
Chapitre 18 : L'œil de Thémis
Août 1827, Paris.
Augustin sursauta. Il devait mobiliser toute son attention pour éteindre la méfiance en son cœur qui s'éveillait dès que quelqu'un s'approchait de lui. C'était comme s'il entendait des vociférations ; une main ferme l'attrapait, le giflait, le secouait... Il retombait sur le sol, épuisé. Ce n'étaient que des rêves. Il chassa l'illusion d'un geste et observa la personne près de lui.
Hortense avait la gorge nouée. La nervosité de son époux ne semblait pas se calmer, bien au contraire. Avec le temps, il semblait perdre par moment le fil de ses pensées, oublier ses proches et peiner à reconnaître la femme qu'il aimait. Elle n'osa le prendre dans ses bras, de peur qu'il repousse un ennemi imaginaire. Elle se contenta de s'accroupir à son niveau pour l'observer doucement.
Personne ne comprenait pas son attitude : comment pouvait-elle continuer à aimer un homme qui devenait fou ? Qui lui faisait du mal ? Qui oubliait même son nom et son visage ? La réponse était là, dans le sourire enfantin que lui offrit son mari, à l'instant même où il émergeait de son brouillard et reconnaissait sa femme. Elle attrapa ses mains et les posa doucement sur sa joue, dans une caresse. Il s'approcha pour l'embrasser.
« Non, ce n'est pas Emeric. C'est Augustin », se fustigea-t-elle mentalement. La passion qui agitait son cœur au souvenir d'Emeric avait des airs coupables, mais elle aimait son mari. Différemment sans doute, plus tendrement, plus profondément, d'un lien sûr et durable qui ne devait jamais se rompre, plus douloureusement aussi quand il sombrait dans la folie.
- J'y vais, lui dit-il en se relevant.
Elle réprima un élan d'inquiétude. Elle aurait aimé l'accompagner, mais sa présence ne pouvait qu'envenimer des retrouvailles déjà bien complexes. Elle devait se contraindre à attendre, dans le salon, priant pour que l'un ne perde pas la tête et que l'autre trouve en lui-même des paroles amicales.
En entrant dans la prison, Augustin eut une pensée pour Pavel qui lui avait donné l'idée de cette visite. Il devait se faire violence pour sortir de chez lui, et plus encore pour demander à rencontrer Emeric, mais la solitude finissait par le miner et il voulait rendre heureuse sa femme.
Il avait froid, comme s'il entrait dans une grotte épaisse où il devait traquer la moindre source de lumière et de chaleur réconfortante. La fièvre lui montait à la tête. Il se forçait à inspirer longuement, à se répéter qu'il était brave, qu'il pouvait surmonter la peur terrible qui envahissait tous ses membres à l'idée d'être brutalement confronté à la personne qui lui rappelait ses pires erreurs et qui lui renvoyait une terrible image de lui-même. Emeric le dérangeait, comme un constant rappel qu'il était capable de trahir ses amis, et il se détestait pour cela. Lui, qui cherchait en son âme comment se faire confiance, et comment émerger de cette grotte toujours plus profonde, continuait de patauger au fond de la marre, englué et prisonnier de ses démons. Un vent glacé venait réveiller ses gelures.
« Sois brave », murmura-t-il en poussant la porte de la cellule, brusquement envahi par un feu de haine et de honte. Il réveillait chez lui des souvenirs lointains étouffés sous les cendres. Et s'il laissait Emeric finir ses jours en prison ? Il sacrifierait l'ami qui le dérangeait et peut-être que l'oubli l'aiderait finalement à avancer. Il pouvait s'en aller dès maintenant, l'ignorer et ne plus jamais revenir sur cet épisode de sa vie... Pourtant, Emeric, fut un temps, était tout : son énergie, sa joie, sa jeunesse. On n'efface pas ce qui nous a marqué si durablement.
Il n'effacerait pas ce qui s'était passé, mais il pouvait rouvrir une lucarne d'amitié. On oublie souvent le courage de ceux qui reconnaissent leurs erreurs : en cet instant Augustin n'était pas moins brave que s'il montait au front.
Il blagua :
- C'est un coup de maître, Emeric. Toi qui voulais abolir les privilèges, te voilà nourri, logé et protégé aux frais du roi lui-même. Avoue que pour un monarchiste comme moi, il est un peu vexant de voir Sa Majesté s'occuper mieux de toi que de moi.
Le prisonnier sourit. Durant plusieurs mois, il avait végété au fond de son cachot, pensant suffoquer à toute heure, lui qui était habitué depuis l'enfance à l'activité la plus grande, obligé de rester dans une cellule infecte, étroite, ne recevant d'air que par deux trous grillés qui recevaient les odeurs du caniveau. Il taisait sa colère et comptait les jours qui le séparaient du procès et de sa libération certaine. La blague était bienvenue.
Augustin s'approcha et le prit dans ses bras. Bref moment de paix.
- Si tu es si jaloux, pourquoi ne me rejoins-tu pas ? Le moqua Emeric en revenant s'assoir sur son lit.
- Et devenir libéral ? Que me disais-tu déjà ? Que jamais la France n'accepterait un roi sur le trône après avoir coupé la tête de Louis XVI ? Quel talent de devin, Emeric !
A quoi jouait-il ? Augustin reprenait les débats de leur jeunesse, comme si rien ne s'était passé. Emeric avait conscience de sa vulnérabilité et de sa faiblesse dans cette cellule humide. L'humour cherchait à masquer les tensions, comme un duel entre deux périodes de sa vie : les amitiés de sa jeunesse, et les erreurs de Russie. A quoi jouait-il ? Le temps avait passé. Les deux amis avaient mué et pourtant, le débat reprenait.
- Tu aurais dû le savoir, Emeric. La France n'a toujours connu que des rois. Sinon, ce n'est pas la France. Clovis, saint Louis, Henri IV, Louis XIV...
- C'est pour cela que tu es venu me voir ? S'énerva le prisonnier. Pour me dire que j'ai eu tort ?
- Non, je voulais... Reprit Augustin perplexe. Je voulais retrouver un ami.
La vérité était qu'en cet instant, dans cette cellule, il avait pitié. Et cela lui était désagréable. La pitié l'empêchait de haïr sans réserve celui qui réveillait des cicatrices mal refermées et faisait éclater la honte. Il se montrait maladroit vis-à-vis d'Emeric, un aimant repoussoir qui fait peur quand il rit et fait rire quand il pleure. Il croyait sentir s'élever la méfiance et le rejet du prisonnier de plus en plus perplexe.
Pourquoi venir lui parler politique ? Se demandait Emeric. A quoi bon ? Le juge allait trancher... Il serait libéré ou il serait enfermé à jamais... Ne restait que la colère d'attendre sans rien faire et le tumulte des opinions qui l'avaient conduit en prison. Puisqu'on le lançait sur cette voie, autant révéler le fond de son cœur :
- Tu sais quoi, Augustin... Pourquoi pas. Parlons-en. Parlons de la Révolution, comme avant, quand nous étions à Saint-Cyr. Je t'avais dit que les rois ne reviendraient jamais, piètre devin. Mais c'est vrai : la Révolution a refondé le mythe fondateur de la France, en y apportant une césure pour le peuple, une césure qui ne sera jamais corrigée. Elle a changé, pour toujours, les valeurs du pays. La liberté n'a jamais compté autant qu'aujourd'hui.
- Alors pourquoi es-tu en prison et moi dehors ?
- Imbécile, rit Emeric. Mais, tu as raison : il faut réinventer le pays, apprendre aux Français à être responsables, à réfléchir, à voter intelligemment... Peut-être n'y parviendront-ils jamais ? La démocratie est faite pour le meilleur des peuples.
- Il est plus facile de laisser toutes les décisions à un type en perruque, c'est cela ?
- Tu as tout compris.
Augustin fit quelques pas. Emeric ne le convaincrait jamais. Il était persuadé qu'on ne pouvait renier sa vraie nature, or la France était née monarchie. Pourtant, il aimait la stimulation de ces échanges et leurs effets sur son humeur.
- C'est juste pour te moquer que tu es venu me voir ? Demanda le prisonnier, mal à l'aise.
- Non.
Un soldat entra pour leur signifier que la visite touchait à son terme. Emeric se rapprocha de la fenêtre. Dehors, Augustin retrouverait la chaleur du mois d'août, l'énergie des rues de Paris, et l'amour d'Hortense.
- Emeric, je voulais savoir si tu m'avais pardonné.
« Oh, que cela demande de courage ! », s'étonna le prisonnier. Il repensa à tout ce que lui avait dit Hortense, à la maladie qui atteignait son ami et la façon dont cela minait la femme qu'ils aimaient. Il fouilla au fond de son cœur, sachant bien qu'il fallait sortir des mots sincères. L'idée avait fait son chemin depuis qu'Hortense était venue le retrouver dans le jardin du Palais-Royal qu'Augustin n'avait trahi son ami que lors d'épreuves exceptionnelles qui déforment jusqu'à la personnalité de ceux qui les traversent, et qu'il continuait de subir tous les jours, dans sa maladie, le châtiment divin.
Emeric faisait-il preuve d'abnégation en pardonnant depuis sa prison, après avoir perdu sa santé, sa liberté et tous ceux qu'il aimait, celui qui l'avait trahi ? Non. Il avait juste besoin de retrouver son ami. Emeric n'était pas le héros : il cherchait simplement à se raccrocher, au moment des épreuves, à un ami d'enfance. Or il était touché, plus qu'il ne le pensait, par la visite d'Augustin dans sa prison.
- Bien sûr que je t'ai pardonné.
Augustin décida de venir au procès, accompagné d'Hortense.
Comme on les avait prévenus de l'agitation qui animait les rues du nord-est de Paris, ils étaient venus très tôt dans la salle d'audience du Palais de Justice et s'étaient trouvé une place dans les premiers rangs. Augustin salua quelques-unes de ses connaissances travaillant comme lui au gouvernement et se retourna pour observer les entrées des journalistes, des simples curieux, et des amis de l'accusé plus ou moins agités, encadrés par un dispositif de police assez strict. Il vit Pavel se glisser rapidement au fond de la salle et lui adressa un signe de main amical.
Puis Emeric. Le box de l'accusé se trouvait juste en face de la rangée où s'étaient assis Augustin et Hortense. La salle était comble. « Trop de gens qui jacassent... Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre d'Emeric ? Il est impossible qu'ils le connaissent tous. » Augustin observa les jurés, leurs figures sombres et sévères, l'attitude ennuyée, ennuyeuse aussi, bande d'idiots en costumes propres et repassés. Il savait que le procureur avait prévu de demander la prison à perpétuité. Sa main droite tapotait nerveusement sur le banc en bois.
Pourquoi Hortense avait-elle voulu venir ? Elle avait les yeux rivés sur Emeric et peinait à masquer ses émotions, à le voir enferré et sévèrement encadré. A qui souriait Emeric ? A son ami ? A son amante de jeunesse ? Il n'écoutait même pas l'acte d'accusation lu par le président de la Cour, comme s'il était au-dessus de tout cela. Il ne pouvait pas être à ce point arrogant... Il risquait de perdre à jamais sa liberté, et il souriait... A qui ? Avait-il revu Hortense depuis son retour en France ? Impossible : Augustin l'avait interdit à sa femme, et elle savait que cela pouvait le blesser infiniment. Il ne pouvait la soupçonner d'être aussi retorse... Elle aimait son mari.
- Il est innocent ! Cria une voix dans la salle d'audience. Vive la charte !
On fit sortir l'agitateur. A quoi bon ? Ricana Augustin. Son cri ne défendrait pas l'accusé, bien au contraire, et l'homme finirait lui-aussi dans les fers. Non, vraiment, on était loin du peuple éduqué et responsable qu'évoquait Emeric l'autre jour. Son ami en avait-il conscience ? Certainement pas. Il avait adopté la fière attitude du soldat, le regard fixe et droit. Chacune de ses réponses auraient pu être taxées d'arrogance si l'on ne le connaissait pas si bien comme patriote :
- J'ai servi la France toute ma jeunesse. Je ne suis pas un criminel.
- Est-ce la France ou Napoléon que vous avez servi ?
Augustin devinait ses réponses avant même qu'elles ne sortent.
- Suis-je jugé pour avoir combattu sous les ordres de Napoléon ?
