Je tourne les clés pour refermer la boutique après un après-midi plutôt riche en émotions. Après la danse improvisée, il a été compliqué de revenir sur terre. On s'est lâchés et rassis sur nos fauteuils, revenant à notre activité d'origine. C'est-à-dire, ne rien faire et lire le livre sur l'évolution à partir de la page 47. Je me suis félicitée de l'avoir mémorisé. Une sorte de gêne s'est ensuite installée, et nous avons formulé, sans prononcer un seul mot, une sorte d'accord tacite sur le fait que cette heure de révélation resterait strictement entre nous.

     En me retournant vers Justin en rangeant mes clés dans la poche arrière de mon jean, j'ai l'impression d'en avoir appris beaucoup sur lui, et lui sur moi. Il me fait signe de le suivre avant de commencer à marcher sans m'attendre. Que l'on soit en voiture ou à pied, il a visiblement l'habitude de partir sans moi. Nous partons donc, sans plus de conversation que les deux dernières heures, vers le bar où travaille Matt. Il nous a déposés ce matin en voiture et doit nous ramener ce soir, alors pour une fois, c'est à nous de le rejoindre.

     Je cale mes pas dans ceux de Justin et profite de cette fin d'après-midi pour admirer une nouvelle fois les paysages qui nous entourent. Il semble faire de même puisque sa tête est tournée vers la forêt.

     - Je n'ai pas l'habitude de vivre dans tant de nature.

     - Moi non plus, mais je m'y fais bien, je me sens reposée ici.

     Il me regarde et hausse les épaules, visiblement ne sachant que rajouter. Je quitte son regard, attirée par un bruit sur ma droite. Deux écureuils sont en train de se courser le long d'un tronc d'arbre. Le premier longe une branche avant de sauter dans l'arbre d'à côté, vite suivi par le deuxième. Sur leur passage, les branches se balancent et laissent tomber quelques feuilles sur la terre à leurs pieds. Le spectacle qu'ils m'offrent est pourtant vite troublé par des voix qui crient un peu plus loin. Les écureuils, soudain apeurés, s'enfoncent un peu plus loin dans la forêt. Frustrée, je me concentre sur la conversation houleuse entre deux habitants du village. Un premier, d'une quarantaine d'années semble affligé par le second qui lui semble être plus proche de la fin de soixantaine. Ils semblent se disputer pour une histoire de terres à laquelle je ne comprends rien. Suite à de nouvelles insultes du plus jeune, le deuxième commence à le menacer. Ses paroles sont tellement fortes qu'elles parviennent jusqu'à nous.

     - Ah tu verras, tu feras moins le malin quand le fantôme de la forêt viendra te hanter, toi et ta descendance ! Je l'ai déjà vu moi !

     Le vieil homme semble partir dans un délire sur ce fantôme de la forêt. Il gesticule de plus en plus et devient comme nerveux.

     - La dernière fois que quelqu'un comme toi a voulu spolier des terres à de braves gens des choses étranges leurs sont arrivés. Leur maison. En flammes. Leurs esprits. Torturés. Comme infiltrés. Ils étaient suivis qu'ils disaient. Moi j'ai toujours su que c'était le fantôme de la forêt qui se vengeait.

     Il commence à suer, et plus je me rapproche de lui plus je le trouve agité. Je distingue nettement le deuxième homme lever les yeux au ciel avant de décider que s'en est trop et de remonter dans sa voiture. Il démarre quelques secondes plus tard sous les cris de l'autre homme. Celui-ci se calme peu à peu gardant tout de même un air anxieux. J'ai l'impression qu'il tremble. Je ne sais pas qui est ce fantôme de la forêt, sûrement une légende, mais cet homme semble y croire dur comme fer. Quand nous passons à sa hauteur, il est comme toujours dans son délire. Il murmure des phrases incompréhensibles. J'arrive seulement à distinguer : ....sentir..... magie... forêt.

     Je me stoppe net prenant Justin au dépourvu. Le fantôme de la forêt est visiblement une légende mais on dit que toute légende est fondée. Pour n'importe qui, ce que cet homme raconte sort de son imagination car c'est totalement impossible. Pour des sorciers comme nous, ce dont il parle est complètement possible. Si un sorcier a vécu ici, ou y vit toujours, nous devrions peut-être nous y intéresser. Ce qui nous arrive depuis plus d'un an n'a absolument rien de normal et la sensation étrange que nous avons ici pourrait peut-être être expliquée.

     Alors que je fais demi-tour pour aller parler au vieil homme, Justin me retient par le bras.

     - Je peux savoir ce que tu fais ?

     - Tu as écouté ce que cet homme a dit ?

     - Pas vraiment, il a l'air de complètement délirer.

     Je lève les yeux au ciel avant de lui expliquer que si cet homme parle d'un sorcier, nous ferions peut-être mieux de nous intéresser. Justin me fixe comme si j'étais folle moi aussi mais n'insiste pas pour me retenir. Je me retourne sans rien ajouter avant d'aller retrouver l'homme qui est en train de s'éloigner en titubant.

     - Excusez-moi !

     L'homme se retourne et semble surpris de se retrouver nez à nez avec moi. Je pourrais parier qu'il ne nous avait même pas vus passer tout à l'heure. Derrière moi, Justin attend, déjà en grommelant qu'il faut que je me dépêche. Je l'ignore et m'adresse au vieil homme.

     - Je vous ai entendu parler d'un fantôme de la forêt. Vous pourriez m'expliquer de quoi il s'agit ?

     Il semble comme tressauter avant de se baisser dans une confidence.

     - Ce n'est pas une histoire pour vous jeune fille.

     - Cela m'intéresse quand même, je me retourne puis reviens vers lui comme pour lui faire une confidence à mon tour, je crois aux esprits, et même à la magie.

     Je semble piquer sa curiosité puisqu'il se redresse et me fait signe de le suivre. Nous marchons quelques minutes dans le silence le plus complet. Puis, il s'arrête net et me montre quelque chose. Du bout de son doigt, il semble pointer un endroit précis de la forêt, mais je ne vois pas ce qu'il a de spécial. Avant que je n'ai pu lui demander, il m'explique.

     - Là-haut, dans la forêt, se trouve la cabane du fantôme. Il est nommé ainsi car il hante tous les gens voulant s'en prendre à la forêt. C'est un être immortel, certain raconte que c'est un sorcier dont la magie est sans limite. En plus, il est assoiffé de pouvoir et recherche toutes les reliques magiques pouvant l'aider à régner sur ses terres.

     La curiosité de Justin semble s'être éveillée, car lui qui traînait la patte jusqu'ici, prend finalement la parole.

     - Des reliques magiques ?

     - Oui, livres, artéfacts, animaux magiques, tout ce qui pourrait accroître son pouvoir.

     Justin me fixe quelques secondes, semblant finalement me croire sur le fait que nous devons enquêter de ce côté-là. Alors que j'allais ajouter quelque chose, le vieil homme se redresse et nous dit au revoir avant de s'échapper de là où il est venu. Justin, comme à son habitude, hausse les épaules. Cet homme est peut-être dérangé mais je pense que cela ne nous coûte rien de nous intéresser à ce fantôme. Je propose donc à Justin d'aller chercher cette fameuse cabane ce week-end.

     - Pourquoi pas tout de suite ?

     - Parce que la nuit est en train de tomber.

     - Mais c'est toi qui a voulu t'intéresser à cette histoire, alors autant en avoir le cœur net dès maintenant.

     - Oui c'est vrai, mais je ne suis pas certaine que ce soit une très bonne idée quand il fait nuit.

     - Ne me dis pas que tu as peur ?

     - Je n'ai pas peur, mais ça ne sert à rien d'y aller tout de suite.

     - Donc tu as peur.

     Ce qu'il m'énerve ! Il me fixe d'un air de défi et je ne peux que me ranger à son avis. Si je ne le fais pas, il va se moquer pendant des jours et des jours et je n'ai vraiment pas besoin de ça.

     - En plus, je connais un sort qui saura nous guider jusqu'à cette cabane. Ça va être rapide et au moins on sera fixés.

     Je ne réponds rien et croise les bras dans l'attente de ce fameux sort. Il regarde autour de nous pour vérifier que personne ne sera témoin et se concentre pour effectuer son sort. Ses mains se mettent à se mouvoir quand il prononce la formule.

     - Fait apparaître la voie, de tes pas guide moi. Je veux atteindre ce point par le plus court chemin. Cet endroit qui semble caché, je veux y accéder

     Sous nos yeux, de la lumière apparaît formant des traces de pas. Les empreintes partent de Justin et s'enfoncent dans la forêt. Il me regarde, fier de lui, et m'indique de passer devant. Lorsque mes pieds se posent sur la première empreinte, celle-ci disparaît et la suivante brille plus fort. Je marche une nouvelle fois et rejoins la deuxième trace de pas. L'opération se réitère me montrant la suite de la route. Pendant plusieurs minutes, je m'enfonce dans la forêt. Le chemin n'est pas dégagé et l'emprunter est tout sauf une promenade de santé. Des racines et des troncs tombés nous barrent plusieurs fois la route, nous obligeant à les escalader. Nous ne croisons en revanche aucun animal, et j'en suis plutôt rassurée. Non, je n'ai pas peur. Après une dizaine de minutes, seules les traces de pas illuminent notre horizon. Je concentre de la magie dans ma paume, créant ainsi une sorte de lampe torche pour m'éclairer. J'observe les alentours et toujours aucune cabane à l'horizon. Si ça se trouve elle n'existe plus, ou n'a jamais existé, et dans ce cas-là, je me demande bien où les pas vont nous mener.

     Nous marchons encore quelques minutes quand nous arrivons dans une zone légèrement moins boisée. De la mousse recouvre tous les arbres et l'humidité semble être plus importante que dans le reste de la forêt. Ou alors c'est juste qu'il est environ 19h et que la nuit qui est maintenant tombée, entraîne cette humidité. Je frissonne légèrement, mais je continue ma route. Mes pieds se posent dans les traces qui nous enfoncent encore un peu plus. Ce n'est que quelques minutes plus tard que, derrière un buisson, une cabane délabrée apparaît devant nous. Les traces lumineuses s'arrêtent exactement devant l'emplacement où devait se situer la porte. Il y a de ça quelques années. Justin me dépasse et s'engouffre en premier dans la cabane. Bizarrement, les murs et le toit sont encore là, seules les ouvertures n'abritent plus de fenêtres ni de portes. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette cabane est vraiment grande. De la taille d'une petite maison, mais sans cloisons. Le bois semble être dans un mauvais état et je manque de glisser sur une zone humide.

     - Ça m'a l'air abandonné.

     Je hoche la tête. Justin a raison. Si quelqu'un habitait là, cela fait un moment qu'il en est parti.

     - On devrait rentrer. Ça ne sert à rien de rester ici, on ne trouvera rien. Si quelqu'un nous en veut à nous ou à notre cher dictionnaire, ce n'est pas ici qu'il se cache.

     Je hoche une nouvelle fois de la tête. Ma main se pose sur un mur humide et je me dépêche de la retirer. Cet endroit me donne la chair de poule, surtout en pleine nuit. Je ressors de la cabane et un léger vent frais vient me donner des frissons. Justin réitère son sort et nous prenons le chemin de la maison.

     À monter, le chemin était déjà impraticable, mais à la descente, je dirais que c'est encore pire. L'humidité de cette nuit rend tout extrêmement glissant. Je m'accroche aux branches pour suivre le chemin indiqué. Je me retrouve finalement face à un vide d'environ un mètre de haut. Je me retourne et regarde Justin qui semble se moquer d'avance. Je n'ai pas le choix, il faut sauter. Je respire un grand coup avant de me laisser tomber. Mais arrivé en bas, je me rends compte qu'un tapis de feuilles cachait un trou. Ma cheville vrille et je tombe par terre. Lamentablement. Je me rattrape en mettant mes mains en premier, mais celles-ci tombent sur une vieille souche mal coupée et sur des ronces dont les épines m'arrachent la peau. Je crie de douleur et insulte la terre entière alors que Justin, toujours en haut, est hilare. Je serre les dents et m'assois sur les fesses pour masser ma cheville qui me fait extrêmement mal. Quand Justin reprend ses esprits, il me fixe et sa tête devient soudainement toute blanche.

     - Merde ! Ça va ?

     Je suis son regard vers mes mains qui sont ensanglantées. Des échardes se sont enfoncées dans ma paume et les épines se sont enfoncées plus loin que je ne le pensais. La douleur venant de mes mains m'arrive en pleine figure et je réprime un cri. Justin se précipite sur moi, manquant au passage de tomber lui aussi, à cause du trou. Il prend mes mains et semble se retrouver comme un con, ne sachant pas quoi faire pour m'aider. Il prend finalement un coin de son tee-shirt pour enlever le plus gros du sang. Il fait apparaître un antiseptique et un pansement dans l'espoir de m'aider. À ce moment-là, je suis heureuse d'être avec un sorcier. Cette scène me rappelle soudain le nouvel an dernier, et, même si ce n'est pas le moment, une question me brûle les lèvres.

     - Pourquoi vous vous battiez, toi et l'autre mec, à la fête du nouvel an ?

     Il me regarde de travers, ne comprenant pas le timing de ma question. Quand je lui montre ma main qu'il est de nouveau en train de soigner, il fait rapidement le parallèle.

     - Pour rien.

     - Mais si, dis moi. Tu as dansé devant moi, ne me dis pas que tu ne peux pas me dire pourquoi vous vous battiez.

     - Je croyais qu'on ne devait plus en parler ? Mais ce n'est pas faux... Tu vas sûrement trouver ça con, mais ce trou du cul venait de dire quelque chose de salace à ton sujet. Si tu vois ce que je veux dire. Je lui ai appris les bonnes manières.

     Je le fixe, incrédule. Il s'est battu pour moi ? J'essaie de réprimer le rose qui me monte aux joues pour me concentrer sur ma cheville qui me fait toujours extrêmement mal. Même si je suis une sorcière, et que, par conséquent, je guéris vite, une entorse mettra tout de même près d'une demi-heure pour se réparer, si ce n'est plus si c'est vraiment sérieux. Pensant à la même chose que moi, Justin me demande.

     - Tu préfères qu'on attende ici que tu ailles mieux ou que je t'aide à marcher pour rentrer ?

     Je considère sa question et me rends compte que je n'ai aucune envie de rester ici une demi-heure. Je lui dis que je préfère marcher, et même s'il n'a pas l'air d'accord avec moi, il glisse son bras sous mes épaules pour me relever. Je m'appuie sur lui quand ma cheville me lance une nouvelle fois. Il me regarde, sourcils froncés, et je lui dis d'avancer. Il finit par s'exécuter et nous suivons une nouvelle fois les traces de pas dans la nuit. Après quelques minutes, son téléphone sonne dans sa poche et il tente de le récupérer sans me faire tomber. Il le déverrouille et s'exclame "Oh, mais quel con!" à la vue du message qui s'affiche. Je l'interroge du regard et il m'explique que Matthew est rentré sans nous à la maison vu que l'on n'arrivait pas. Mais je ne comprends pas son exclamation. Je peux comprendre que ça le gêne que son frère soit parti sans nous, mais il suffit de lui demander de revenir, la route n'est pas très longue. Je le vois taper tant bien que mal une réponse avant de remettre son téléphone dans sa poche. Il se tourne vers moi et me lance.

     - Accroche-toi à moi.

     Je ne comprends pas pourquoi il me dit ça sachant que je l'agrippe déjà. Dans le doute, je resserre ma prise sur son bras. À peine quelques secondes plus tard, je ne me sens pas très bien et j'ai l'impression d'être aspirée. Tout ce qui se trouve autour de moi devient flou et ma tête commence à tourner. Le paysage est comme aspiré dans un trou noir, et moi avec. Je me blottis contre Justin dans l'espoir que ça cesse. Contre toute attente, j'ai l'impression de retrouver une stabilité à peine quelques secondes plus tard. Je rouvre les yeux que je n'avais même pas sentis se fermer et découvre autour de moi un paysage familier. Je crois voir Matthew en face de moi, quelque chose dans les mains. Cette chose semble être un seau qu'il tend juste devant mon nez. Je sens quelque chose remonter dans ma bouche et ne peux m'empêcher de vomir dans le seau qu'il m'a tendu. Au loin, j'entends la voix de Justin dire.

     - T'es sacrément réactif mon frère ! Un texto et te voilà prêt !

     - Je sais ce que c'est de débuter dans la téléportation.

     Je ne comprends pas très bien ce qui m'arrive. Justin est pourtant toujours collé contre moi mais sa voix est si loin. Je me passe la main sur le visage avant de vomir une nouvelle. fois. Je me sens un peu mieux et Justin relâche mes cheveux qu'il avait dégagés de mon visage. Je reviens peu à peu à moi et Justin me pose sur le canapé pour libérer son bras. Il doit y avoir des traces d'ongles dessus, mais je préfère ne pas y penser. Je me concentre sur la compréhension de ce qu'il vient d'arriver. J'ai entendu parler de téléportation. Ah, mais oui, le don de Justin et Matthew est de pouvoir se téléporter de l'un à l'autre. C'est pour ça que nous sommes à la maison. Je tente alors de dire à Justin, tout en étant encore un peu dans les vapes :

     - Tu aurais quand même pu me prévenir que t'allais faire un truc pareil ! J'aurais pu me préparer.

     - Ça n'aurait rien changé que je te prévienne à part te stresser. Ou au pire, tu aurais refusé, et franchement faire tout le trajet du retour à te porter, non merci.

     Je ne cherche même pas à lui répondre, parce que sur ce point, il n'a pas tort, je ne suis pas certaine que j'aurais accepté. Tout ce que j'arrive à dire, c'est :

     - En tout cas, plus jamais je ne fais ça.

     Quand je m'intéresse enfin à ce qu'il se passe autour de moi, je me rends compte que tout le monde nous regarde. Daisy en particulier, me fixe, les mains sur les hanches.

     - On peut savoir ce que vous faisiez ?

     Je regarde Justin avant de me retourner vers mon amie et de lui répondre.

     - On a voulu rentrer par la forêt et je suis tombée dans un trou.

     Ma meilleure amie se retient de rire et acquiesce en silence. Je ne sais pas ce que signifie sa moue, mais je décide de ne pas m'y attarder. Là, tout de suite, je veux juste me reposer.