Chapitre 56
Magalie s'arrête sur le dernier palier ensoleillé de dalles en pierre. La stupidité des KK nous saute aussitôt aux oreilles. Tournée vers notre gauche, elles commentent avec acidité la « pire déception d'une dizaine de mètres de profondeur, envahie par des pierres éboulées et qu'on ne peut » même pas visiter ».
Atterré, Thierry secoue la tête.
— Retournez-vous au lieu de glapir vos bêtises...
— Pourquoi ? On perd notre temps, on a qu'à remonter, là !
— Le tube est de l'autre côté, interviens-je, aussi affligé que le père.
Leur honte nous offre l'avantage d'un long moment de mutisme. Thierry en profite pour se rapprocher de moi. Pour me demander si la descente ne m'a pas trop essoufflé, si ça ne fait pas trop de marche pour moi, si mon poignet guérit bien, si je n'ai pas soif. Il s'aperçoit de lui-même qu'il m'inonde de questions sans me laisser l'occasion d'y répondre et se répand en excuses. Je hausse les épaules : au moins, il parlait vite. Je déteste les gens qui parlent lentement.
J'étire mes muscles endoloris, avale une longue goulée dans la gourde qu'il me tend, puis le rassure sur mon état : je prends encore des antidouleurs pour mon poignet, mais seulement le matin. J'applique encore de la pommade, que j'utilise également pour mes courbatures. Étrangement, je n'éprouve pas de difficulté à suivre le rythme aujourd'hui, à croire que mon corps a admis sa défaite face aux nombreuses excursions. Et puis, il fait moins froid aujourd'hui, mes doigts ne gèlent pas et mon nez non plus.
Un sourire éclatant s'étale sur le visage de Thierry. Celui-ci attrape mon bras et m'attire vers la suite de la visite. Nous n'avons fait que quelque pas avant qu'il ne m'avoue qu'il a davantage hâte de fuir les deux adolescentes que de découvrir le tube.
— Ta sœur est bien gentille, mais la prochaine fois, elle restera à l'hôtel. Elle a une mauvaise influence sur ma fille, soupire-t-il avant de se reprendre. Je ne dis pas qu'elle est parfaite, mais...
— Mais ma sœur est une teigne. Même moi j'en veux pas chez moi, je vais pas te jeter la pierre.
Pourtant, je pourrais, il y en a partout autour de nous !
Nous n'allons pas bien loin avant de nous arrêter devant trois panneaux lumineux. Thierry les lit attentivement tandis que j'observe mon entourage d'un œil méfiant.
Je n'ai pas oublié où nous nous trouvons. Ça gronde toujours dans mon ventre. Ça m'ordonne de me rassurer.
À petits pas, je glisse vers une paroi, y pose la main en déglutissant. Froide et humide. Même chose pour le sol dallé (heureusement que c'est fermé au public aujourd'hui). Froid et humide. Aucune chaleur n'en monte. Aucune vapeur non plus. Il n'y a rien de chaud là-dessous.
Évidemment, Stan, t'es dans une coulée, pas au-dessus de la chambre magmatique ! Ta peur te rend idiot !
Mes semelles raclent encore le sol. L'envie d'observer les alentours fait refluer l'angoisse qui décide de se mettre en veille, prête à resurgir à la moindre alerte.
Pour le moment, ça ressemble à une grotte tout ce qu'il y a de plus classique. Ambiance feutrée, température stable. Humidité. Champignons qui s'étalent sur la roche. Pénombre.
C'est apaisant, j'aime bien.
J'aime nettement moins les beuglements qui s'élèvent derrière moi.
— Ça juge les groupes de KPOP, mais c'est aussi gracieux qu'une serpillière usagée et ça brame comme un cerf malade, soupiré-je, dépité.
— C'est que tu n'as jamais entendu un cerf malade bramer, rit Thierry dans mon dos, parce que c'est mille fois plus mélodieux que ces deux-là ! Sincèrement, ne le prends pas mal, mais je compte les jours jusqu'à votre départ... celui de Kamilla, surtout.
Il enroule son bras autour de mes épaules, m'imposant un poids désagréable.
— Toi, je suis bien content de te voir ! Parler français avec quelqu'un d'autre que ma femme et ma fille, qu'est-ce que ça fait du bien ! Et puis...
Et plus rien ne l'arrête. Il parle. Parle. Parle encore. Me colle. Me pousse. Me tripote les bras avec ses mains pleines de doigts. La situation me tend tellement que j'en viens à souhaiter qu'une vague de lave abrège mes souffrances.
— Et puis, il y a cette fois où Kloé a ramené un petit ami à la maison ! Tu n'imagines pas ce que ça fait, de voir sa petite princesse avec un petit ami, c'était...
Comment en est-il arrivé là ? Je l'ignore. Je m'en fiche. J'aimerais juste qu'il se taise, sauf que je ne peux pas le rabrouer. Ce serait impoli. Je peux peut-être l'ignorer, tout simplement. Si je me perds suffisamment dans mes pensées ou dans le paysage, sa voix deviendra peut-être une légère brise au lieu d'être un ouragan de paroles.
Le sol naturel du tube a remplacé les dalles. Des spots projettent des lumières diffuses aux couleurs changeantes sur les parois. Du bleu, du vert, du violet, du rouge. Au sol, des sortes de bornes lumineuses et sculptées dans du béton. Des tuyaux d'une vingtaine de centimètres de diamètre courent le long des murs. À quoi servent-ils ? Je l'ignore. Peut-être pour protéger les câbles électriques ?
La paroi à ma droite montre des strates à mi-niveaux, que je meurs d'envie de toucher du bout des doigts. Elles me semblent si douces comparés à la roche rugueuse du bas du tube.
Je trébuche sur un relief du sol inégal, m'aperçois de son aspect morcelé. Cet endroit s'avère fascinant ! Je n'ai plus l'impression d'être dans une grotte classique à présent. Même Thierry a fini par se terre pour admirer les lieux. Ne restent que les brames asthmatiques et les cavalcades des KK pour troubler le calme apaisant des lieux.
Sérieux, courir dans un endroit pareil... je sais pas si elles sont bêtes, irrespectueuses ou les deux. Ouais, bon. Si. Je sais.
Le tube sinue, nous offre parfois des alcôves naturelles à observer avant de se resserrer sur lui-même. Le sol monte un peu. Descend. Des rustines dallées le parsèment. Des flaques aussi. Je suis bien content que les lieux soient fermés au public ; des touristes par dizaines dans cet endroit clos me feraient suffoquer. Je n'aime pas la foule. Je n'ai jamais aimé la foule.
Thierry et Magalie s'arrêtent religieusement pour lire chaque pancarte. J'ai abandonné l'idée d'en déchiffrer quelques-unes lorsque j'ai constaté devoir mettre mon cerveau en mode « anglais » pour ça. Je préfère réserver mes neurones anglophones pour une certaine conversation à venir.
Un attroupement arrête notre progression quelques mètres après un amas de rochers tombés. Mon cœur bat la chamade au rythme de l'effervescence qui règne en ces lieux.
On nous fait signe de nous taire. On nous autorise à approcher. À nous glisser entre membres du staff, caméramans, perchistes et maquilleuses qui font les dernières retouches aux six idols.
Le brouhaha ambiant s'éteint lorsqu'une femme s'avance avec ce que je devine être un script entre les mains. Les Thunders se mettent en ligne. Chacun récupère une feuille tandis qu'ils écoutent religieusement des explications données d'un ton énergique.
Magalie hoche la tête d'un air entendu à chaque nouvelle phrase. Thierry semble tout comprendre, lui aussi. Moi, je nage dans un nuage d'incompréhension. Tout ce que je peux dire, c'est qu'ils feront des trucs avec des feuilles dans un tube de lave.
— Tu veux un résumé ? s'enquiert Mag en me poussant de l'épaule.
— Je veux bien, oui, s'il te plaît.
— Ils tournent une sorte de petite émission de variétés destinée à leur fandom. Dans l'épisode d'aujourd'hui, ils jouent en solo, c'est pour ça qu'ils ont tous des foulards de couleur différente. Chacun va devoir trouver les dix cartes qui contiennent des informations sur le tube. Le premier qui a trouvé et lu ses dix infos gagne. Mais attention, il y a aussi des cartes bonus et des cartes malus ! Et ils ont le droit de cacher les cartes une fois qu'ils les ont trouvés pour freiner les autres ! Ils n'ont pas le droit de les garder sur eux et ne doivent en aucun cas détériorer les lieux, évidemment.
— Et ça a du succès, ce genre de truc ? murmuré-je, dubitatif.
— Un succès fou, le fandom a l'impression de découvrir leur groupe sous un jour plus personnel ! Tu comprendras quand tu apprécieras un groupe !
— Ha, parce que c'est pas les seuls à faire ça ?
Je me demande si les Stray Kids ont une émission de ce type. Je me demande si c'est si intéressant que ça à regarder, aussi.
— Loin de là ! Par contre, il faut garder à l'esprit qu'il y a beaucoup de mise en scène dans ces émissions. Là, par exemple, elle rappelle à Minjin et Jeonho qu'ils doivent se « croiser par hasard » au moins deux fois pendant leur recherche. Seongwah et Shine vont carrément devoir flirter.
— Ha ouais, c'est pas juste les fans qui leur inventent des relations, en fait ?
— Disons que les agences jouent sur l'envie des fans de voir les idoles ensemble. C'est totalement du fanservice.
— C'est à dire ?
Je ne devrais pas me montrer aussi curieux... mais comme ça concerne aussi Jeonho et Minjin, je ne peux pas m'empêcher de vouloir en savoir plus.
