Après le départ de la vipère, Minjin est allé chercher ma doudoune dans la chambre de Jeonho ; il craignait que ma sœur ou son ami ne revienne et refusait de prendre le risque que je me fasse surprendre. Il m'a lancé un regard mystérieux avant de grincer que si lui était vu, ce n'était pas bien grave. Son cousin (j'ai mis bien dix secondes à me souvenir qu'il parlait du manager) le réprimanderait et les « Jeonjiners » deviendraient un peu trop insupportables pour quelque temps, mais rien de comparable à la tempête d'une « Same gender dating rumor ».

Jeonjiners... je me suis demandé ce que c'était jusqu'au retour de Minjin. J'aurais préféré ne pas savoir. Non seulement des Stormies les shippent, mais en plus, ils se sont donné un nom de « microfandom ». Ils taguent leurs vidéos avec ce hashtag. Ils écrivent des fanfictions. Ils font des tweets. 

Puis Minjin m'a fait asseoir à la table de pic-nique pour me demander si ça me dérangeait. Si ça m'inquiétait. Et nous en sommes là, tous les deux attablés et frissonnant alors que l'océan rougeoie au loin, à nous dévisager en chien de faïence. 

— Et donc, finit par demander Minjin face à mon mutisme.

— Donc quoi ?

— Tu m'as pas répondu. Ça te dérange ?

— C'est pas plutôt à toi qu'il faudrait poser la question ? rétorqué-je. Parce que moi, ouais, j'ai pas envie de voir ce genre de vidéos, mais je suis pas concerné. 

Il bat des paupières. Pince la bouche. Regarde autour de lui avant de se pencher en avant.

— Sincèrement ? Ça dépend. Dans certains cas, j'aime bien. C'est mignon, un peu niais et ça fait pas de mal. J'ai déjà lu des fanfictions où on se rencontrait dans un ascenseur en osant à peine s'embrasser de toute l'histoire, c'était chou. J'ai beaucoup plus de mal quand les autrices mettent du smut, mais tant que ça reste de la fanfiction ou des edits delulu et cute, je m'en fous.

Delulu ? Pas la moindre idée de ce que c'est.

 — Par contre, poursuit-il, les débiles qui jacassent des « Jeonjin est plus réel que l'air que je respire ! », je peux pas me les voir. C'est cringe, déplacé et un brin fétichiste. 

— Oh...

Que répondre d'autre ? Rien, parce que Minjin vide plus son sac qu'il ne me fait la conversation.

— Elles scrutent le moindre de nos gestes, continue-t-il. Analysent tout. Inventent des situations quand il n'y a rien. Sortent les vidéos de leur contexte. Le pire, c'est quand elles insultent les autres Stormies avec des « Mais c'est obvious, Jeonjin sont ensemble ! » alors que c'est juste un putain de fanservice.  Y a rien d'autre, Stan. Y aura jamais rien d'autre, d'ailleurs. On s'amuse devant les caméras, parfois on « sort ensemble dans Séoul » pour faire comme si on allait en « date », mais tout est mis en scène, tout. Tout ce qu'on accepte de leur partager. 

Il s'interrompt. Son regard se perd dans le vide. C'est du moins ce que je crois jusqu'à m'apercevoir que Jeonho vient de sortir de sa chambre. Ébouriffé et ensommeillé, il se dirige vers nous d'un pas incertain tandis que Minjin se penche un peu plus vers moi avant de me confier :

— Moi, je fais avec parce que je crois pas au grand amour, ni à l'amour tout court en fait, mais Jeonho... ces conneries de ships le démolissent. Plus fleur bleue que ce mec, tu peux pas faire. Il respire le romantisme par tous les pores de la peau ! Il mange grand amour. Il dort grand amour et en ce moment... il rêve grand amour.

Il me lance un regard appuyé. Le coin de sa bouche frémit. S'étire en grimace amusée alors que son ami se laisse tomber à ses côtés en décochant un bâillement contagieux.

— Si tu vois ce que je veux dire, ajoute Minjin en riant. 

Est-ce que je vois ce qu'il veut dire ? Évidemment. Est-ce que je préfère m'aveugler pour ne pas avoir à gérer la lourdeur de cette information ? Évidemment. Entre crush de vacances et grand amour, il y a un fossé aussi grand que la distance entre la France et la Corée du Sud. Un fossé que je ne suis pas assez sportif pour sauter. Ni assez courageux. Ni assez tout court. Je ne crois pas, en tout cas. Ou peut-être que si ?

— Tu vas faire quoi ? s'enquiert Minjin alors que je suis incapable de faire autre chose que dévorer Jeonho des yeux.

Il faut dire qu'il est particulièrement beau, les traits nimbés de l'orangé du soleil levant. Il est même sublime. Tellement que j'en oublie de réfléchir.

— Je vais... je vais... je vais chercher mon téléphone, j'l'ai laissé dans ma chambre.