Chapitre 8
Mes pensées voguent au gré des balancements. Quelques idées pour mon prochain chapitre fusent, trop fugaces pour que je les retienne. Des répliques bien senties à répondre à Kamilla se présentent, se dissipent aussi rapidement qu'elles me sont venues. Des phrases sans queue ni têtes. Des images vides de sens. Un frisson me secoue quand le visage de Rémi tente de s'imposer, vague et ondulant. Je me redresse d'un coup, rouvre des yeux que j'ai fermés il y a plusieurs minutes. Les résidus de mon ex se fracassent aussitôt. Je m'ébroue, la bouche pincée.
Je ne pense pas à lui parce que j'ai de la peine ni parce qu'il me manque. Il ne me manque pas. Je suis même étonné de ne ressentir qu'un léger pincement au cœur au souvenir de ses mots lors de notre rupture. Je pense à lui parce qu'il m'a envoyé un message pour me reprocher de n'avoir même pas cherché à le retenir. Puis un autre pour me sermonner de ne pas lui avoir répondu.
Comment aurais-je pu alors que j'ai éteint mon smartphone quand nous sommes montés dans l'avion et ne l'ai rallumé qu'il y a un quart d'heure, juste après m'être assis sur cette balançoire ? Les seules personnes au courant de mes errances étant Steph et mon père, je n'avais pas besoin de mon téléphone. Je ne crois même pas avoir donné le numéro à Steph puisque nous sommes constamment en ligne tous les deux.
À bien y réfléchir, même si j'avais reçu ces SMS en tant et en heure, je n'y aurais pas répondu. Je ne vois pas pourquoi je le devrais. Rémi a rompu. Fin de l'histoire. S'il était l'homme de ma vie, j'aurais envie de faire des efforts pour lui. Ce n'est pas le cas. Même pas un petit peu. La vérité, c'est que ses raisons m'agacent plus qu'elles ne me font me remettre en question.
Je n'ai pas pleuré quand il m'a quitté, et je pense que je ne pleurerai jamais pour lui.
À mon avis, l'homme qui me fera pleurer existe même pas, mais c'est un détail.
Le corps ankylosé, je me lève pour m'étirer. Kamilla n'a pas bougé de sa place, les yeux rivés sur l'écran de son smartphone. Elle ricane sans discrétion, absorbée par ce qu'elle voit. Au moins, elle n'a pas essayé de rejoindre son amie toute seule.
Mon court repos ne l'a pas été tant que ça. Je suis resté à l'affût de la moindre tentative de fugue de la vipère. Une fois, la barrière a grincé et je me suis tendu comme un élastique, déjà prêt à courir mon meilleur sprint. Heureusement, Kamilla avait juste glissé en arrière et s'était rattrapée de justesse à la barre.
Les gloussements ne se tarissent que lorsqu'un cri entre le caquètement aigu et le râle maladif perce nos tympans.
— Meuuuuf tu m'as trop manquééééé !
— Oh My gaaad, Kloé, mais t'es devenu trop stylée, meuf ! On dirait que tu sors d'un manga !
— Y a intérêt ! Mon rêve, c'est d'inspirer le prochain manhwa best-seller ! Et comme ça, Netflix viendra ramper à mes pieds pour me donner le rôle principal parce que j'suis trop une queeen !
Elle lève un bras en tortillant ses hanches. Son regard passe sur moi. Elle se fige, un sourire étrange aux lèvres.
— Mais t'as vraiment amené ton frangin à la place de ta mère !
À contrecœur, je rejoins la mini bassecour et baisse ma capuche avant de lui tendre la main.
— Stan, on s'est croisé quand j'habitais encore dans le quartier. Mais tu devais avoir dix ans.
— Wah, mais il est beau gosse ! Totalement mon genre, les vieux « sexy tired » ! commente Kloé avant de venir planter un baiser sur ma joue, provocatrice. J'ai hâte qu'on aille au concert ensemble ! Tu me tiendras la main si j'ai peur ?
Kamilla fait mine de vomir et pour une fois, je lui accorde la pertinence de la réaction.
— Du calme, la gamine, t'as quatorze ans.
— Je suis presque une femme, me contre-t-elle en s'agrippant à mon bras.
Je la repousse avec fermeté et recule d'un bon pas.
— Presque, c'est presque. T'es qu'une ado à peine sortie de l'enfance.
— Laisse tomber, meuf, le boomer est gay, t'as aucune chance, marmonne la vipère en levant les yeux au ciel.
— Même si j'avais été hétéro elle n'aurait eu aucune chance, tranché-je d'un ton sec. Ne draguez pas les mecs majeurs. Ils sont dangereux. Je déconne pas.
— Sexy, mais relou, c'est bon, mon crush est passé, jette Kloé d'un ton méprisant. Bon, elle se dépêche, la daronne ? On se les gèle, là !
La daronne en question se trouve encore à une cinquantaine de mètres de nous, essoufflée, les joues rouges. Elle avance d'un petit pas rapide, les coudes pliés et les poings fermés. Ses yeux s'arrondissent lorsqu'elle me voit. Une moue perplexe tord sa bouche brièvement avant qu'une éclat joyeux n'illumine son visage tout entier.
— Stan, tu as tellement grandi ! Tu te souviens de moi ?
Je hoche la tête, la salue par son prénom, Magalie.
— Tu est devenu un bien beau jeune homme, remarque-t-elle amicalement. Mais tu devrais prendre un peu plus soin de ta peau, elle est toute déshydratée !
— Ha oui... Désolé, j'y connais rien.
— Tu bois assez, au moins ? C'est la moitié du chemin ! Oh lààà, c'est une sacrée surprise, je pensais voir Flavie ! Elle est restée à l'hôtel ?
Flavie ? À l'hôtel ? J'ai comme l'impression qu'il y a eu un petit manque de communication et j'ai ma petite idée d'où vient la faille. Et à présent, les deux responsables me dévisagent avec des yeux suppliants pour que... que quoi ? Que j'arrange les choses ? Je ne suis même pas sûre de ce que je dois arranger.
Je m'humecte les lèvres et, prudent, résume la situation à Magalie. Si sa bouche continue de sourire, ce n'est pas le cas de ses yeux. Ses pattes-d'oie s'estompent. La lueur de bienveillance s'éteint, remplacée par la méfiance et la colère.
Kloé se recroqueville sous un « nous en reparlerons, jeune fille », puis sa mère redevient affable. Les adolescentes nous devancent, trop excitées par la perspective de visiter le pop-up store pour s'arrêter sur la réprimande.
— La voiture est encore loin ? couine Kamilla alors que nous arrivons en vue d'une deuxième aire de jeu, à peine cent mètres plus loin. Je crois que j'ai des ampoules !
— Tout bien réfléchi, je pense que nous devrions y aller à pied, suggère Magalie à la surprise générale. Cela nous prendra beaucoup moins de temps. Aucun risque de bouchon, pas de problème de place...
— Quoi ? Mais je vais mourir, pleurniche la vipère.
Kloé secoue la tête et la rassure aussitôt :
— Mais nan, si on marche bien, on y est dans vingt minutes ! Il paraît qu'il y a des articles signés ! J'ai trop hâte !
— Pour les ampoules, j'ai toujours des pansements dans mon sac, je vais te dorloter, tu vas voir ! Ta maman n'est pas là, mais ce sera tout comme !
Elle m'abandonne pour crocheter les bras des deux adolescentes et s'incruster entre elles malgré leurs protestations. Une drôle de sensation prend vie au creux de mon estomac. Magalie s'est montrée agréable pendant cette courte marche. Elle a évoqué un peu leur vie à Séoul et leur découverte du pays, mais sans verser dans les détails. Comme si elle ne voulait pas trop m'en dire. Comme si... je dérangeais ?
Est-ce ma présence qui la contrarie ou bien l'absence de Flavie ? Ou peut-être bien ma présence en l'absence de ma belle-mère.
Nous débouchons sur un boulevard qui nous assomme de ses bruits, de ses odeurs et de ses vibrations et il me faut un petit moment pour accepter que le chaos de la ville remplace la relative bulle de tranquillité qui nous berçait jusqu'à présent.
Laissé pour compte derrière le groupe, je n'ai rien d'autre à faire que d'observer la ville avec curiosité. En dehors de l'écriture que je suis incapable de déchiffre, la ville n'a rien de dépaysant. Des immeubles modernes. Beaucoup de voitures. Des vrombissements. Des passants. La seule différence notable est qu'ici, ils portent presque tous un masque, au point que j'en pioche un au fond de ma poche avant de le défroisser pour le mettre. Puis je camoufle ma blondeur un peu trop voyante dans ma capuche.
Je n'aime pas être le centre de l'attention, je n'ai jamais aimé. Pas qu'ils fassent vraiment attention à moi, j'ai bien conscience que c'est dans ma tête. Que tout le monde s'en fiche qu'un touriste français déambule dans les rues de Séoul.
Alors que nous bifurquons dans la rue de l'immeuble qui accueille le pop-up store, Magalie ralentit pour se porter à mon niveau.
— Écoute, Stan... je viens de passer un long moment à réfléchir, et... je suis vraiment contrariée. Je ne sais pas comment l'annoncer aux filles, mais je ne pense pas que Kloé ira au concert demain soir.
— Tu as du courage, elles vont t'écharper.
— Ce n'est pas le moment de plaisanter, jeune homme ! Tu as l'air charmant. Tu l'étais par le passé, mais je ne sais pas ce que tu es devenu. Je refuse de laisser ma fille aller à un concert avec un inconnu !
Je m'étrangle et pose sur elle un regard hébété.
— Oh, ne m'en veux pas, c'est mon rôle de mère de m'inquiéter et de la protéger !
Je secoue les mains devant moi et la rassure aussitôt :
— C'est pas ça ! Je comprends tout à fait, je ferais pareil à votre place ! C'est juste que... je ne savais pas que Kloé venait au concert ! Je suis déjà à peine chaud pour baby-sitter une gamine, alors deux...
Magalie lance un regard torve à sa fille, marmonne un « décidément » dans sa barbe avant de soupirer :
— C'est donc pour le mieux si Kloé reste à la maison...
Pour le mieux, je ne sais pas. Pour le savoir, il faudrait qu'au moins l'un de nous survivre au combat qui va suivre. Et pour être honnête, dans aucun monde je ne parierais sur nous.
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