Chapitre 17-1
J'avais la sensation que mon cœur battait dans ma gorge tandis que nous nous frayions un chemin à travers taillis et sous-bois d'une marche prudente et contrôlée. Je ne sais si c'était dû à l'adrénaline qui courait dans mes veines, mais toutes mes perceptions me semblaient amplifiées. J'avais l'impression de ressentir tout ce qu'il se passait à plusieurs mètres à la ronde, à commencer par les rythmes cardiaques des deux hommes qui m'encadraient. Presque comme si trois cœurs battaient en moi. C'était étrange et presque dérangeant, car à cela s'ajoutait une espèce de sensation nauséeuse que je n'arrivais pas à décrire ni à circonscrire exactement. Je ne savais si elle venait de moi ou si ce n'était qu'une sensation extérieure... mais cela n'avait rien de rassurant, surtout que c'était la première fois que mes perceptions s'amplifiaient sans que ce soit moi qui déclenche le phénomène volontairement.
Jude marchait à quelques mètres devant nous. Un vent surnaturel, qu'il ne prenait même plus la peine de dissimuler, émanait de lui et semblait nous entourer tel un cocon protecteur. Il avançait d'une manière fluide et naturelle, presque animale : prudemment mais tous les sens en alerte. Sa manière de se mouvoir me faisait un peu penser à celle d'un chat ou plutôt d'un félin, d'un très gros félin. C'était à la fois intimidant et étrangement rassurant, en tout cas pour moi, car l'inspecteur Worth paraissait se rapprocher un peu plus de moi à chaque seconde et avoir de plus en plus de mal à s'empêcher de saisir son arme pour la braquer dans le dos de Jude.
— Mais... mais que fait-il ? me bredouilla-t-il dans l'oreille, apparemment incapable de mieux formuler sa question.
— Il est enfin lui-même, lui répondis-je en réprimant le sourire que je sentais vouloir s'épanouir sur mon visage.
J'étais tellement émerveillée de le voir si naturellement à l'aise avec ses pouvoirs, que cela me redonnait un peu d'espoir pour la suite. Ce ne serait peut-être pas si terrible après tout de l'avoir pour professeur ?
— On ne fait pas une randonnée bucolique... Bougez-vous ! gronda ce dernier avant même que nous ne nous soyons rendu compte que nous avions cessé d'avancer.
Je me remis en marche avec une grimace ironique, « pas si terrible », c'est ça oui ! Je ferais mieux d'arrêter de rêvasser et de me faire une raison. Son caractère de chien n'était pas près de changer apparemment. Après ça, nous crapahutâmes environ une bonne heure dans les bois, sans rien voir de plus palpitant qu'une traversée d'écureuils. Nous finîmes enfin par déboucher sur une route où une voiture attendait, garée sur le bas-côté. Celle de Jude, à l'évidence, vu qu'il se dirigea vers elle sans hésiter et la déverrouilla à distance. Il mit son arc dans le coffre, et nous ordonna, plus qu'il ne nous invita, à monter à bord. Je pris la place du mort où je m'assis avec un soulagement évident. L'inspecteur Worth, quant à lui, monta à l'arrière et nous eûmes à peine le temps d'attacher nos ceintures de sécurité que Jude démarra sur les chapeaux de roues.
Il conduisit rapidement jusqu'à laisser la forêt derrière nous, puis fit tant de tours et de détours que je commençai à avoir le mal de mer. L'inspecteur en profita pour appeler ses hommes et leur dire de se replier, sur les conseils d'un Jude laconique.
Le masque plus que contrarié qu'arborait Worth dans le rétroviseur laissait présager une explosion imminente si les explications qu'il escomptait n'arrivaient pas rapidement. Au bout de quelques minutes supplémentaires, Jude finit par s'arrêter devant une espèce de masure délabrée en plein milieu de nulle part, entourée, où que l'on regarde, par une nature morne et triste sous l'éclairage automnal.
— Restez dans la voiture ! ordonna-t-il d'un ton péremptoire avant de claquer la portière et de s'éloigner à grands pas.
— Il croit que je vais rester là à l'attendre gentiment ? Il rêve ! fulmina l'inspecteur sur le point d'ouvrir la sienne à son tour pour le suivre.
Je n'en pensais pas moins du comportement plus que cavalier de Jude mais, contrairement à l'inspecteur, je savais qu'il était digne de confiance. S'il nous avait dit de rester dans la voiture, c'est qu'il y avait une bonne raison et je supposais qu'il voulait téléphoner à Charles, sans oreilles indiscrètes aux alentours.
— Attendez ! Accordez-lui quelques minutes, dis-je pour arrêter son geste alors que je me retournais pour lui faire face. Je sais qu'il se comporte comme un abruti prétentieux, mais on peut lui faire confiance.
— « Un abruti prétentieux », répéta-t-il en rigolant. J'aurais du mal à vous contredire sur ce point, même si je serais tenté de le dire en des termes... moins polis. Qu'est-il parti faire à votre avis ?
— Je pense qu'il est parti demander la permission d'accepter votre offre.
— Parce que monsieur le grand ténébreux a besoin de demander la « permission » ? ricana-t-il. Je serais curieux de rencontrer son supérieur. Niveau ego, on doit crever le plafond !
Je ne pus retenir un petit sourire de connivence à l'entente de sa remarque plus que perspicace, bien qu'à mon avis le plus inquiétant chez Charles ne soit pas seulement son ego.
— Plus précisément, ce qu'il est en droit de vous révéler ou non, ajoutai-je pour clarifier mes propos.
— À votre choix significatif de pronom, j'en déduis que vous n'êtes pas vous-même entièrement dans la confidence ? affirma-t-il plus qu'il ne me questionna, son regard vert fixé sur moi.
— Disons qu'il y a encore des zones de flou, éludai-je.
Pour une raison inconnue, je ne voulais plus lui mentir. Peut-être était-ce dû au petit câlin consolateur de tout à l'heure. Si c'était un geste calculé de sa part, c'était un coup de maître. En l'observant, je me dis que c'était tout à fait possible, voire plus que probable, car cet homme donnait l'impression de ne jamais rien faire sans raison, ni réflexion préalable. À cette idée, j'eus un petit pincement au cœur. Je sais, c'était idiot.
— Vous êtes quoi exactement, tous les deux ? Car lui, c'est certain, il est plus que simplement humain, si je puis dire. Je n'avais jamais vu personne bouger ainsi ! Et ce vent... Il semblait émaner directement de lui, ajouta-t-il légèrement surpris, comme s'il avait lui-même du mal à croire ce qu'il était en train de dire.
Je ne lui répondis pas et me contentai d'un sourire entendu accompagné d'un haussement d'épaules. À lui de l'interpréter comme il le voulait. Il ferma les yeux un court instant et c'est avec un petit rire qu'il les rouvrit avant de les fixer sur moi.
— Je ne parviens pas à déterminer si vous ne voulez pas ou si vous ne pouvez en parler... Mais comme la question ne vous concernait pas, je peux comprendre votre réserve. Qu'en est-il de vous ? Vous avez eu une réaction étrange, juste avant qu'il n'entre dans la clairière... C'est votre petit ami ?
Sa dernière question était tellement incongrue qu'elle me laissa sans voix. Passé un petit instant d'étonnement, je me souvins qu'il était flic et que déstabiliser les gens pour obtenir des réponses devait être sa spécialité. Je me ressaisis et me contentai de le fixer du regard, tandis que je m'interrogeais sur ce qui, depuis quelques minutes, me dérangeait le plus dans cette conversation, mis à part ses questions.
Lorsque d'un seul coup, je sus. C'était son ton. Outre son léger étonnement du début, qui pouvait très bien être feint, tout le reste de la conversation s'était déroulé d'une voix calme et posée sans le plus petit soupçon de surprise. Soit il était imbattable pour cacher ce qu'il ressentait, soit il n'était pas surpris car il était déjà au courant et se foutait de ma gueule depuis le début !
Un frisson d'appréhension me parcourut la colonne vertébrale. Se pourrait-il qu'il soit de mèche avec ceux qui nous pourchassaient ? Non ça n'avait pas de sens... Il aurait eu tout le temps de m'enlever dans la forêt avant que Jude ne se montre. Pas s'il avait senti sa présence, me rappela une petite voix vicieuse dans ma tête. Non... Je devenais parano ! pensai-je, ce qui ne m'empêcha pas de me reculer machinalement dans mon siège.
— Dois-je vous rappeler la clause « pas de questions » ? lui dis-je avec un léger sourire tandis que j'inclinais la tête sur le côté pour dissimuler ma panique naissante. Ce qui m'étonne, en revanche, c'est votre manque de surprise face à tout cela, risquai-je sur un coup de tête.
J'avais décidé d'être franche et de voir sa réaction. Je pourrais toujours me sauver en criant si cette dernière n'était pas celle que j'escomptais. Assise au fond de mon siège, mon corps dissimulait ma main droite, crispée sur la poignée de la portière.
— Je ne sais pas comment l'expliquer... commença-t-il en secouant la tête, accompagné d'un petit claquement de langue frustré. Mais que vous soyez différents ne me surprend pas, je ne sais pas, c'est un peu comme... si je l'avais toujours su, finit-il d'une voix rêveuse, le regard perdu dans le vague.
Son regard refit rapidement le point sur le mien et sans pouvoir me l'expliquer, je le crus. Nous restâmes quelques minutes à nous observer, un silence détendu planant maintenant entre nous. Je le mis à profit pour laisser l'adrénaline refluer doucement et reprendre une position plus confortable. Nous sursautâmes à l'unisson lorsque Jude ouvrit violemment la portière d'un air encore plus sauvage que d'habitude.
— Dois-je déduire de ton joli sourire que ton coup de fil ne s'est pas passé aussi bien que prévu ? lui susurrai-je en ricanant doucement.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro