Kitaichi VIII
Dernière semaine, fut la première chose que pensa Kageyama Tobio lorsque son réveil sonna en ce lundi matin. Cinq jours de cours et d'entraînement, et le vendredi soir, il assisterait de nouveau à une pluie d'étoiles filantes, avec l'espoir de quitter ce passé illusoire et aller... Il ne savait pas encore où, au juste. Le mieux qu'il puisse lui arriver était de quitter cette dimension et de regagner sa première existence, la fin de sa seconde à Karasuno ; sinon, s'il restait dans cet univers-ci, il devrait affronter les conséquences de ses actions.
Oui, ce serait la première chose à vérifier, si son voyage fonctionnait. Même s'il retrouvait sa chambre telle qu'elle était à ses seize ans et l'uniforme de Karasuno dans son armoire, il devait savoir si son passé avait bel et bien été modifié ou non ; et il avait une petite idée de comment en être certain. S'il laissait une marque indélébile quelque part dans son passé, le fait de la retrouver ou non des années plus tard confirmerait ou annulerait ses théories. Graver quelque chose dans la pierre, faire une croix derrière un meuble ; il avait l'embarras du choix, et attendait le vendredi pour se décider définitivement.
Le plus important, pour lui, c'était de s'assurer qu'il n'avait pas fait tout cela en vain, si jamais il devait rester dans le même univers. On lui avait donné une chance de rattraper ses erreurs... Alors pourquoi y renoncer ? Oui, s'il devait ne jamais quitter cette dimension, il était prêt à assumer ses choix et voir où ils le guideraient, avec l'espoir d'un futur où il serait à la place de Yahaba, à rire avec Kindaichi et Kunimi, à avoir l'affection d'Oikawa. C'était son vœu, après tout.
Le plus simple, c'était de parler aux concernés. Essayer, dans la mesure du possible, d'endiguer ce soi-disant destin qui ferait de lui un roi et un génie. Il ne savait pas ce qu'il allait devenir entre le moment où il quitterait ce passé et celui où il rejoindrait son nouveau futur, alors autant essayer de programmer la suite un maximum.
Cela commençait avec Kindaichi et Kunimi : ils étaient finalement tombés d'accord sur le mardi pour se voir chez Yuutarou, avec une permission de 22h. Tous les trois quittèrent donc l'entraînement du soir ensemble, et Kindaichi paraissait excité de leur montrer sa maison.
-C'est pas très grand, disait-il en gesticulant tandis qu'ils marchaient à trois de front sur le trottoir. Je ne sais pas comment c'est chez vous, mais...
-Une prochaine fois, répondit calmement Kunimi.
-Oui, on s'invitera à tour de rôle, appuya Kageyama.
S'il pouvait s'engager dans plusieurs projets pour son avenir, à court comme à long terme... Ce serait une petite certitude de garder un peu de contrôle sur ce qui viendrait après.
-C'est vrai ? trop bien ! s'enthousiasma Kindaichi.
Ils finirent par arriver. C'était une petite habitation de style moderne, et ils retirèrent leurs chaussures avant de suivre la visite guidée de leur camarade : les diverses pièces de la maison, rencontrer ses parents, le chien, même le chat errant qui venait dans leur jardin. Puis Kindaichi leur montra sa chambre, une pièce assez large mais relativement sobre, et Kageyama repéra immédiatement le ballon de volley dans un coin.
-J'ai les jeux, dit Kunimi en les déposant sur le lit. C'est cool, que tu aies la télé dans ta chambre.
-Ouais, mais ça ne fait pas longtemps, mes parents ont seulement dit oui quand je suis passé au collège !
-La chance, dit Tobio, même s'il ne savait franchement pas ce qu'il ferait si lui aussi avait un écran en face de son lit -à part regarder des matchs sur la chaîne sportive.
Ça faisait tout de même plaisir de voir ses deux coéquipiers aussi enjoués, et il devait régulièrement se rappeler qu'eux avaient douze ou treize ans pour de vrai ; encore débordants de naïveté et de bonne volonté. Si seulement ça pouvait ne jamais changer, songea-t-il tandis que Kindaichi lui mettait une manette dans la main.
-Kageyama, tu sais jouer ?
-Non.
-On va commencer avec un facile, alors, dit Kunimi avec un petit sourire en fouillant parmi les jeux. Celui-là.
