Chapitre 19
— QUOI ? C'est une blague, ouuuu ?
Tel un lapin devant les phrases d'une voiture, je me fige, la fourchette plantée dans morceau de poulet mijoté. La sauce goutte dramatiquement dans mon assiette, indifférente au drame qui se joue devant nous.
Magalie vient de lâcher sa bombe. Alors que je pensais être tranquille jusqu'au dessert, au moins. Alors que j'avais enfin réussi à me détendre et à ne plus jeter de coup d'œil vers la table des chanteurs. Alors que je salivais d'avance à l'idée de déguster ce jjimdak.
— Les filles... vous devez me comprendre, avec tout ce qui arrive..., tente de les apaiser Magalie.
— T'as cru quoi, que Stan allait nous agresser dans un coin ? T'as vu sa tronche, franchement ? peste Kamilla.
— En plus, moi, ça me gêne pas s'il me plaque contre un mur dans un coin, hein, ajoute Kloé comme si c'était un argument en leur faveur.
Magalie s'étouffe. Kamilla émet un hoquet écœuré. À la table voisine, Grognon lâche ses baguettes ; si les autres artistes ne le regardaient pas avec de grands yeux étonnés, j'aurais pu croire qu'il réagissait à autre chose, mais là...
Je reporte mon attention sur Kloé qui me lance un baiser. Lèvres pincées, je repose ma fourchette, expire avec lenteur.
— Alors d'une, je vais plaquer personne nulle part, articulé-je avec froideur. De deux, Kloé, intéresse-toi aux gosses de ton âge, pas aux... « vieux » comme moi, c'est creepy....
Elle se renfrogne sur son siège sans me quitter du regard. Je poursuis sans ciller :
— De trois, c'est ta mère qui décide et c'est tout.
— Mais sa mère dit de la merde, proteste Kamilla en repoussant son assiette.
Quelques légumes s'en échappent, elle en écrase un de son pouce.
— Ça te fait un point commun avec elle, du coup, rétorqué-je. Et arrête de faire ça, c'est pas respectueux.
— Même pas tu vas essayer de la convaincre ?
Elle réduit une carotte en purée.
— Pourquoi je devrais ?
Elle ouvre la bouche. La referme. Si elle pouvait m'arracher les yeux, elle le ferait. Et la langue. Et probablement la tête tout entière. Du bout des doigts, elle récupère courgette et carotte massacrées pour me les jeter dessus. Je n'esquive pas : pas envie que le personnel du restaurant doive laver le sol à cause du manque d'éducation de cette gamine.
— Si tu trouves pas une solution, je fais de ton séjour en Corée un enfer, me menace-t-elle.
J'en ai des frissons jusque dans les os. Cet air déterminé. Cette moue assassine. Ces bras croisés et plaqués contre sa poitrine. La vipère est sérieuse.
— Tu crois qu'on a pas cherché ? m'agacé-je en saisissant une serviette pour nettoyer mon hoodie. Tu crois qu'on a envie de se coltiner deux diablesses ?
— Si tu trouves rien, c'est pas des diablesses que t'auras, c'est des... des... des démones !
— C'est censé m'effrayer ?
— Stan, laisse. Ce sont des ados, elles réagissent à chaud. Ça ira mieux d'ici quelques minutes, avance Magalie sans conviction.
— Vous êtes tous les deux trop cons, braille Kamilla. J'vais aux chiottes !
Elle saisit son assiette et, avec humeur, me la renverse sur la tête et détale d'un pas altier.
Une pluie de légumes et poulet s'abat autour de moi. La sauce coule sur mes cheveux. Dans mon cou. Dans mon dos. J'ai tout juste le réflexe de fermer et me protéger les yeux avant qu'ils ne soient atteints.
— Et ça, c'est pour m'avoir jeté ! vocifère Kloé juste avant qu'un liquide non identifié ne m'inonde le visage. Moi aussi je vais aux chiottes !
Des exclamations fusent dans la pièce. Outrées. Surprises. Inquiètes. Du coréen. Sur mon front, la serviette en papier est gorgée de sauce et de jus, si j'en crois le goût sucré sur mes lèvres. Sur le sommet de mon crâne, l'assiette tangue. Je la rattrape de ma main libre avant de me figer.
Je n'ose plus bouger, pétrifié.
Magalie se confond en excuse. Sa chaise racle le sol. Elle veut aller chercher de quoi m'essuyer. Ses pas s'éloignent. Puis reviennent...
Non, ce ne sont pas les siens !
— La vache, elle t'a pas loupé, grognonne quelqu'un à ma gauche. C'est vraiment des pestes celles-là. Bouge-pas, on va s'occuper de toi. Jeonho est allé demander au proprio si on peut utiliser sa salle de bain. Je te filerai mon pull. Tu reprendras le bonnet de Jeonho et Seongwa a un pantalon de rechange.