— Le fanservice regroupe toutes les actions exagérées ou mises en scène dans l'unique but de plaire au fan et de générer des contenus. Les vidéos de ship sont « bonnes » pour le groupe dans le sens où elles leur donnent de la visibilité. En revanche, le problème des IA génératives se pose de plus en plus. Certains fans vont beaucoup trop loin et créent des vidéos et des photos vraiment problématiques. Peut-être qu'un jour, les contrats de skinship disparaîtront à cause de ça. Si tu veux mon avis, ce ne serait pas plus mal, ce n'est pas forcément facile pour eux de faire semblant devant les caméras. Les Thunders s'entendent tous bien alors pour eux, ça passe. Dans d'autres groupes, les membres ne s'apprécient pas. Imagine les dégâts sur leur santé mentale ? Et imagine si en plus, ils veulent mener une vie amoureuse réelle derrière. J'ai déjà vu des couples se séparer à cause de jalousie, de tension, ou de peur.
Elle me donne beaucoup trop d'informations en même temps ; mon cerveau n'a pas le temps de tout digérer.
— Comment ça, peur ?
— Eh bien... certaines sont vraiment virulentes. Quand elles trouvent qu'une personne est trop proche, elles n'hésitent pas à l'intimider ou la harceler sur les réseaux. C'est arrivé récemment, un idol a partagé une photo sur instagram, où il posait avec une de ses amies. La pauvre fille a reçu de la haine des sasaeng, des solos Stan, mais aussi des shippeuses extrêmes qui l'ont considéré comme infidèle. Et...
— Attends, l'interrompé-je. Sasaeng ? Solo Stan ? C'est quoi ?
— Les solos Stan sont les personnes qui ne stanent qu'une seule personne d'un groupe. Elles vont jusqu'à insulter les autres membres...
Je bats des paupières, perplexe. Quel intérêt de suivre un groupe entier si tu n'en aimes qu'un seul chanteur ?
— Les sasaeng, continue Magalie, sont des fans obsessionnelles. Elles traquent les idols. Elles les surveillent. Elles les filment à leur insu. Elles achètent des informations sur eux. Elles vont parfois jusqu'à les suivre dans leur immeuble. Elles dépensent des fortunes pour les voir, les suivre dans tous les pays où ils font des concerts, obtenir des fancalls avec eux. Certaines sont même persuadées que c'est comme ça qu'elles pourront les séduire et finir en couple avec eux.
— J'imagine que c'est en grande partie à cause d'elles que les fans de KPOP sont vues comme des hystériques...
Magalie hoche la tête. Je pince les lèvres, pensif. C'est triste à tous les niveaux. Pour les idols, qui sont emprisonnés dans cette fausse vision de leur propre vie. Pour les véritables fans des groupes, qui sont dénigrées à cause de leur passion. Et même pour ces filles sasaengs, solo Stan et shippeuses (même si je ne vais pas les plaindre) qui vivent à travers le prisme déformé de ce qu'elles croient être la réalité.
Le monde de la KPOP est tellement plus complexe que ce que j'imaginais.
Mes joues cuisent soudain : j'ai honte d'avoir eu un esprit aussi étriqué. Honte de m'être laissé influencer par une image clichée et superficielle. Surtout que, si j'y réfléchis... la KPOP n'est pas la seule à être touché par ces extrêmes. Patrick Bruel, Johnny Halliday n'y ont pas coupé. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi dans un cas, tout le genre est montré du doigt alors que dans les autres, seules les fanatiques étaient responsables. Rares sont ceux à avoir jeté la pierre à Patrick, à Johnny ou à leur musique. Nombreux sont ceux à cracher sur toute la KPOP.
Ma gorge se serre tandis que mon regard couve Jeonho. Son visage s'est crispé. Minjin s'est approché de lui pour lui tapoter amicalement le dos. À leur gauche, le jeune homme fan des Pink Girl's regarde ses pieds et ne tente même pas de cacher sa contrariété. L'un des trois derniers lui ébouriffe tendrement ses cheveux, tandis que les deux autres se chamaillent à voix basse.
Raaah, ça m'agace de pas mettre de noms sur les têtes ! Ha, mais j'suis idiot !
Je récupère mon téléphone dans ma poche et en quelques tapotements, affiche le dossier des captures d'écran pour faire défiler ces dernières jusqu'à trouver celle qui m'intéresse. Une photo des 6ThunderLights avec les prénoms associés.
Donc, on a Minjin et Jeonho, ça, je maîtrise, forcément. Celui qui était au fanmeeting et au restaurant, c'est Seongwah. À côté de lui, on a Dream, le Leader. Et les deux qui ressemblent à un couple de petits vieux en pleine scène de ménage, c'est Seo et Shine.
Jeonho reste sombre pendant toute la fin des explications. Il triture sa poche. En sort plusieurs fois son téléphone. Austère Man le rappelle à l'ordre sans qu'il ne daigne l'écouter. Sans doute parce que les caméras ne tournent pas encore...
Je ne peux m'empêcher d'être curieux : à quel point sont-ils tous bons comédiens ? Leur contrariété va-t-elle se voir à l'écran ? En plus des cours de danse et de chant, suivent-ils des cours de comédie ? À quel point sont-ils loin de l'image de chanteurs de boys band un peu lisses que j'avais ?
Les caméramans se positionnent. Les perchistes aussi. Les maquilleuses quittent le « plateau » et les feuilles disparaissent des mains du groupe.
On dirait que je vais pas tarder à le découvrir.
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