2- Cauchemars
Le Saphir était un superbe trois mâts, véritable joyau de la flotte de Farque. Il fut ainsi offert par les habitants de Naizela. Il avait traversé orages et tempêtes, mais l'épreuve qu'il était en train d'affronter démontrerait définitivement la qualité de l'artisanat Naizelien, si toutefois il en sortait.
Dans la nuit noire, l'effroyable orage ne cessait de s'abattre sur le navire marchand. Le capitaine encapuchonné sous son imperméable, courbé derrière le gouvernail, avait bien du mal à éviter les vagues géantes qui faisaient pleuvoir sur le pont des rafales d'eau salée. Christophe, comme tous les autres, rejetait des grands seaux d'eau à la mer, quand il ne maintenait pas les voiles qui avaient tendance à se décrocher. Même s'il avait fait jour, on ne l'aurait su tant les nuages étaient épais, et tant la pluie vous fouettait le visage. On voyait des éclairs au loin, véritables piliers de lumière destructrice qui semblaient soutenir le plafond d'orage. Rares furent les fois où l'on put être témoin d'aussi violente tempête. L'équipage, affaibli et désorienté, perdait espoir. Il demandait seulement à ce que la mer ait pitié d'eux.
Tout à coup, on entendit une violente explosion. Tout le monde fut pris de panique et se demanda ce qu'il s'était passé. La réponse tomba en feu sur le pont : un éclair avait touché un mât. Et celui-ci commençait à brûler le navire. Tout le monde entreprit à jeter quantité d'eau sur le bois ardent. Des sons d'éclaboussures au sol se mêlèrent à des bruits de flammes étouffées, formant une épaisse fumée acre. Quelle ironie ! Un incendie en plein océan ! Mais le feu brûlait plus vite qu'il ne mourait, et tout le navire partirait bientôt avec lui.
« Attendez ! J'ai peut-être une idée ! » hurla Christophe.
Il jeta son seau et courut jusqu'en face du mât en feu. Il toucha le morceau de bois et retira aussitôt sa main pour la plonger dans l'eau glacée qui ruisselait inlassablement sur le pont. Puis d'un coup, il empoigna fermement le mât, et commença à le soulever, malgré les braises rougeoyantes cachées entre les lamelles de bois carbonisé, qui lui brûlaient les doigts.
« Lâche-ça, lui dit-on, tu vas juste te brûler ! »
Mais Christophe faisait la sourde oreille. Il continua vainement de faire bouger le mât.
« Mais que... bon très bien ».
Soudain, le morceau de bois se fit plus léger. Surpris, Christophe rouvrit les yeux. Un autre matelot avait saisi le mât. Ils redoublèrent alors d'efforts, et bientôt, une dizaine de membres d'équipage poussèrent le bois. On sentit alors un léger mouvement, suivi d'un autre plus ample. Tous se précipitèrent vers le côté du navire et dans un dernier effort, lancèrent par dessus bord le mât ardent.
Tous s'écrasèrent par terre, essoufflés. Mais le moment n'était pas au répit, car les flammes avaient percé le pont, laissant un énorme trou au milieu du bateau. Quelques matelots descendirent dans la cale. Il pleuvait par le plafond imbibé d'eau et de grosses gouttes émettaient un bruyant son d'éclaboussures sur la fine pellicule d'eau qui s'étalait sur le sol. Ils revinrent avec des planches trempées qu'ils clouèrent précipitamment par dessus le trou, pendant que tout le monde était retourné vider l'eau qui pleuvait sur le navire.
Remplir, jeter, remplir, jeter, remplir, jeter. Cette lutte interminable pour la survie avait abruti Christophe. Il était vide d'esprit, vide d'espoirs, vide de vie. Derrière la proue, ses bras répétaient inlassablement cette corvée sans même qu'il ne s'en rende compte. Ses yeux livides fixaient l'horizon, juste une pluie battante sous un orage bestial entre des vagues gigantesques. Quelle malchance avait-il eu ! Lui qui était si heureux de partir en mer pour la première fois, se retrouvait maintenant au milieu d'une tempête effroyable. Le retard qu'elle leur avait causé les empêcherait d'arriver à temps pour la fête. Au début tout le monde s'en était d'espéré, mais maintenant qu'importe, leur unique volonté était de rester en vie. Christophe cligna des yeux, une tâche rouge contrastait le ciel bleu sombre, une lueur de chaleur perçait le voile de désespoir. L'aube se levait, brûlant avec elle les nuages menaçants. Les visages de tout l'équipage s'illuminèrent peu à peu, et en une heure à peine, le ciel était devenu pâle et le soleil rayonnait. Mais la joie fut courte, car malgré le repos que la météo leur apportait, tous savaient très bien qu'ils étaient perdus.
Le crépitement rassurant du feu de camp contrastait le silence pesant qui s'était étendu à mesure que la nuit tombait. Les flammes dévoraient le tas de bois entouré de pierres, et diffusaient une lumière orangée aux alentours. Au-dessus grillaient des champignons dans une poêle. Ernest avait trouvé ce petit coin au pied d'un chêne, l'endroit était recouvert de mousse, ce qui lui évita de se couvrir de terre. Bastien était accroupi un peu plus loin et regardait le feu.
Ce camp était bien plus confortable que ceux des deux premières nuits. Quand le soleil allait disparaître pour la première fois depuis son départ, Ernest s'était mit à chercher à manger. Il avait attaché Bastien à un arbre et avançait à pas de loup. Il entendit un bruit, dernière des fougères un lapin grignotait des graines. Il s'approcha le plus silencieusement possible pour l'attraper. Soudain le lapin leva la tête, Ernest ne bougea plus d'un pouce, après quelques secondes l'animal retourna à son festin. Ernest posa un pied sur le sol et son repas détala à toutes jambes, il se lança sur le sol mais s'étala de tout son long par terre, les mains vides. Il était alors retourné vers Bastien et avait coupé quelques tranches de pain qu'il englouti avant de s'endormir à même le sol.
Ce jour-là, il n'y avait pas plus de gibier au menu, Ernest avait préféré cueillir des champignons. Sur le feu grillaient des trompettes de la mort avec un gros bolet ramassé sur le chemin. Pendant ce temps, Ernest découpait des tranches de pain qu'il trempait dans la poêle, tout en mangeant des groseilles trouvées sur un buisson. Il retira du feu son repas dès que de celui-ci émana une délicieuse odeur. Il croqua dans ses champignons et leur goût un peu trop grillé lui fit froncer les sourcils, mais il continua de manger jusqu'à vider sa gamelle. Après quoi, il s'étira et se blottit entre les racines du chêne.
C'était la pleine nuit, le ciel était recouvert de lourds nuages charbonneux. Il faisait trop sombre pour distinguer les environs, on ne voyait que des masses noires se mouvoir autour de soi. Soudain apparut un minuscule point de lumière vive, Ernest se sentit rassuré par cette présence lumineuse dans cette atmosphère nocturne. Il en profita pour étudier le paysage : il se trouvait debout sur un pin, d'un énorme pin ! Ses branches perpendiculaires au tronc poussaient plus larges que le garçon; non pas plus longues, mais bien plus large ! Autour, les mêmes géants élevaient leur cimes si haut dans les cieux que l'on ne les distinguait pas.
Une voix sortit du petit être brillant :
« L'empereur du bois... Il sait que vous êtes ici... Fuyez... Fuyez cette forêt... »
Le fait que cette lumière ne soit pas elle-même sûre d'elle, replongea Ernest dans son anxiété qu'il avait ressenti en arrivant. Un son imprécis sortit de sa bouche, lorsque le point brillant en face de lui s'évapora peu à peu avant de disparaître. Revenu dans la nuit complète, Ernest paniqua :
« Non... Reviens... »
Un craquement de bois se fit entendre plus bas. Il tourna la tête et scruta les branches sous ses pieds, à la recherche d'une quelconque présence. Son regard s'enfonçait dans un brouillard noirâtre à mesure que ce-dernier descendait le tronc, jusqu'à remarquer avec horreur qu'il n'y avait probablement nul sol sous ces arbres. Un second craquement résonna, et le vent se mit à souffler. Puis un troisième et un quatrième, à intervalles de plus en plus réguliers, le vent soufflait de plus en plus fort. Ernest effrayé, posa le pied sur une branche un peu plus haute, comme par instinct, puis paralysé, il regarda attentivement en bas. La brume noire semblait bouillir, des bulles de fumée dansaient un rituel démoniaque à sa surface, que l'orchestre des vents animait d'une mélodie traumatisante. Une bulle s'éleva, telle ses consœurs, mais comme poussée par une force aussi inexplicable que mauvaise, elle continuait de monter, sans ralentir. Puis elle éclata en un nuage noir, qui se tint debout sur une branche. Sans parvenir à savoir pourquoi, Ernest eut l'impression que cette ombre le regardait. Il leva prudemment son autre pied sur la deuxième branche, et l'ombre se jeta dans sa direction. Sans réfléchir, Ernest escalada l'arbre géant, de plus en plus vite, alors que l'ombre le poursuivait. Il sautait, s'accrochait, se hissait, gravissait. Il s'était écorché contre le pin, il lui semblait saigner, mais toute son attention se portait sur l'ombre qui n'avait pas ralenti. Il redoubla d'efforts pour lui échapper, mais il savait que c'était impossible, et qu'il finirait par s'épuiser. Il lui semblait qu'il s'était écoulé des heures depuis sa fuite, mais n'était toujours pas arrivé à la cime, ces arbres étaient réellement infinis. Soudain, la branche suivante fut trop haute pour qu'il puisse l'attraper. Pris de panique, hanté à l'idée de s'arrêter, il longea la longue branche sur laquelle il se trouvait pour s'éloigner au plus de son assaillant. Idée idiote car comme prévu, la branche finit par se terminer; et trop tard pour revenir près du tronc car déjà l'ombre s'approchait. Comme dernier espoir, le cœur battant, il sauta dans le vide en poussant un cri. Il chuta plus vite qu'il ne le devrait, comme si une main invisible le tirait au fond de la brume noire. Pourtant, d'une façon miraculeuse, il réussit à attraper la branche noueuse d'un frêne. Toujours alerte, il se hissa à la branche pendante, mais à mesure qu'il grimpait, celle-ci poussait à une vitesse inimaginable, laisse Ernest suspendu dans le vide quoi qu'il fasse. Essoufflé, c'est presque par lassitude qu'il se laissa choir, les muscles détendus, l'esprit fatigué, dans les ténèbres.
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