Chapitre 30-2
C'est alors qu'une rafale de coups de feu se fit entendre, suivie presque immédiatement de bruits de lutte et d'un cri d'agonie qui se réverbéra dans le silence de la forêt. Mais c'est tout juste si mon tortionnaire s'en rendit compte. Tellement occupé à chercher le meilleur moyen de me faire souffrir, il ne faisait plus du tout attention à ce qu'il se passait autour de lui. C'est ce qui causa sa perte ou ce qui aurait dû la causer du moins, car je ne pus m'empêcher de crier lorsqu'il recommença à me charcuter. Je ne compris qu'au moment où je vis la flèche s'enfoncer dans son bras, que sans mon cri, le tireur n'aurait pas raté sa cible. Au final, cela n'eut pas grande importance, car avant que mon tortionnaire n'ait pu réagir, Jude se jeta sur lui de toute sa force et sa vitesse et le percuta violemment pour le forcer à me lâcher. Il n'émit pas le moindre son, mais sa rage paraissait parfumer l'air et déformait son visage en un masque terrifiant. Dès que je fus libérée du poids de mon agresseur, je me recroquevillai sur moi-même, les genoux contre le torse, tremblant de tous mes membres. Jude avait l'air d'avoir la situation en main et je ne voulais pas assister au carnage, car d'après les bruits qui me parvenaient il avait l'air de prendre tout son temps. J'avais beau savoir que ce salaud l'avait plus que mérité, le spectacle de Jude le battant à mort m'était insupportable.
— Achève-le... s'il te plaît, arrivai-je à articuler d'une voix blanche.
J'avais beau avoir parlé très bas, je sus qu'il m'avait entendue. Sans même se tourner vers moi, il ramassa le couteau tombé dans la bagarre et sans un mot lui trancha la gorge.
Je n'avais pas voulu regarder, mais cela avait été plus fort que moi. Je resserrai mes bras autour de mes genoux autant qu'il était possible et regardai fixement Jude en train de ramasser les armes éparpillées pendant la rixe. Je ne savais plus quoi ressentir. J'en étais à mon énième état de choc en moins d'une semaine et je n'avais aucune idée des répercutions que cela pourrait avoir par la suite.
Pour l'instant, je me sentais déconnectée, sans parvenir à faire le tri dans mes émotions. D'un côté, je lui étais très reconnaissante de m'avoir sauvée, et de l'autre, je lui en voulais d'avoir mis si longtemps. Il finit par s'approcher tout doucement et s'accroupit devant moi pour être à ma hauteur. Il entreprit ensuite de me faire lâcher mes genoux tout doucement, avec des gestes précautionneux, en me murmurant des paroles apaisantes qui n'avaient pas vraiment de sens. Un peu comme s'il parlait à une enfant. Enfin, il me fit déplier les jambes et toujours aussi doucement commença à m'examiner. Il enleva sa veste en cuir qu'il m'aida à enfiler, avant de me prendre dans ses bras.
— Ça va aller maintenant, murmura-t-il tout contre mon oreille. (J'avais presque l'impression qu'il le disait autant pour moi que pour lui.) Est-ce qu'il t'a... ? me demanda-t-il d'une voix tremblante de rage à peine maîtrisée.
Décidément, ils avaient tous la même réaction ! À moitié nue dans ses bras, il fallait quand même bien admettre que je n'étais pas passée loin du viol. Au souvenir des attouchements de ce pervers, je me mis à trembler de plus belle, mais réussis malgré tout à secouer la tête pour faire comprendre à Jude que ce n'était pas allé jusque-là. Il poussa un soupir de soulagement et je sentis son corps se détendre contre le mien. Il m'écarta un peu de lui pour pouvoir me regarder dans les yeux, et c'est là que je pris conscience que je n'étais peut-être pas la plus mal en point de nous deux, finalement. Ma soudaine prise de conscience en voyant son visage me fit brutalement sortir de ma bulle et je me mis à nouveau à ressentir les choses à peu près normalement, un peu comme si je venais de sortir la tête de l'eau.
Même dans la pénombre, il faisait peine à voir. Son visage était émacié et avait une teinte plus qu'inquiétante, similaire à celle qu'il avait eu lorsqu'il avait été blessé par balle. C'est à cet instant que je pris conscience que ses mains étaient froides et moites, et que la manche droite de son blouson était humide et visqueuse sur ma peau. Je reportai mon regard sur son bras et y vis une vilaine blessure au couteau. Mais comment avais-je pu ne pas la remarquer avant ?
— Tu es blessé toi aussi, et tu n'as pas l'air bien.
Ma voix n'était pas très assurée, mais elle avait au moins le mérite d'être revenue, c'était déjà ça.
— J'ai cru que je n'arriverais jamais à temps, dit-il tremblant de fatigue et me fixant comme s'il voulait graver à jamais mon image dans sa mémoire.
Puis je le sentis vaciller.
— Tu devrais t'assoir, lui dis-je alors que je l'entraînais avec moi vers le sol, où nous tombâmes plus que nous nous assîmes. Pourquoi ta blessure ne se referme pas plus vite ? lui demandai-je en contemplant la vilaine estafilade qui courait du haut de son épaule jusqu'à son coude.
— Trop de transformations en trop peu de temps. Je suis épuisé, c'est tout. Maintenant que tu es hors de danger, je peux me permettre un petit instant de faiblesse.
— Tu as vu Worth ? Il était censé descendre un des tireurs, mais...
Je ne finis pas ma phrase. Je n'avais pas envie d'imaginer la pire des possibilités.
— Je ne sais pas où sont les autres, mais ils ne risquent plus rien de la part de vos chasseurs d'opérette. Ils sont soit morts, soit aux mains des hommes de Charles en attendant que la police arrive.
— Charles ? La police ? Je croyais que le premier ne voulait absolument pas entendre parler du second ? m'étonnai-je, un peu abasourdie par la nouvelle. De plus, tu m'avais bien dit qu'il ne fallait plus rien attendre de sa part ?
— Il faut croire qu'il m'arrive aussi de me tromper, me répondit-il d'un air désabusé, mais qui me parut un peu forcé. Tu venais de sauver sa petite-fille, c'était quand même le moins qu'il ait pu faire, continua-t-il d'un ton beaucoup plus « judesque ».
— Pourquoi la police alors, si Charles est arrivé en renfort ?
— J'ai dit qu'il avait consenti à nous aider, pas qu'il l'avait fait de gaîté de cœur, ni qu'il avait été généreux, me répondit-il un peu agacé, comme si je venais de lui poser une question idiote.
D'accord, là c'était déjà plus logique et correspondait mieux à l'idée que je me faisais de Charles. À son ton plus conforme à ses habitudes, je sus qu'il commençait à reprendre des forces. Un coup d'œil à son allure générale me le confirma. Je me sentais moi-même un peu plus détendue et m'intéressais davantage à la conversation. Comme j'attendais une suite qui ne semblait pas vouloir venir, je lui lançai un regard interrogateur pour qu'il poursuive son explication. D'un côté, ça m'intéressait et surtout cela nous donnait une bonne raison de rester là à nous reposer. Je n'en pouvais plus !
— Je suis allé lui demander de l'aide parce que je n'ai pas eu le choix, continua-t-il sur la défensive. Quand Worth a disparu, je me suis retrouvé seul avec ses hommes qui, comme tu dois t'en douter, ont refusé de m'écouter.
— C'est étonnant ! commentai-je ironiquement avant d'avoir pu m'en empêcher. Désolée... Continue.
— Voyant que je n'arriverais jamais à les convaincre à temps, reprit-il sur un ton plus appuyé traduisant son agacement, j'ai dû me résoudre à aller trouver Charles pour lui demander son aide. Quand nous sommes revenus, les sept hommes que j'avais repérés s'étaient transformés en une douzaine. J'ai donc appelé l'agent qui nous avait installé les micros pour lui donner les coordonnées de la ferme, afin qu'il prévienne officiellement ses collègues. Nous avons essayé d'en neutraliser le plus possible, mais à trois et sans se faire repérer, ça n'a pas été simple. Ensuite, j'ai mis tellement de temps à te retrouver...
Son regard devint brûlant et sa voix étrangement basse.
— Les autres, ils ne risquent rien... avec la police ?
— Ils sont déjà partis. Maintenant, c'est aux flics de prendre le relais. Quant à comment expliquer tout ça...
Il fit un geste des deux mains pour me désigner la forêt, il avait l'air résigné.
— Nous avons au moins réussi à sauver Aria et Adam...
Il ne finit pas sa phrase, mais l'interrogation dans sa voix était claire : il voulait savoir ce qu'il était advenu des autres disparus. Il n'osait pas poser la question par peur de la réponse.
— Je ne les ai pas retrouvés, lui dis-je doucement. Nous en saurons peut-être plus après avoir fouillé cet endroit.
Il ne me répondit pas et nous restâmes là un moment à récupérer, mais surtout à réfléchir aux conséquences que cette enquête pourrait avoir pour les métamorphes si trop de questions sans réponses se posaient. Toutes ses ruminations me rappelèrent que je n'avais pas parlé à Jude de la cause principale de tout ce foutoir.
— Il y a une taupe dans la police, crus-je bon de lui préciser. C'est certainement elle qui a envoyé du renfort pour assurer les défenses de la ferme, réfléchis-je à voix haute, tout en me mettant debout.
Je chancelai un instant tandis que Jude se levait à son tour.
— Tu as sûrement raison, car le professeur a disparu. Nous n'avons trouvé que des mercenaires qui ne savaient même pas exactement pourquoi ils étaient là. Au fait, c'est l'œuvre de qui l'hécatombe dans la forêt ?
— L'accident ? demandai-je en ne voyant pas vraiment de quoi il voulait parler. C'est moi, mais c'est Worth qui les a achevés.
Rien que de l'exprimer à voix haute, cela me fit frissonner.
— Waouh ! Mais tu es pleine de ressources, dis-moi.
Heureusement que son ton sarcastique était atténué par une pointe d'admiration, car je n'étais vraiment pas d'humeur à entamer une joute verbale avec lui.
— Mais je ne parlais pas de ça. En te cherchant, je suis tombé sur deux corps mutilés. J'espérais juste que ce n'était pas l'œuvre de nos canidés dégénérés de l'autre fois.
Ce que nous avait dit Adam un peu plus tôt sur les monstres de la grange me revint brusquement en mémoire, mais je rejetai rapidement cette idée. Si ce genre de créatures traînaient dans les bois, elles auraient certainement fait plus de victimes. De plus, j'aurais capté leurs essences perverties. Il ne restait donc qu'une option... Féline ! Ça ne pouvait être qu'elle, du moins c'est ce que j'espérais. Mais dans ce cas, pourquoi ne l'entendais-je plus ? Était-elle trop loin ou lui était-il arrivé quelque chose ? Je savais que j'aurais dû en parler à Jude, ne serait-ce que pour qu'il m'explique pourquoi je pouvais communiquer avec une panthère, mais une petite voix dans ma tête me disait que ce serait vraiment trop bizarre, même pour lui. Et quelque part, j'avais peur qu'il me rejette. Alors je ne dis rien et essayai de noyer le poisson.
— Je crois que s'il y avait eu ce genre de monstruosités dans les bois, il y aurait plus de deux morts. Tu ne crois pas ?
J'avais à peine fini ma phrase que l'on entendit quelqu'un hurler « non », suivi de plusieurs coups de feu, puis... plus rien. Nous nous regardâmes sans rien dire, car ce n'était pas la peine. Sans nous concerter, nous nous mîmes à courir dans la direction des coups de feu. Nous avions tous les deux reconnu la voix de la personne qui venait de crier...
C'était Worth.
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