C'était un jeu de combat tout ce qu'il y avait de plus banal, mais assez simple à maîtriser et assez entraînant pour qu'ils puissent s'amuser. Ils alternèrent les tours –Kageyama contre Kindaichi, puis contre Kunimi, puis les deux derniers l'un contre l'autre, changeant régulièrement de personnages et s'essayant à diverses tactiques, pris dans une rivalité amicale des plus passionnantes.
-Tu m'énerves ! s'écria Kindaichi en appuyant sur les boutons comme un forcené. Cette attaque me dégoûte ! Elle est trop forte !
-C'est peut-être ta défense qui est trop faible, glissa Kunimi avec un sourire de coin, visiblement très satisfait.
Kageyama ne relança pas, concentré sur l'écran, laissant un bout de langue dépasser au coin de ses lèvres et ses doigts bouger sur la manette pour achever Kindaichi.
-Mais noooon, geignit Yuutarou une fois que son personnage fut mort pour de bon. Pourquoi t'es si fort, Kageyama ?
-C'est le talent, répliqua Tobio en se permettant un demi-sourire.
-Pas pour longtemps, le relança Kunimi avec un regard de défi, s'emparant de la manette de Kindaichi. Je vais te détrôner, tu vas voir.
Tandis qu'ils repartaient dans un nouveau combat, Tobio ne pouvait pas s'empêcher de penser au double-sens de ses paroles. La référence au roi... et la réponse si joueuse à une marque d'arrogance taquine. Si seulement cela ne pouvait rester que des mots dans cette chambre, et non pas devenir un cauchemar de collégien... L'occasion de leur parler était idéale, mais il ne savait pas trop comment amorcer, et il fut trop distrait pour résister à Kunimi.
-Ah ! s'exclama celui-ci en gagnant, pour une fois témoignant un peu d'emportement. Je te l'avais dit.
-Nouveau vainqueur : Kunimi ! s'écria Kindaichi en feignant de lui lever la main comme après un match de boxe.
Tobio se laissa tomber à la renverse sur le lit, toujours déchiré entre l'idée de tout leur avouer et la volonté de profiter de ce bon moment ; mais avant qu'il ait pu entamer quelque chose, la mère de Kindaichi les appelait pour manger.
Ils décidèrent de changer le jeu en revenant dans la chambre, et essayèrent plusieurs de ceux que Kunimi proposait –un jeu de course d'abord, puis un de logique, et de nouveau du combat avant de revenir à la course. L'ambiance s'était considérablement détendue, et Kageyama aurait voulu ne jamais partir –Kindaichi avait allumé des petites lampes plutôt que la lumière principale, créant une atmosphère de soirée ; Tobio était allongé à plat ventre sur le lit pour regarder l'écran, Kunimi assis à côté de lui en tailleur, Kindaichi devant eux, sur la moquette et adossé au lit, tous les trois tournés vers la télé. Ils parlaient de tout et de rien tout en jouant, échangeant régulièrement de petits commentaires amusés et compétitifs sur le jeu, puis amorçant tout à coup le sujet du volley, des cours, de la cantine –et Tobio se décida finalement :
-Je peux vous poser une question bizarre ?
-Vas-y, répondit Kindaichi, étouffant des jurons en voyant que son kart venait de plonger dans le vide.
-Elle est forcément bizarre, si c'est toi qui la pose, ajouta un Kunimi très détendu.
Kageyama feignit un sourire, puis retrouva son sérieux et hésita quelques secondes sur la manière de formuler avant d'oser :
-Si... Si jamais je devenais quelqu'un d'horrible tout à coup, vous feriez quoi ?
Il reçut un coup d'œil curieux de la part de Kindaichi, qui se détourna un instant de trop de la course et tomba de nouveau du circuit.
-Bah..., commença-t-il d'un air de réflexion, je pense qu'on te dirait que quelque chose ne va pas.
-Pourquoi, tu comptes devenir quel genre d'horrible exactement ? interrogea Kunimi, imperturbable, filant vers la victoire.
Il posa la manette sur la couverture une fois la ligne d'arrivée franchie et se tourna vers Tobio d'un air vaguement curieux.
-Imaginez que soudain, je devienne un gars super arrogant, développa Tobio, sentant l'angoisse l'étreindre en même temps que les souvenirs. Que... Que tout ce que je fasse, c'est vous crier dessus au volley si jamais vous faites des erreurs, au point qu'on arrête d'être amis et que ce serait mieux si je quittais l'équipe.
-Hein ? Pourquoi tu ferais ça ? demanda Yuutarou d'un air sincèrement surpris. Ça ne te ressemble pas du tout !
-Imaginez, insista Kageyama. Si jamais je devenais ce genre de personne trop exigeante, que j'oubliais que vous êtes mes amis, vous feriez quoi ?
Kunimi le regarda droit dans les yeux, les siens d'un sérieux désarmant, et Tobio eut un instant l'impression qu'il ouvrait son âme en deux :
-Tu crois vraiment qu'on te laisserait devenir comme ça, Kageyama ? demanda-t-il.
-Et si vous n'y pouvez rien, murmura Tobio, cachant de son mieux combien il était bouleversé. Si c'est ce que je dois être ?
-T'as raison, elle est super bizarre, ta question, déclara Yuutarou qui venait juste de finir sa course. Kunimi dit vrai, si jamais tu commençais à devenir ce que tu décris, on t'en empêcherait. On est amis, non ?
Oui, mais ici et maintenant seulement.
-Pourquoi tu demandes ça ? interrogea Kunimi.
-Je ne sais pas, on ne sait jamais, s'empressa de se justifier Kageyama. J'ai vu un film comme ça –euh, je ne sais plus trop le nom, mais il m'a perturbé.
-Ça se voit, sourit Kindaichi avec malice. T'inquiète. Et vous, vous feriez quoi si d'un coup, j'avais de super pouvoirs !?
Ils poursuivirent les théories, et finalement, Kageyama put souffler : ça s'était mieux passé que prévu. Il n'était pas totalement rassuré, mais indéniablement plus serein qu'en entrant. L'image du roi solitaire s'éloignait peu à peu, et il put profiter pleinement de la fin de sa soirée. On est amis, non ?
Ce fut sa mère qui vint le rechercher, vers vingt-deux heures, et il répondit honnêtement en disant qu'il s'était bien amusé. Cela l'étonnait un peu, au fond : il avait en général du mal à passer un bon moment dès qu'il était avec d'autres personnes, et il avait craint que son côté trop compétitif ne lui porte préjudice, aussi, dans une soirée jeux vidéos. Mais non, tout s'était passé à merveille. Il était même presque sûr que s'il se mettait à faire sa moue habituelle, ses muscles lui feraient mal depuis le temps qu'il n'avait pas eu à y recourir.
Même s'il était soulagé des réponses de Kindaichi et Kunimi, il lui restait une autre discussion à avoir, et celle-ci risquait d'être un peu plus ardue. Il devait parler à Oikawa ; après tout, lui aussi était une part déterminante de son futur... et c'était le premier avec qui il avait voulu être quelqu'un de différent, quitte à cacher son potentiel, à accepter de se rater tous les jours, à faire semblant de découvrir le volley.
Oui, plus que ses coéquipiers, c'était Oikawa qui lui importait. Parce qu'il avait des sentiments pour lui ? Tobio ne pouvait pas nier, et cela rendait son aîné d'autant plus difficile à approcher. Toute la journée du mercredi, il guetta une ouverture pour l'aborder, mais n'en trouva pas : Iwaizumi était toujours avec lui, et le champion aussi resta ce soir-là lors de l'entraînement bonus. Et impossible de parler à cœur ouvert avec le capitaine autrement que seul à seul.
Le stress commençait à monter tandis qu'il se rendait à Kitagawa Daiichi le lendemain -jeudi. Lors de l'entraînement du matin, pris d'une résolution soudaine pour préparer ce qui suivrait, il s'autorisa à en montrer un peu plus que d'habitude et augmenta sensiblement le taux de précision dans ses passes, juste pour tester les réactions d'Oikawa. C'était encore bien loin de ce qu'il faisait au lycée, mais ça lui permettrait au moins de prendre la température :
-Eh bien, Tobio-chan ! s'écria son aîné au bout d'un moment à le regarder faire de jolies passes. C'est mon entraînement qui porte ses fruits, à ce que je vois ! La révélation t'es tombée dessus ?
-Oui, c'est ça, mentit Kageyama.
Il aurait aimé en dire plus, mais ils étaient au milieu du terrain, entouré par tous les autres joueurs qui attendaient leurs passes.
-Essaie de garder ces gestes-là, lui conseilla Oikawa lorsqu'ils changèrent d'exercice. Même si aujourd'hui est un bon jour, essaie de te rappeler comment tu fais, comment tu sens la balle, pour le remettre en pratique plus tard.
Il n'avait pas l'air agressif ni inquiet ; peut-être un chouïa étonné ? Mais il semblait s'attribuer tout le mérite de cette progression inattendue, et s'il restait dans cet esprit-là, Tobio n'avait rien à craindre. Comme ils devaient aller en cours après l'entraînement, il manqua de nouveau l'occasion de parler à Oikawa, mais se promit de ne pas rater sa chance à celui du soir.
La journée fut incroyablement longue, tout impatient qu'il était d'avoir cette discussion ; le midi fut une pause bienvenue, et Kindaichi et Kunimi passèrent l'essentiel du repas à se remémorer les bons moments de la veille et à planifier la sortie suivante, citant tous les nouveaux jeux qu'ils voulaient essayer. Kageyama s'y joignit de bon cœur, essayant de forcer le destin tant qu'il le pouvait encore.
Il conserva à peu près le même niveau de jeu pour la soirée, et vit avec soulagement l'équipe se disperser une fois les joueurs libres de partir. Oikawa resta, comme prévu, amenant un panier pour répéter son service ; quelques autres traînèrent encore une petite demi-heure pour faire du zèle. Kindaichi en faisait partie, et Tobio et lui s'entraînèrent à faire des courtes, encore et encore, jusqu'à ce que Yuutarou dise qu'il devait rentrer.
C'était le moment ; Oikawa et lui étaient seuls dans le gymnase. Tobio prit son courage à deux mains pour s'approcher de son aîné, l'observant d'un air inquiet comme s'il s'attendait à ce qu'Oikawa le repousse brutalement. Mais non. Pas celui-ci.
-T'es encore là, Tobio-chan ? lui lança son aîné en le remarquant. Il commence à se faire tard.
-Tu veux que je m'en aille ?
Kageyama se reprocha de sonner si faible, mais cela fit naître un sourire sur le visage d'Oikawa.
-Non, bien sûr que non. Ça me fait plaisir que tu sois là. Tu veux qu'on s'entraîne un peu au service ?
Tobio resta confus, un peu dépassé d'entendre Oikawa dire qu'il était heureux de sa présence et surtout, lui proposer d'apprendre son geste. Il fut presque tenté d'accepter, mais se reprit juste à temps :
-En fait, je voulais te parler de quelque chose.
-C'est encore à propos des extra-terrestres ? demanda Oikawa, ses yeux soudain étincelants.
-Ah... euh, non. Pas cette fois.
Il refoula un petit sourire, et une part de son anxiété sembla disparaître. Kageyama se força à affronter les yeux d'Oikawa pour se lancer :
-Comment tu réagirais, si tu devais faire face à un génie du volley ?
-Un génie ? répéta Oikawa. Ça dépend ce que tu entends par là. Tu veux dire quelqu'un qui réussit tout à la perfection du premier coup ?
-Ouais, à peu près.
Ce n'était pas ce que Tobio était, loin de là –toutes ses techniques, il les maîtrisait parce qu'il s'y était entraîné chaque jour. La balle qui retombe pour Hinata était sa dernière innovation, et il avait passé des heures et des jours, sinon des semaines, à essayer de contrôler ce mouvement –bien loin de réussir du premier coup. Mais ce qui comptait était le point de vue d'Oikawa, pas la stricte vérité ; et celui-ci prit un instant pour réfléchir avant de répondre :
-Ce serait vraiment super énervant. On ne peut rien faire, contre les génies. Ils ont des failles, bien sûr, et ce serait excitant de les trouver, mais savoir qu'ils seront toujours devant moi... je n'aime pas trop l'idée.
-Ça reste des humains, murmura Kageyama un peu malgré lui.
-Oui, bien sûr. T'as raison, Tobio-chan, il ne faut pas oublier ça. Et puis, dans le volley-ball, ça ne veut pas dire grand-chose. Ce n'est pas parce qu'une équipe a un génie qu'elle est assurée de gagner, tu sais ? Il y a six personnes sur le terrain. Même si ça les aiderait beaucoup, ça ne signifie pas qu'elle est imbattable. Du coup, à moins d'affronter une équipe uniquement composée de génies, je ne m'en fais pas trop.
-Et... Et si moi, je devenais génial du jour au lendemain ?
Oikawa posa sur lui un drôle de regard, et Tobio craignit d'avoir réveillé quelque chose d'indésirable.
-Ce ne serait pas pareil. Si tu devenais tout à coup prodigieux... Je ne sais pas vraiment. Je serais sûrement un peu pris au dépourvu, j'aurais un peu peur que tu me remplaces. Mais... je suis ton aîné, alors je ne pourrais pas m'empêcher d'être quand même un peu fier de toi.
-Tu serais fier de moi ?
Kageyama avait l'impression d'être au bord des larmes, et Oikawa dut sentir qu'il était chamboulé, car il sourit de nouveau, presque avec tendresse :
-Eh, Tobio-chan. Tu es doué, tu es volontaire, tu aimes le volley... Tu peux faire juste comme moi et créer ton propre génie à partir de tes qualités. Rien ne me ferait plus plaisir que de te voir devenir fort, autant ou même plus que moi. J'ai envie qu'on batte Ushijima tous les deux. Et quand je serai au lycée, je compte sur toi pour qualifier notre équipe pour les Nationales.
-Mais si un jour je finis par te battre ?
-Tobio...
Oikawa posa ses mains sur ses joues, ses doigts encore chauds d'avoir joué, et Kageyama se figea. Son cœur se mit à battre de plus en plus fort tandis que son aîné relevait légèrement son visage pour le fixer droit dans les yeux.
-Tu es mon cadet. Toi plus que tout autre. Un jour, tu me surpasseras, je le sais déjà, parce que c'est ton rôle de le faire. Tout élève doit un jour dépasser son maître, non ? Ça ne changera rien. Que tu sois dans mon lycée ou sur un terrain adverse, tu resteras toujours adorable petit cadet, et je ne pourrai pas faire autrement que d'être fier de ce que tu deviens.
Kageyama se mordit les lèvres, priant pour ne pas que son émotion soit trop visible. Les doigts d'Oikawa étaient brûlants contre ses joues, fins et fermes contre la peau tendre. Lui était perdu dans ses yeux, cherchant à y lire quelque chose, trop confus pour réussir, ne parvenant vaguement qu'à admirer la couleur profonde de ses yeux et les reflets de ses iris... Il avait vu ce regard bien des fois, en avait conçu de la peur, de la colère, de la confusion, mais aujourd'hui, ici, maintenant...
De l'amour. Ce n'était pas juste un crush de collège, pas juste un vague désir de lui, pas simplement quelques scénarios à peine ébauchés et l'envie qu'ils soient seuls ensemble. C'était au-delà de toutes ces phases, et c'était le seul mot qui lui venait à l'esprit pour caractériser ce qu'il ressentait, à quelques centimètres d'Oikawa, à sentir le contact de ses mains sur son visage.
Il eut un instant l'idée folle de l'embrasser, se retint, se souvint que c'était sa seule chance tant qu'il était dans ce passé où Oikawa l'appréciait, se retint de nouveau ; et Oikawa était juste là, près, tellement près, il n'avait qu'à avancer un peu le visage pour poser ses lèvres sur les siennes –mais il avait douze ans, croyait son aîné, c'était jeune, trop jeune, comment pouvait-il savoir...
Oikawa le lâcha finalement, et Tobio ressentit la déception le submerger, à peine adoucie par la main affectueuse que le capitaine passa à travers ses cheveux pour les ébouriffer.
-N'oublie pas ça, Tobio-chan, d'accord ? sourit gentiment Oikawa. Allez, je vais fermer le gymnase, on ferait mieux de rentrer.
Kageyama obtempéra, ne sachant pas s'il devait se sentir honteux d'avoir eu de telles pensées, ou s'en vouloir de ne pas avoir eu le courage de les réaliser. C'était probablement sa meilleure occasion de voler un baiser à Oikawa, et il était passé à côté... mais dans un sens, il valait mieux rester dans l'incertitude que de quitter ce passé en s'étant fait repousser par son aîné. Tout gâcher l'avant-dernier jour aurait vraiment été le pire, et finalement, il valait mieux rester sur cette relation entre cadet et aîné, clairement plus prometteuse... Même s'il se repassa en boucle le moment sur le chemin du retour, toute la soirée et une bonne partie de la nuit, imaginant dans ses moments de somnolence comment les choses auraient pu tourner, s'il avait osé.
Il avait l'impression que le destin lui-même pesait sur lui lorsqu'il se leva le lendemain. C'était le dernier jour dans son passé. Il avait le sentiment que tout était réglé, et pourtant, l'idée de partir ne le rassurait pas du tout. Il mangea lentement son petit-déjeuner, puis se rendit au collège ; le trajet en bus passa en un clin d'œil. Il s'entraîna rigoureusement, par paire avec Oikawa, comme d'habitude, un peu ému chaque fois qu'il se souvenait des mots de la veille, désireux de bien faire avec une volonté renouvelée. Les courtes avec Kindaichi étaient au beau fixe, et même Kunimi semblait s'investir dans cet entraînement.
Ils se séparèrent pour aller en cours –Tobio reçut d'excellentes notes ce matin-là, suscitant l'admiration de sa voisine de classe- et se retrouvèrent comme d'habitude à la cafétéria. Kageyama sentit son cœur se serrer un peu en se disant que c'était la dernière fois qu'ils mangeaient ensemble ; il essaya d'en profiter un maximum, prenant part à toutes les conversations, étoffant tous les projets de sorties, de soirées et de jeux vidéos. Il se rendait compte combien ce sentiment de faire partie d'un groupe, d'une amitié, était précieux. Et il ne voulait plus partir.
Il retourna en classe abattu, mais là encore, le temps filait à toute allure. Il se retrouva rapidement au gymnase, en train de s'entraîner avec les autres ; les coachs leur firent faire beaucoup de jeu, de petits matchs pour les forcer à bouger vite et à rester attentifs, et l'action lui fit perdre la notion du temps. Quand l'entraîneur siffla pour faire le débrief et leur souhaiter bonne soirée, il aurait voulu ne jamais sortir du gymnase.
-Kindaichi, Kunimi ! les appela-t-il avec une pointe de panique en les voyant se diriger vers la porte. Vous rentrez déjà ?
-Ouais, c'est le week-end, fit remarquer Kunimi.
-Je vais avancer un peu mes devoirs pour être tranquille demain !
-Ah... D'accord, fut tout ce que Tobio trouva à répondre.
C'était la dernière fois qu'il les voyait à cet âge et dans ces termes. Qui savait dans quelles circonstances ils se retrouveraient des années plus tard ? Il aurait voulu un peu plus de temps avec eux...
-Vous savez, déclara Kageyama sans trop savoir ce qu'il disait, dépassé par l'urgence de dire quelque chose pour les retenir encore quelques secondes. Vous... vous êtes les meilleurs amis que j'ai jamais eus.
Les deux écarquillèrent les yeux devant la confession soudaine et échangèrent un petit regard, comme pour être sûrs de ce qu'ils avaient entendu ; puis, reportant leurs yeux sur le visage angoissé de Kageyama, ils semblèrent s'adoucir :
-C'est réciproque, tu sais, dit Kindaichi avec les joues un peu roses. Tu es mon meilleur ami, avec Kunimi.
Akira se contenta de hocher la tête, mais quelque chose brillait dans ses yeux et donnait à Tobio la certitude qu'il le pensait aussi. Ils finirent par se séparer, un peu maladroitement, et Kindaichi lui cria de loin :
-Bon week-end, Kageyama ! A lundi !
Tobio agita la main vers eux sans conviction, ne sachant pas –et ne pouvant pas savoir- de quoi lundi serait fait. C'était de premiers adieux... Et il lui en restait encore à faire. Il n'osa pas rentrer tout de suite, préférant profiter des dernières minutes à s'entraîner avec Oikawa ; son aîné lui apprenait son service, pour de vrai, sans rechigner. Un moment, il attrapa son poignet pour bien montrer comment il devait orienter sa main, et Kageyama eut l'impression de sentir encore ses doigts sur sa peau bien après qu'il l'ait lâché.
-Allez ! Il est l'heure ! lança finalement Oikawa en faisant jouer le trousseau de clefs sur son doigt.
Ils passèrent brièvement par la salle de club pour récupérer leurs affaires, puis descendirent et firent tous les deux la route jusqu'aux grilles de Kitaichi. Une fois qu'ils y seraient, Tobio le savait, ils se sépareraient, chacun prendrait sa route pour rentrer chez lui, et ils ne se reverraient plus.
-Oikawa-san, dit-il tandis qu'ils marchaient, n'osant pas rencontrer son regard.
Il n'avait encore aucune idée de ce qu'il allait dire, mais il sentait qu'il devait parler. Etait-ce ce qu'Oikawa avait ressenti aussi avant de se rétracter, la dernière fois qu'il l'avait interpellé ? Mais Tobio irait jusqu'au bout.
-Tu sais, murmura-t-il, sa voix à peine perceptible, je t'admire vraiment énormément.
-Oh, Tobio-chan, s'attendrit Oikawa .
-Vraiment, insista Kageyama. A mes yeux, tu seras toujours le meilleur passeur qui soit. Même si un jour je finis par être un prodige, même si je te bats lors d'un match, même si tu arrêtes de jouer –pour moi, ce sera toujours toi.
-Ça me touche, répondit son aîné. Merci, Tobio.
-Je n'ai pas terminé, l'interrompit quasiment Kageyama en inspirant brutalement.
Ils venaient de sortir du collège, désormais, et se tenaient debout l'un face à l'autre en dehors des grilles. Tobio se campa sur ses pieds pour faire face à Oikawa, relevant légèrement la tête pour le regarder droit dans les yeux. Ses mains, dans ses poches, se serrèrent en poings pour se donner du courage.
-Oikawa-san, je veux que tu comprennes bien ce que je suis en train de dire. Tu es mon aîné, ma motivation, mon modèle, celui qui m'inspire plus que tout autre, celui qui m'a fait aimer le poste de passeur, celui qui restera toujours ma référence. Peu importe ce qui se passera après, qu'on ait le même niveau ou non, qu'on soit dans la même équipe ou non, que tu m'apprécies ou non. Je ne peux pas faire autrement que de t'admirer et...
Il reprit son souffle, incertain quant à la suite. Oikawa le fixait, les lèves entrouvertes, et il semblait à Tobio que ses yeux étaient humides ; mais il ne le laissa pas reprendre la parole et termina, précipitamment :
-Et je crois que je suis un peu amoureux de toi.
Il n'attendit pas de voir l'expression choquée d'Oikawa, préférant immédiatement tourner les talons et courir dans la direction opposée. Ça avait peut-être été la seule occasion de lui avouer, et il l'avait saisie. Le tout serait de ne pas avoir de regrets... Il n'entendait plus que les sons de ses pas, son souffle haletant et les battements de son cœur en dévalant la rue, et ne se calma que lorsqu'il referma derrière lui la porte de sa chambre, s'adossant au panneau comme s'il était poursuivi.
C'était terminé. Ce soir, il quitterait pour toujours ce passé. Il ne savait pas s'il devait en être attristé ou satisfait, mais il devait repartir d'où il venait –du présent. Songeant de nouveau aux univers parallèles, il décida de laisser une marque pour savoir à peu près où il arriverait, décalant un peu son lit pour graver une petite croix au compas dans le mur, à l'abri des regards. Si elle y était encore le lendemain, cela signifierait que tout ce qu'il avait fait ces deux derniers mois était toujours effectif.
Il faisait tout juste noir lorsque Tobio se glissa dehors. Dans quelques minutes à peine, les étoiles filantes seraient visibles... Il s'allongea dans l'herbe, laissant son regard se perdre dans le ciel nocturne. Pourquoi avait-il été ramené ici, si c'était pour tout perdre ensuite ? Et quelle était la prochaine étape ?
Une étoile tomba, laissant dans son sillage un trait de lumière. Fais un vœu, sembla murmurer la même voix que ce jour-là. Et tandis que d'autres astres s'y joignaient, filant à toute allure en traînées argentées, il ferma les yeux.
Ramenez-moi dans le présent, ramenez-moi en seconde, à mes seize ans. S'il vous plaît. Je n'appartiens pas à cette époque.
Il attendit, répétant les mots encore et encore, essayant de communier avec quelque chose de supérieur. Quand il rouvrit les yeux, la pluie était terminée. L'obscurité l'accueillit comme ce soir-là, brutale et oppressante, et il se hâta de rentrer et de se mettre au lit. Pendant un moment, il combattit le sommeil, se disant que peut-être, s'il restait éveillé jusqu'à l'aube, le vœu serait annulé... Mais la fatigue de la journée pesait sur lui, il succomba finalement –et il songeait encore à Oikawa en s'endormant.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro