Elle secoua la tête et soupira comme si c'était une dispute récurrente entre eux et qu'elle savait que, quoi qu'elle fasse ou dise, cela ne changerait rien. Son intervention m'avait certainement évité une épreuve longue et douloureuse, mais elle ne l'épargnerait pas à Jude. Je le compris en voyant la compréhension se faire sur le visage de Charles. Continuer à me frapper moi serait une erreur, mais céder devant sa femme était inacceptable pour lui.

— Bien que rien ne m'oblige à me justifier devant une « humaine », cracha-t-il comme la pire des insultes en s'approchant de moi de manière à me surplomber de toute sa hauteur, je vais quand même t'expliquer ce qu'il se passe. Jude est accusé de trahison pour avoir révélé notre existence aux humains, ce qui est un crime extrêmement grave. Voire l'un des pires qui soit pour notre espèce, car il en va de notre survie à tous.

Un murmure d'approbation parcourut la foule.

— J'aurais même eu droit de le tuer pour ça. Mais par égard pour l'aide qu'il nous a apportée, j'ai allégé sa peine et il l'a acceptée. Il recevra donc dix coups de fouets en public, et si tu ne te pousses pas de mon chemin, c'est moi qui bougerai et je n'hésiterai pas à viser autre chose que son dos. Ce serait dommage d'abîmer un si beau visage, tu ne crois pas ?

Il avait un tel sourire victorieux en prononçant ces paroles que, non seulement, je sus qu'il le ferait, mais qu'en plus il y prendrait encore plus de plaisir. C'est impuissante et la rage au ventre que je me relevai péniblement pour m'écarter et rejoindre le bord de la place. Je ne pus m'empêcher de pleurer lorsque je croisai le regard de Jude, qui avait l'air plus inquiet pour moi que pour lui. Mais avant qu'un nouveau coup ne pleuve, je décidai te tenter le tout pour le tout.

—Vous avez tort, ce n'est pas un traître ! déclarai-je aussi fort et clairement que je le pus, afin que tout le monde puisse m'entendre, même si je m'adressais directement à Charles et aux membres du conseil.

— Il n'avait rien dit à l'inspecteur jusqu'à ce qu'Aria soit enlevée et que vous lui demandiez de l'aide. Qu'il vous a accordée sans la moindre hésitation, bien que vous le preniez déjà pour un traître et qu'il savait ce qu'il encourait. L'inspecteur Worth avait décidé de nous aider sans poser trop de questions et nous avions réussi à éluder le peu qu'il nous demandait. Si finalement il a fini par lui dire, il l'a fait pour vous, pour sauver Aria, Adam et moi, et nous espérions les autres aussi. De plus, l'inspecteur a couvert vos traces, mettant en jeu sa carrière pour vous, et rien n'a été découvert. Donc toute cette violence est inutile et vous punissez un homme bon et loyal pour rien. Si en fait... Pour vous avoir aidé ! Vous n'êtes rien de plus qu'un monstre qui prend plaisir à dominer et humilier les autres.

Tout le temps de ma tirade, qui me parut interminable, je ne quittai pas Charles des yeux. Un silence de plomb suivit mon petit discours.

— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? me demanda froidement Daphné.

— Oui, intervint soudainement Adam en se plaçant à côté de moi. J'ai été témoin des efforts du policier pour nous aider à garder l'anonymat. C'est un homme bien et digne de confiance. Jude a eu raison de se fier à lui, sinon ils ne nous auraient jamais retrouvés à temps.

Les gens autour de la place commençaient à s'agiter et le grondement de leurs questions montait de plus en plus distinctement. Daphné observa la foule quelques minutes en silence, puis s'adressa à Charles.

— À la lumière de ces nouvelles informations, que nous n'avions pas au moment où nous avons pris notre décision, je suggère que nous allégions la sentence. Qu'en penses-tu, mon frère ?

Par son regard et ses intonations de voix, elle faisait ainsi comprendre à Charles qu'elle n'était absolument pas dupe du fait qu'il était au courant depuis le début, mais elle lui permettait ainsi d'éviter une crise majeure et de garder la face par-dessus le marché. Du grand art ! Ce dernier, blême de rage, me foudroya du regard, les poings serrés à s'en faire blanchir les articulations.

— Puisque notre secret n'a pas été dévoilé comme nous le craignions et que cette trahison a été faite dans le but de venir en aide aux nôtres... nous allons donc abandonner la peine d'emprisonnement suivie du bannissement. Mais Jude ayant quand même enfreint notre loi la plus importante, il recevra les dix coups de fouets comme prévu. Cela vous paraît-il équitable ? demanda-t-il d'une voix forte tout en scannant la foule autour de lui.

Un murmure d'assentiment monta de toutes les personnes réunies et Adam me serra fortement la main au moment où je m'apprêtai à prendre une nouvelle inspiration pour parler. Il l'accompagna d'un petit signe de tête signifiant que je ferais mieux de me taire. Je me retins à grand-peine et me rendis compte que ce que j'avais obtenu était déjà très bien. Néanmoins, j'avais du mal à supporter l'idée de devoir rester là sans rien faire pendant qu'il allait se faire torturer devant moi. Car pour moi, cela n'avait pas d'autre nom. Ce qui me convainquit le plus de me taire fut le petit signe imperceptible de la tête que me fit Jude. Si lui aussi voulait que je me taise, qui étais-je pour refuser ?

Les minutes qui suivirent me parurent des heures et je ne pus m'empêcher de fermer les yeux tout du long. Tant pis si je passais pour une mauviette. Déjà que les sons allaient hanter mes songes pendant des années, y ajouter les images était vraiment trop me demander.

Quand ce fut enfin terminé, Charles alla nonchalamment jusqu'au poteau, où il coupa les liens qui retenaient les menottes de Jude au poteau. Celui-ci s'écroula à ses pieds sans même qu'il cherche à le retenir. Il resta là un moment à le toiser d'un air méprisant, puis il tourna les talons et repartit d'un pas toujours aussi tranquille, sans un regard en arrière, en le laissant là.

Je regardai d'un air abasourdi toutes les personnes présentes s'en aller les unes après les autres sans même chercher à lui venir en aide. Même si je savais que dans l'état actuel des choses, la meilleure chose à faire était de me taire, je ne pus m'empêcher de réagir en les voyant tous passer devant lui sans même lui accorder un regard. Adam devait commencer à me connaître, car avant même que je n'aie le temps d'émettre un son, il se pencha pour me chuchoter à l'oreille.

— Ils ne l'aident pas car ce serait lui manquer de respect. En tant que métamorphe, ce qu'il vient de subir est très humiliant et douloureux sur le coup, mais il s'en remettra très vite. Le fait qu'ils l'ignorent est en quelque sorte une marque de considération.

Je ne pus m'empêcher de secouer la tête d'un air incrédule. J'étais vraiment dans un autre monde ! Ou j'avais remonté le temps jusqu'au Moyen Âge pour ce que j'en savais. Je me tus donc et attendis avec Adam que tout le monde s'en aille. Le regard rivé sur Jude, je ne comprenais pas pourquoi il ne tentait pas de se relever. Comme cela n'avait pas l'air d'inquiéter Adam, je me dis que ce devait faire partie de leurs codes sociaux bizarres et décidai de ne pas m'en mêler.

L'apparition d'Hannah dans la périphérie de mon champ de vision gauche vint me distraire temporairement de ma contemplation choquée et je me tournai légèrement pour pouvoir la regarder en face. Elle arborait un bel œil au beurre noir ainsi qu'une vilaine estafilade à la limite du cuir chevelu. Du sang avait coulé le long de sa tempe et collé ses cheveux, les faisant paraître d'un orangé-rouille assez écœurant. Pas de doute, j'avais bien fait mon boulot ! Contrairement au regard hostile auquel je m'attendais, j'eus droit à une ébauche de sourire timide, ainsi qu'à un petit signe de tête d'assentiment mâtiné de surprise, lorsqu'elle vit la profonde entaille laissée par le fouet sur le côté gauche de mon corps et sur ma joue. Si je ne me trompais pas, venant de sa part, c'est ce qui se rapprochait le plus d'un remerciement. J'en restai silencieuse d'étonnement. Elle détourna le regard pour le poser sur Jude, un long frisson lui parcourant la peau, puis elle se mit à froncer les sourcils et je vis de l'inquiétude passer sur son visage.

— C'est normal que le fait qu'il ne se soit pas encore relevé n'étonne que moi ? dit-elle d'une voix qu'elle espérait rendre détachée.

Je me retournai brusquement vers Adam qui me confirma d'un seul regard que non, ce n'était absolument pas normal. Sans même nous concerter, nous nous élançâmes donc vers lui comme un seul homme.