je possède des connaissances sur toutes choses.
— Un seul Anakhsheera règne sur les eaux.
Edhelís perd son calme :
— Pour quelle raison Anakhsheera assaille nos navires ? Et les autres, qui sont-ils ?
— Anakhsheera ne répond à nul maître, rétorque Ashtar.
Ses yeux noirs déversent un regard d'encre, intense et brillant, dans ceux fulminants d'Edhelís :
— Pas davantage que ses Enfants. Nous, Apsis, ne les gouvernons point. Leur volonté est impénétrable.
— N'êtes-vous point à la source des crimes commis à la surface ?
— Indépendants sont les Enfants d'Anakhsheera.
— Où se trouve Anakhsheera ?
Ashtar tourne autour de la cellule. Sa ronde est rapide, presque effrénée.
— Partout dans le vaste monde. Anaksheera, la Créature du Début, le Croque-Continent, sommeille profondément. Ne la réveillez point.
Je prends la main d'Edhelís qui paraît prête à se dérober. La guérisseuse répugne à l'idée que nos esprits s'entendent sans qu'elle l'ait permis, sans réaliser que son propre mental faisait obstacle à la communication.
— Edhelís, mon amie. La bête qui a coulé la galère du Capitaine devait être un Enfant d'Anakhsheera. Cela signifie que la taille de l'Anakhsheera originel dépasse de loin tout ce que vous pourriez imaginer.
Je me raccorde à l'esprit d'Ashtar.
— Combien sont les Enfants ?
— Suffisamment pour veiller sur les Trésors de l'Eau convoités par les Elfes.
— Ils gardent...
— Leur mission est de garder. Les Apsis sont des gardiens de l'Eau comme les Enfants sont des gardiens de la Source. Les Elfes, avides, perturbent cet équilibre. Tout est équilibre hormis pour ceux qui ne regardent qu'eux-mêmes. »
Il part, visiblement ennuyé de la tournure de la conversation.
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Ashtar m'entraîne vers le fond de la Faille, là où les puits de lumière se raréfient et les entrelacs de crevasses se multiplient. Nous nous aventurons dans un labyrinthe d'éponges, de coraux et de formations rocheuses où le moindre trou peut tout autant déboucher sur un cul de sac que sur un nœud de nouveaux tunnels. Malgré la profondeur abyssale, la chaleur procurée par le volcan et la lumière générée par l'ensemble des créatures permet à une large partie de la faune de prospérer, des poissons-vipères aux crabes aux fines épines, en passant par des raies, des nautiles et des sortes d'iguanes aquatiques pourvus de lanternes. Les Apsis ne m'évitent plus, ils vaquent à leurs occupations, aussi difformes et monstrueux soient-ils. Non loin de leur fief, ils entretiennent une pépinière de monstres marins. Par précaution, Ashtar refuse de m'y conduire. Il souhaite me montrer quelque chose de plus important.
Nous nous enfonçons toujours plus profondément et Ashtar doit régulièrement m'approvisionner en air pour éviter que la pression ne m'écrase. Même la membrane supplémentaire qu'il créée pour protéger mes yeux tremble sous les bars. Après avoir parcouru quelques bras de galeries supplémentaires, nous nous engageons dans un vaste tunnel. Là où je croyais trouver du sable, mes pieds rencontrent une cavité rocheuse. Si des coraux lumineux ne poussaient çà et là, le noir serait complet. Le Protecteur de la Faille nage en avant. En le rattrapant, je me heurte à un monticule, puis à un autre un peu plus loin. Mes yeux s'habituent à la pénombre et je réalise que toutes les buttes sont des cônes. De tailles variables, elles s'élèvent vers le plafond de cette caverne à la taille vertigineuse.
Ashtar déplie ses coudes et sort de sa gueule une pierre grise couverte d'aspérités. Progressivement, le tunnel s'illumine de mauve, à l'instar de la pierre qui a viré à cette couleur.
Stupéfaite, je réalise que la caverne est en réalité la gueule d'un monstre fossilisé, recouverte de ce minéral.
« La Faille est édifiée sur un ancêtre Anaksheera, dissimulé depuis des temps immémoriaux par les étreintes de la vie marine. C'est par ce tunnel que jadis, les Enfants ont secouru les miens.
D'un coup, mes poumons me brûlent et la membrane se met à vibrer. Je me reprends, essaie de mieux contrôler ma respiration. Ashtar m'insuffle quelques bouffées d'air pour m'aider.
— Les... Les Enfants. Viennent-ils toujours ?
— Non. Peut-être ont-ils oublié ce passage.
— Le tunnel a réagi avec la pierre que vous tenez.
Une nageoire d'Ashtar effleure mon bras. Je tressaille à son contact.
— La pierre est l'essence des restes solidifiés d'un parent d'Anaksheera. Son énergie est immense et nous en prélevons seulement ce qui nous est nécessaire. Cette source d'énergie est une ressource finie.
— De quelle énergie parlez-vous ?
— De celle de tout être. Anaksheera possède la plus puissante et la plus malléable, grâce à laquelle je peux capturer l'air et te le faire respirer.
Le flan d'Ashtar frôle les vestiges d'une dent géante. Il nage à mes côtés avant de repartir en cercles. Jamais il ne s'arrête. Je m'assieds entre des pierres brutes de la taille de mes mains, émerveillée par leur douce lueur mauve. À l'intérieur, une sorte de liquide semble s'y mouvoir, mais ce n'est qu'une impression.
Ashtar me transmet des souvenirs et les émotions qui y sont associées.
Espoir. Trahison. Tristesse. Colère. Lorsque les relations n'étaient pas aussi envenimées entre les Apsis et le Peuple de l'Eau, une colonne de verre aux nageoires de cartilage blanc s'introduisit sur leur territoire. La colonne étrange se présenta sous l'appellation d'Elfe. Ashtar fit cadeau de deux petites pierres grises à l'Elfe qui lui promit d'œuvrer à la pacification entre les peuples.
« Vous dites que les pierres sont une ressource.
— Elles parlent. À nous seuls, Apsis. Nous qui gardons le secret qui nous a été confié. Mais toi, tu dois savoir car nul autre ne nous écoute. Les Anakhsheeras sont les vestiges de ce monde et les gardiens de la Source. Ils ne doivent pas être dérangés. Nous avons cru en l'Elfe, mais il nous a trahis. »
Mon cœur se décroche. L'eau autour de moi vibre, mais ce n'est ni de froid ni de peur.
J'ignore pourquoi, mais une nouvelle fois, j'ai le sentiment que les Elfes se sont joués de moi. Un Elfe, en particulier.
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Merci de votre lecture !
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