𝙲𝙷𝙰𝙿𝙸𝚃𝚁𝙴 𝟽, 𝙺𝚒𝚎𝚛𝚎𝚗
Note d'autrice.
Me voilà pour un nouveau chapitre ! Je l'aime bien celui-ci car on voit apparaitre des éléments de la future intrigue aha, et qu'il donne la réponse à la question : pourquoi Kieren se souvient pas d'Adrian ? Et aussi car on voit qu'il commence à se rendre compte qu'il peut pas vivre comme s'il n'avait ni passé ni futur, que s'il rejoint le monde alors c'est pour de bon, pas à moitié =)
C'est marrant mais j'aime comme l'impression que vous préférez Adrian à Kieren dans cette histoire, non ? Je serais curieuse de le savoir ;)
En attendant je vous souhaite bonne lecture !
☽
Deux semaines plus tard, Kieren observe avec peine les photos posées sur son bureau, la tête ailleurs.
La salle est silencieuse, lourde de colère et de frustration, et presque tout le monde peut entendre la façon dont Adrian tape rageusement sur les touches de son clavier d'ordinateur. La fin d'après-midi arrive bientôt, le ciel s'assombrit à l'extérieur, et l'air se charge d'une humidité lourde qui laisse planer l'odeur de la pluie dans le bureau.
Mika s'est enfermée dans son antre il y a des heures. Lace a mis son casque sur ses oreilles et arrose les dizaines de plantes présentes dans la pièce depuis un moment — parfois il chuchote des mots coupés et soupire dans les feuilles. Océane est partie plus tôt, et a laissé derrière elle l'odeur de sa magie fleurie ainsi que son parapluie humide : Kieren se dit qu'elle va surement en avoir besoin.
Kieren aime bien ce boulot. Il en a fait des tas depuis son arrivée : des cafés dans un petit restaurant à l'ambiance cosy, des cocktails dans un bar souterrain, soulever des sacs et des poutres sur un chantier, aider des petits vieux humains à manger leur bouillie dans une maison de repos, taper sur un ordinateur pendant des heures dans une administration, livrer de la nourriture sur un vélo, distribuer du sang aux vampires nouveau-nés sans abri des quartiers est. Les premiers mois, il a changé de boulot presque toutes les semaines, se lassant ou se faisant virer, au choix. Certains refusaient d'engager un vampire quand d'autres acceptaient sans hésiter sa force physique.
Il se lasse vite, il a soif d'apprendre, de voir, de découvrir.
Au début, cette curiosité paraissait infinie. Mais à présent, deux ans après être arrivé ici, il s'est demandé si partir à nouveau ne serait pas mieux. Rien n'attirait plus son attention, tout paraissait fade et sans intérêt, et les plaines immenses de sa forêt natale se rappelaient à lui constamment.
Mais celui-là, ce boulot-là, il l'aime bien. Il aime les affaires, l'action de chaque journée, la sensation d'être utile, d'être satisfait, d'avoir aidé et servi ; il aime bien le visage toujours inflexible de Mia, la responsable de liaison humaine qui vient leur apporter les dossiers, qui s'énerve toujours facilement avec Lace mais qui reste insensible aux battements de cils innocent de Kieren ; il aime Océane, sa douceur dans le quotidien et ses petits attentions, la manière qu'elle a de réparer les choses et de s'énerver contre les injustices — la semaine passée, elle lui a caressé les cheveux après qu'il ait eu l'air triste face à un témoignage, et il en a été légèrement retourné ; il aime Lace, son attitude de grand garçon arrogant qui dépérit à la seconde où quelqu'un marche sur une fleur, qui gonfle le torse en permanence mais qui ne dit jamais non à Océane et Mika quand l'une veut aller prendre un café ou un verre.
Il aime Mika, son odeur de maison curieuse et ses piques permanentes, sa curiosité et la façon dont elle adore monter avec lui sur sa moto.
Avec une moue, il détourne le regard des photos et relève la tête. Tout en se redressant, il demande à voix haute :
— Quelqu'un veut... quelque chose à boire ?
Derrière lui, Lace hausse mollement les épaules. Adrian secoue la tête. Le reste n'est que silence, mais il ne s'en offense pas. Lentement, il tourne les talons et sort du bureau. Il sait qu'au fond se trouve une salle de repos, avec plusieurs machines à café, un distributeur de sucreries, et un frigo avec des boissons fraîches.
Là tout de suite, il aimerait bien un soda. Un truc à manger. Mais il ne peut pas, alors il va se contenter de croquer discrètement quelques glaçons, histoire de s'occuper. Peut-être qu'après il rentrera : Adrian lui répète toujours d'arrêter de traîner dans le bâtiment quand il n'a rien à faire.
Le couloir est silencieux.
C'est la fin de la semaine, la plupart des employés sont rentrés chez eux — Kieren l'ignorait, mais il faut du monde pour faire tourner l'Agence, en dehors des équipes d'enquêteurs dont il fait partie. Les agents de la sécurité lui disent toujours bonjour le matin, il offre des pâtisseries humaines tous les lundis au personnel d'entretien, et les employés du secrétariat semblent toujours ravis quand il arrive pour faire imprimer des rapports.
Mais là, ils semblent tous partis. Le week-end a commencé pour eux, et si les heures de l'équipe sont plus changeantes, les leurs sont fixes et tout le monde les respecte.
La salle de pause est sombre alors, par réflexe, Kieren allume la lumière. Il voit plutôt bien dans l'obscurité, mais à force de vivre avec les humains il a fini par adopter leurs coutumes et leurs gestes : il se protège de la pluie, il porte des chaussures tous les jours, il allume les lumières et il lave ses vêtements avec de la lessive. Parfois, c'est un peu contraignant mais d'autres jours il trouve ça normal et agréable. Il se sent comme tout le monde.
Il se sent un peu normal.
Le nez penché dans le frigo, surpris d'y trouver aujourd'hui de petites canettes de sang sucré, il fronce tout à coup les sourcils. A quelques mètres de là, la porte de l'ascenseur s'ouvre et des pas lourds s'en échappent. Un homme, sûrement, s'avance dans le couloir. Kieren fixe l'embrasure de la porte que l'inconnu va dépasser dans quelques secondes, et l'entend ralentir en arrivant devant.
Les inconnus sont rares à leur étage, mais ce n'est jamais impossible. Pas pendant les heures d'ouverture en tout cas. Et après une affaire comme celle qu'ils ont eu, il devine presque la raison de cette présence.
Un homme grand, aux cheveux bruns et aux yeux marrons cachés derrière des lunettes rondes s'arrête en l'apercevant. Il n'a pas l'air vieux, sûrement dans la vingtaine, et son cœur bat fort dans sa poitrine. Son odeur humaine sent la cigarette, l'encre, la pluie, tout cela bien caché derrière une tristesse qui s'échappe de chacun de ses pores.
Et tout son corps se détend étrangement quand ses yeux se posent sur Kieren. Un sourire tremblant naît sur ses lèvres.
— Oh, c'est toi.
Kieren cligne des yeux. L'homme entre dans la salle de repos, son regard étudiant rapidement la pièce avant de se reposer sur lui.
— Tu travailles ici ? Je pensais pas te croiser dans... ce genre de situation.
Une petite boule naît dans sa gorge. A bien y regarder, il ne lui est pas totalement inconnu, mais avec sa petite barbe de trois jours et son sweat-shirt lâche, aucune image ne lui vient à l'esprit. Kieren s'est rendu compte au bout de plusieurs mois qu'il était très mauvais pour se souvenir des visages et des gens : tous les humains se ressemblent un petit peu à ses yeux. Sa mémoire est faible, les dates deviennent floues, les scènes s'effacent.
C'est méchant, ça blesse beaucoup de personnes, mais il y travaille.
Et là, il est bien incapable de dire s'il a croisé ce gars à plusieurs reprises, s'il était un collègue, un client, ou quoi que ce soit d'autre.
— Salut, souffle Kieren, hésitant.
Ce gars fait quelques centimètres de plus que lui. Il baisse un petit peu la tête en s'approchant, et son visage paraît doux une fois qu'il s'arrête devant lui.
— Ça fait longtemps, murmure-t-il et Kieren a l'impression qu'il est vraiment heureux de le voir.
Il remue légèrement. Il est très proche, et même si Kieren n'a pas bu de sang depuis un moment, il ne vaut mieux pas qu'il le touche.
A l'Agence, les humains ne font pas partie des équipes. C'est tout le but de l'entreprise, de proposer des agents capables de gérer des enquêtes concernant d'autres êtres magiques : un humain ne fait pas le poids face à un loup. Un humain, en vérité, ne fait le poids contre aucune race.
Même les vampires de Type 5, qui sont simplement un peu plus forts et rapides, ont un avantage certain dans un 1 contre 1 avec un humain.
Parfois, il finit par oublier comment les humains se tiennent. Comme ils vivent. Il parle aux employés, en croise dans la rue, mais cette odeur, cette chaleur, cette façon de se tenir et de porter leurs émotions sur leur peau : c'est à vif et honnête, et Kieren a envie de se reculer d'un pas.
— Ouais, ça fait longtemps. Je suis revenu un jour et tu avais démissionné, apparemment. La vieille dame était triste, mais elle m'a dit que c'était bien pour toi.
Il recherche, il essaye vraiment de se rappeler, mais il a travaillé dans plusieurs endroits avec de vieilles femmes comme patronne. C'était souvent les plus sages et les plus gentilles.
— Donc... tu travailles ici ?
L'homme jette un nouveau coup d'œil à la pièce. Au loin, du côté des bureaux, Kieren entend les pas lourds d'Adrian quitter la pièce et se diriger vers eux. Il a presque envie de soupirer de soulagement.
— Ouais, depuis peu. Je suis consultant.
Il n'est pas tout à fait sûr de la définition exacte de son poste, mais tout ce qu'il fait lui convient.
— Et toi ? Pourquoi t'es ici ?
— Oh, je suis...
— M. Khalil ?
Dans l'embrasure de la porte, Adrian croise les bras sur sa poitrine. Lui aussi a du mal à cacher l'odeur de sa tristesse, mais les loups sont en général bien plus ouverts aux émotions que tous les autres. Ses cheveux ont poussé depuis les quelques dernières semaines, et ce qui était avant coupé court tombe maintenant sur ses oreilles. A la base de sa nuque, Kieren a deviné quelques jours plus tôt de petites bouclettes blondes et s'est amusé à l'imaginer avec des mèches folles qu'il a dû couper pour se donner un air autoritaire.
Le capitaine fronce les sourcils en remarquant leur proximité. Kieren souffle en voyant l'homme laisser tomber le bras qu'il avait commencé à lever dans sa direction — pour lui prendre la main ? Kieren n'espère pas.
— Vous êtes le capitaine... McHale, c'est ça ?
— Ma collègue vous a appelé. Je suis désolé, j'aurais dû être là pour vous accueillir en bas.
— Ça ne fait rien. Je parlais avec...
Il lance un petit coup d'œil à Kieren, et le froncement de sourcils d'Adrian s'accentue.
— Vous vous connaissez ? demande-t-il et il a l'air de vouloir aussitôt ravaler sa question.
Il a l'air un peu en colère — un peu plus que d'habitude, en tout cas. Adrian n'est pas souvent de bonne humeur, quand Kieren est dans les parages. Parfois il se laisse aller, et plaisante avec Océane, Lace ou même sa sœur : son visage se détend et il laisse échapper un rire sincère. Puis son regard croise celui de Kieren, et avant la colère il aperçoit une peine qui lui échappe complètement.
Mais là, il n'y a que l'irritation et la déception devant ce que Kieren lui aurait potentiellement caché, contrariant l'enquête avec une relation qui aurait dû être annoncée.
Au moment où Kieren s'apprête à dire "pas vraiment", M. Khalil acquiesce et précise :
— Nous nous sommes fréquentés il y a quelque temps. Pardon, j'aurai dû venir vous voir tout de suite mais... ça fait longtemps qu'on s'était pas vu.
Il baisse la tête et dans son dos Kieren écarquille les yeux. Il pense ah bon ? Sa bouche s'entrouvre et l'air complètement perdu qu'il affiche, en croisant le regard d'Adrian, semble empirer la situation. Il le voit serrer ses doigts autour de son biceps.
— Vous..., laisse-t-il échapper mais il ne termine pas sa phrase.
Aux dernières nouvelles, Kieren ne se souvient pas être sorti avec quelqu'un, pas comme les humains l'entendent. Le malentendu le fait grimacer, et Adrian le fusille du regard en s'avançant.
— Je suis désolé de vous interrompre, dans ce cas, mais je dois vous parler. Vous pourrez continuer votre conversation plus tard.
— C'est... à propos de ma sœur, n'est-ce pas ?
La gorge de Kieren se serre. Tout d'un coup, il comprend la raison de sa présence.
La veille, leur affaire de disparition s'est conclue de la pire des manières : le corps d'une petite de treize ans a été retrouvé dans une ruelle étroite, du venin de vampire plein les veines. Elle avait les poignets et les chevilles plein de bleus et de contusions, le creux des coudes complètement violet, et tout le reste de son corps montrait une tentative de transformation qui n'avait pas fonctionné.
C'est ce dernier détail qui les a totalement perturbés. Car cette gamine était une mage : une mage avec une mère humaine et un père mage, mais une mage quand même. La transformation en vampire, même partielle, aurait dû être impossible, le venin aurait dû être dissous dans son organisme. Rien n'explique cela, et ses plaies étaient si nombreuses que n'importe laquelle d'entre elles aurait pu causer sa mort.
Ils recherchaient cette petite depuis des jours, depuis que son frère avait déclaré sa disparition.
— Je suis venu à la place de mes parents, ils... ne pouvaient pas.
Adrian ne peut retenir la peine qui recouvre son regard. Il secoue doucement la tête.
— Allons parler dans une salle, d'accord M. Khalil ?
— Vous pouvez m'appeler Alya. Vu ce que vous allez m'annoncer, autant m'appeler par mon prénom.
Adrian acquiesce doucement et fait un mouvement du bras en direction du couloir. Alya le suit, sans rien ajouter, mais s'arrête brièvement près de l'embrasure.
— On se voit après ? demande-t-il en direction de Kieren.
Il a envie de dire non. Il a envie de se décharger de cette responsabilité, celle de devoir lui expliquer qu'il y a eu un malentendu, que Kieren ne sera pas là pour l'épauler dans la perte de sa sœur, qu'il n'y a jamais eu de eux, de nous.
Il a envie de dire non.
Mais il acquiesce tout de même.
Adrian, en le voyant faire, serre les lèvres et se détourne.
Kieren attend dans la salle de repos pendant un long moment, jusqu'à entendre des pleurs, une odeur de tristesse encore plus forte, et une porte qui s'ouvre.
Il serre le poing, et se tient droit.
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