Sa voix résonnait avec colère sur les murs lambrissés de la salle. Elle secouait de frissons tous les spectateurs, avides de spectacle et de défi. Sous le silence attentif qui régnait, une vague de contentement balaya le public.
- J'ai connu la prison, et si j'ai souffert alors, c'étaient des ennemis qui me faisaient supporter de mauvais traitements. Je les avais battus dans une foule de combats, et d'ailleurs, c'est le sort de la guerre. Mais être persécuté par ses concitoyens, quand on a reçu des dizaines de blessures au champ d'honneur ; et, quand depuis l'enfance, on s'est voué au service de son pays, être traité comme un brigand par ceux-là même dont on a défendu les propriétés avec tant de persévérance ; et voir, au nombre des persécuteurs, des gens qui ont quelquefois partagé avec nous d'honorables dangers sur de glorieux champs de bataille...
Ces derniers mots s'adressaient à Ouzoun, imperturbable quelques rangs derrière lui.
- J'avoue que cela est bien affligeant !
Le public se régalait.
- La récompense que j'ai reçue pour avoir bien fait mon devoir dans toutes les circonstances de ma vie, c'est d'avoir tout perdu. Mes proches, ma santé, mes économies, puisque mon commerce veut m'être privé, ma liberté enfin. C'est d'avoir vu des amis, anciens soldats de Napoléon, mourir de misère, attaquer en justice, ruiner jusqu'au sang, tandis que d'autres individus recevaient des secours dont ils n'avaient pas besoin. Qu'ai-je reçu pour récompense de tant de sacrifices ? L'enchaînement, le cachot, l'avilissement, le déshonneur... Ah ! Messieurs ! Je méritais autre chose !
Emeric revint s'assoir à sa place, aussi superbe qu'un lion qui monte à l'assaut des hyènes voraces et sanguinaires.
- Il sera libéré, n'est-ce pas ? Murmura Hortense à son époux.
On avait demandé à Augustin de témoigner contre l'accusé. Il attrapa la main de sa femme. Elle tremblait comme une feuille. Il la serra, gantelet de fer qui écrase une feuille d'automne, jusqu'à lui arracher une grimace. « Tu me fais mal ». Il lâcha la main, elle s'écarta, sans quitter du regard Emeric.
Augustin trouva très pauvre la plaidoirie du procureur du roi. Lui-même aurait attaqué avec bien plus de talent, plaçant Emeric face à ses contradictions : comment pouvait-il prétendre défendre son pays s'il défiait le roi, l'incarnation même de la France ? Défendait-il vraiment la paix s'il vendait des armes à des criminels et des révolutionnaires ? Et pourquoi avait-il choisi de rester en Russie ? Oui, tiens, pourquoi ? Augustin se tourna vers sa femme, perplexe, revint vers l'accusé, écouta les questions posées par le procureur du roi.
Demandez-lui ! Il avait soudainement envie de sauter sur l'estrade, comme ces stupides agitateurs, d'attraper le marteau du juge pour frapper un coup ferme et de crier : demandez-lui ! Rester en Russie n'avait aucun sens quand on s'appelait Emeric Daupias, qu'on était aimé d'Hortense d'Huxelles, et qu'on avait l'amour de la France chevillé au corps.
Sa main tapotait plus nerveusement contre le banc en bois... Il aurait dû lui demander lorsqu'il était venu le voir dans le cachot... Était-il tombé amoureux ? Augustin connaissait un compagnon de captivité qui avait fait le choix de rester dans l'empire après avoir épousé une jeune Polonaise. Nourrissait-il une telle haine contre la monarchie qu'il avait préféré demeurer loin du gouvernement de Louis XVIII ? C'était absurde comme raisonnement... Les Tsars n'étaient pas moins autocratiques. Mais pourquoi pas ! Emeric était parfois absurde. Ou...
- Pourquoi avez-vous choisi de rester en Russie après votre libération en 1814 ?
Enfin ! Augustin se redressa et sourit, en même tant qu'un frisson remontait le long de sa colonne. Sa femme venait d'étouffer un cri à ses côtés. Il se retourna et sentit un mauvais pressentiment pincer son cœur. Le visage pâle d'Hortense trahissait une émotion forte. Un secret partagé avec Emeric ? Augustin se reconcentra.
La réponse de l'inculpé n'eut aucun sens : Emeric évoquait son amitié avec quelques Russes rencontrés lors de sa captivité, et notamment Ouzoun Messine. Balivernes ! Augustin était le seul véritable ami d'Emeric Daupias. La concurrence était nulle, et la preuve : le Tatar trahissait son ancien compagnon. C'était son témoignage qu'Augustin attendait avec le plus de curiosité, comme s'il allait révéler quelques secrets de Sibérie. Peut-être était-ce la jalousie face à celui qui avait été le compagnon d'Emeric pendant plusieurs années ou peut-être était-ce l'Orient qui suscitait la curiosité. Quoi qu'il en soit, lorsqu'Ouzoun monta à la barre pour faire sa déposition, à la toute fin du procès, Augustin se redressa. Il dut vite déchanter : l'ami traitre ne révéla aucun remord, aucune hésitation. Il se contenta de décrire froidement le commerce d'armes d'Emeric Daupias et les relations que son patron entretenait avec les milieux libéraux. C'était ça, l'ami qui l'avait fait rester en Russie ? C'était absurde ! Augustin savait être un ami bien plus loyal.
Et il allait le prouver à l'heure du verdict.
Pendant les délibérations des jurés, Emeric se voûta. Il prenait soudainement conscience que sa vie pouvait basculer vers l'horreur : la détention à vie, les travaux forcés, la peine de mort. Lui qui avait fait le fier, encouragé par un public amical, se mettait à regretter son esbrouffe. Alors, oui, si on ne le condamnait pas à mort, il trouverait un moyen de rejoindre Hadès. Résolution amère, mais dure.
La nuit tombait. Les rues s'étaient vidées, et certains s'étaient rapprochés du tribunal pour attendre la sentence. La salle, complètement silencieuse, laissait sentir une tension lourde. Les chandelles projetaient des ombres sur les murs de pierre du Palais de Justice. Hortense pleurait doucement et agaçait Augustin qui ne comprenait pas son attitude :
- Ça va aller, lui chuchotait-il avec irritation.
Le président de la Cour frappa trois fois du marteau sur son bureau :
- Accusé Emeric Daupias, levez-vous.
Emeric inspira longuement pour se gonfler de confiance, et se leva, impassible.
- Après examen des faits et délibération, la Cour et le jury déclarent que les preuves apportées contre vous sont insuffisantes pour établir votre culpabilité.
Un brouhaha s'éleva aussitôt parmi l'assemblée. Un frisson d'excitation parcourut un public enthousiaste à l'idée que leur héros du jour s'en sorte indemne. Augustin esquissa un sourire et hocha la tête, satisfait. Aucune surprise dans ses yeux : il le savait.
- Aucun document, aucun témoignage ne permet d'établir avec certitude que vous ayez eu connaissance de la destination des armes que vous avez vendues. En conséquence, la Cour vous déclare non coupable des faits qui vous sont reprochés.
Emeric ne cilla pas, mais son souffle se fit plus profond. Un léger vertige le saisit, tandis qu'il se retournait vers la porte de la salle, songeant à la lumière de la nuit et à la foule enthousiaste qui l'y attendait. Il n'eut pas un regard pour Augustin, pas un sourire, pas un remerciement. Comment pouvait-il savoir que son ami avait fait tirer toutes les ficelles en ses mains, des journalistes aux députés, en passant par les juges, pour s'assurer qu'on le déclarerait innocent ? Pas un remerciement... Il faudrait lui dire... Mais comment ?
Dehors, la foule exubérante acclamait l'officier de Napoléon. Ils se pressaient pour encenser le défenseur de la charte et des libertés. Emeric, étourdi, s'entendait acclamé, bousculé, porté en triomphe. Il hurlait dans sa tête. Il était innocent. Comment ? Qui ? Les larmes éclatèrent. Il pensait finir écrasé par le poids d'une justice despotique, et découvrait, stupéfait, l'air de la liberté. Mais pourquoi ?
Au coin de la rue, un peintre avait sorti son pinceau. Son œil habile repérait les volumes et les masses, les lignes de force aussi, ainsi que les principaux acteurs de sa composition. Le sujet de la peinture jaillissait comme une évidence qui le pressait de réaliser pareil tableau. Au dernier plan, la façade classique du Palais de Justice, droite, rigide, grandiose, surplombée par Thémis toute revêtue de lys. Devant, la foule brassée, des journalistes et des artisans, des commerçants et des étudiants, mixité en mouvement qui venait contraster avec l'immobilisme immortel du Palais de Justice. La vivacité des couleurs et l'explosion de joie et de mouvements semblaient condamner l'édifice suranné à tomber inévitablement dans un état de décrépitude. Et l'innocent disculpé, le regard brillant, la joie éclatante et l'étonnement sur le visage, comme s'il voulait dire : j'ai défié l'Etat, pourquoi m'a-t-on libéré ?
En peignant ainsi, l'artiste retranscrivait l'état d'esprit de ces quelques mois de l'année 1827. Les élections des députés à la chambre suscitèrent une fiévreuse effervescence chez tous ceux qui payaient l'impôt, bien plus nombreux en ville et à Paris qu'ailleurs. On les retrouvait dans les salons, pleins à craquer pour parler politique, dans les coulisses des principaux organes de presse parisiens malgré la censure, dans les cafés où se déchainaient les passions politiques. Et partout, Emeric était là.
En novembre, le succès tonitruant de l'opposition de droite et de gauche à la chambre des députés fit éclater dans toute la capitale des scènes de liesse. Révolution, criaient les Français passionnés en élevant des barricades. Vive la Charte, vive la liberté ! La police chargeait les agitateurs, restaurait l'ordre et rédigeait ses rapports : le peuple s'agite, prenez garde !
Augustin s'enfermait chez lui, se coupait des pensées extérieures. Il avait libéré son ami pour ressusciter un morceau du passé et retrouver une relation qu'il pensait avoir oubliée. En boucle, les joies d'une vieille amitié, et en boucle, chaque fois qu'Emeric venait leur rendre visite, chaque fois qu'il souriait à Hortense, chaque fois qu'il parlait politique le cœur brûlant et le sourire espiègle, chaque fois qu'il disparaissait à nouveau dans les ruelles de la capitale, les traumatismes. Augustin ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait ouvert la boîte de Pandore.
Les hordes de cosaques se déversaient dans sa tête, dans une tonnerre retentissant et une cavalcade effrénée. Il s'écrasait peu à peu sous le poids des chevaux qui martelaient son esprit. Il s'effondrait au fil des mois. Moscou en flammes. Les corps gelés sur la route. Le silence après la débâcle. Les hurlements de joie à l'issue du procès d'Emeric. Les larmes d'Hortense qui apprenait sa libération. Les barricades qui s'érigeaient en novembre. Etaient-ils fous de vouloir une autre révolution ? Voulaient-ils faire couler à nouveau des rivières de sang pour faire pleurer les veuves ? Ne comprenaient-ils pas que la paix était ce qu'il y avait de plus précieux en France ? Que la paix, c'était le roi, c'était le calme des siècles et la douceur d'un foyer qu'une chandelle illumine ?
Et pourquoi était-il resté en Russie ? Les portes s'ouvraient, il sursautait. On s'approchait, c'était un ennemi en embuscade. Les volets fermés. Il avait froid. Ses gelures le brûlaient. Est-ce qu'Hortense était l'ennemie ?
- Emeric est là.
Et le flot des joies et des hontes reprenait, toujours plus intense, et plus dévastateur, tandis qu'Augustin créait devant les autres une façade de bonheur et de tranquillité. Il rêvait d'unité et de paix, où il pourrait se retrouver et apprendre à s'aimer.
Un jour, le vacarme sortit de sa tête pour retentir à l'extérieur. Des bandes passaient sous les fenêtres en criant, poursuivies par des troupes à cheval. Les fenêtres de sa maison se brisèrent sous les coups de jets de pierre. Une odeur de souffre remonta depuis la rue. Des rafales de vent secouaient les branches du chêne voisin.
Hortense ouvrit la porte en coup de vent :
- Ils ont levé des barricades !
On était le 27 juillet 1830.
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