D'autres voix. Puis de l'anglais. Une voix chantante que je reconnais immédiatement comme celle de John-oh. Je ne sais pas si je dois être heureux ou accablé de sa présence à côté de moi en ces circonstances.
Il me demande si ça va. J'articule un « oui » peu convaincant, heureux que ma voix ne tremble pas. Lui et Grognon m'attrape chacun par un coude. Le second prend le lead pour m'indiquer où poser les pieds, à quelle vitesse avancer, ou tourner. Si sa poigne est la plus ferme, celle de John-ho est la plus douce. La plus rassurante. La plus réconfortante. Elle diffuse dans mon bras une chaleur qui palpite dans mes veines jusqu'à mon cœur au rythme des mots qu'il me chuchote.
Je n'ai jamais ressenti ça et pourtant, je sais exactement ce qui m'arrive. Je l'ai décrit des dizaines de fois dans mes romans. Ce moment ou le cœur du protagoniste s'emballe. Ou il se sent bizarre. Ou le creux de son ventre se contracte. Ou il prend conscience de la proximité de l'autre. De son odeur. Ou il ressent une excitation toute particulière à l'idée d'en être physiquement proche. Ou il a envie de côtoyer cette personne. D'apprendre à la connaître. De la retenir à ses côtés.
Un crush. J'ai un crush.
Je suis couvert de sauce et de légumes, dans un pays dont je ne parle pas la langue, pour être baby-sitter à un concert et je ne trouve rien de mieux à faire que de crusher sur... un chanteur connu. Ça ne pouvait pas être un monsieur tout le monde, non. Ça ne pouvait pas être un touriste français, non, non. Ça aurait été dommage. Beaucoup trop à ma portée. Beaucoup trop réalisable.
Un idol inaccessible, c'est tellement mieux, tellement ce dont j'avais besoin !
Foutu scénariste.
Je lutte contre l'envie subite de repousser ce pauvre John-ho qui n'y est pas rien dans mes états d'âme. Le pauvre ne comprendrait pas pourquoi je le rejette subitement, lui qui se montre avenant et adorable depuis le début.
Lorsque nous arrivons enfin devant la salle de bain, après avoir monté un escalier qui m'a fait trébucher plusieurs fois, John-oh et Grognon échangent quelques phrases en coréen. Aucun des deux ne semble décidé à me lâcher, et si mes propres mains n'étaient pas encore en train de maintenir serviette et assiette, je me déferais d'eux pour me précipiter à l'intérieur.
— Is there a problem ? demandé-je, las. (Il y a un problème ?)
— Oh, no, no ! répond aussitôt John-oh alors que ses doigts pressent mon bras un peu plus fort. Minjin wants to accompany you, since he speaks french, but I... No. Never mind. (Ha, non, non ! Minjin veut t'accompagner, comme il parle français, mais je... je... non, rien.)
Sa rassurante chaleur me quitte et je lutte pour ne pas le retenir.
Avoir un crush, c'est suffisant, il ne faudrait pas en prime que je m'en amourache.
La porte se referme derrière nous dans un cliquetis. Après seulement trois pas, Grognon m'informe que je suis dans l'espace douche. Soulagé, je me défais enfin de la serviette. Il ôte l'assiette, ricane lorsque les derniers morceaux de poulet ricochent sur mes épaules.
— Je vais allumer l'eau, dis-moi si c'est trop chaud ou pas.
Je hoche la tête. Aucune envie de goûter à la sauce mélange jus de fruits, cheveux et sueur de la journée.
Le jet salvateur m'éclabousse. Il rince mon visage, débarrasse mes cheveux des derniers résidus. Peu importe qu'il alourdisse mes vêtements jusqu'à mon caleçon, tout est mieux que d'être un plat ambulant !
— Tu peux utiliser le shampoing, m'informe Grognon.
Je me tourne vers lui pour le remercier. Il a reculé autant qu'il a pu pour ne pas se faire asperger et me scrute avec curiosité. Mes yeux ne s'arrêtent pas sur lui et parcourent la minuscule salle de bain du regard. À mon corps défendant, c'est John-Oh que je cherche. Et il n'est pas là. Je déteste la déception qui m'étreint le cœur ; c'est ridicule, je sais très bien qu'il n'est pas entré avec nous.
— Jeonho est resté devant, s'amuse Grognon en posant la main sur la poignée.
— Hein ?
— Tu le cherchais, non ? Il est resté devant. Mais je vais lui dire de t'apporter les vêtements... et lui dire que tu as besoin d'aide pour te laver le dos !
Il éclate de rire devant ma mine aussi effarée que stupéfaite, me lance un clin d'œil et s'enfuit en claquant la porte.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro