Evannah

Allongée dans les bras de Garrett, mes jambes étendues le long des siennes, les larmes roulent silencieusement sur mes joues. La pluie continue à tomber sur les carreaux de notre chambre, elle-même plongée dans le noir. Les doigts de Garrett appliquent de lents tracés sur ma peau, et, malgré mon désarroi, je constate que ces mouvements m'apaisent un peu.

Dès que j'ai franchi le seuil de notre porte, les yeux hagards et la mine défaite, je me suis précipitée sur Garrett, le serrant fort contre moi avant de fondre en larmes. Après avoir exigé que je lui raconte ce qui m'était arrivé, l'air profondément inquiet, Garrett m'a porté jusqu'à notre chambre. Il m'a posée sur notre lit et je me suis rendue compte que de gros tremblements me secouaient, m'empêchant de faire un seul mouvement.

Par miracle, je ne souffrais pas de bégaiement ce qui m'a permis de lui raconter toutes les révélations qui m'avaient été faites plus tôt.

Mon discours était parfois précipité, les mots se bousculant pour franchir mes lèvres, un peu décousu même par moments tant le choc m'avait gagné. Mais je parlais, et parlais encore, jusqu'à ce que je finisse mon récit. Et, une fois prononcée ma dernière parole, quelque chose d'étrange s'est produit : la fatigue s'est abattue sur moi, me privant du peu de force qu'il me restait encore, et j'ai tourné de l'œil. Je suis revenue rapidement à moi heureusement, puisque les cris de Garrett se répercutaient encore sur les murs de l'appartement.

Mon fiancé était mort d'inquiétude, il s'est rué sur la salle de bain afin de m'en rapporter un verre d'eau et un calmant. Je les avalai d'une traite avant de me rallonger sur le lit. Je me sentais faible, éreintée, cependant je restais parfaitement lucide et éveillée.

Les paroles d'Alyssa, d'Ivy et de Shane tournaient dans ma tête, je me les repassais en boucle afin d'accepter l'inacceptable. Mes crises de larmes ont recommencé de plus belle, accompagnées de violents sanglots. C'est à ce moment-là que Garrett m'a prise dans ses bras, se plaçant derrière moi en me murmurant des paroles réconfortantes. Lorsque je fus un peu calmée, je lui racontais à nouveau toute l'histoire, la voix nouée par l'émotion. Et nous voici donc lui et moi, allongés sur notre lit, la mort dans l'âme.

Je fixe sans le voir le mur d'en face, répétant inlassablement dans ma tête les événements funestes de cette horrible journée. Et au milieu de tout ça subsiste une éternelle question dont la réponse m'échappe encore : qu'est-ce que je fais maintenant ? Quelle est la marche à suivre quand vous apprenez que non seulement votre frère a abusé de votre meilleure amie, mais qu'il est sans doute perturbé au point de trouver cela normal et de vouloir recommencer ?

Je ne sais plus quoi faire. La peur et la honte m'étreignent, ne me laissant pas une seule minute de répit. Je suis incapable de me reposer, malgré les nombreuses suppliques de Garrett, et d'un autre côté, je suis tout aussi incapable de réfléchir rationnellement.

La Evannah naïve et obstinée qui est en moi voudrait ne pas croire à toutes ces accusations. Elle voudrait hurler au visage de tous ceux qui insinuent des atrocités sur le compte de son frère et leur dire d'aller se faire foutre. Elle voudrait leur tourner le dos ainsi qu'à toute cette histoire à vomir, et continuer sa vie en paix.

Sauf que je refuse de la laisser faire, car je sais au plus profond de moi-même que toute cette histoire à vomir est vraie. L'attitude haineuse de Shane au téléphone, l'air sincère d'Ivy pendant notre discussion, et la détresse voilée dans les yeux d'Alyssa me prouvent que tout est vrai. Jamais Alyssa n'aurait osé me blesser de cette manière-là, en s'en prenant à mes proches ; jamais elle n'aurait pu mentir, ou même plaisanter avec une affaire de viol. Aly m'aime au point de m'avoir cachée toute la vérité de peur que je me détourne d'elle et que je l'accuse de mentir. Elle n'a même pas besoin de me le dire pour que je sache que c'est ma réaction qui l'a fait se taire pendant des années. Mais quand je vois ce qu'est devenue notre relation malgré son silence, je m'interroge tout de même sur le bien-fondé de sa décision.

Serais-tu encore en train de rejeter la faute sur ta meilleure amie ?

Non, ce n'est pas du tout mon intention. Je suis totalement responsable de notre dispute. Si je ne m'étais pas montrée aussi jalouse et têtue, et si j'avais plus prêté attention à la relation qu'entretenait mon frère avec Aly, à l'instar d'Ivy, tout ceci n'aurait jamais eu lieu. Si j'avais compris les choses plus tôt, j'aurais tout fait pour aider à la fois Shane et Aly. Si je n'avais pas fait l'autruche, Aly n'aurait jamais autant souffert...

Les larmes coulent à nouveau le long de mes joues lorsque la culpabilité reprend le dessus sur toutes mes autres émotions. Mais qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu ? Ou plutôt, pourquoi est-ce que je n'ai rien fait ?

Garrett resserre son étreinte, m'enveloppant de ses bras protecteurs tout en me câlinant tendrement. J'aimerais pouvoir le repousser, je ne mérite pas d'être câlinée ni réconfortée après toutes mes erreurs, mais j'en ai désespérément besoin alors je le laisse faire. Ma honte continue à me ronger insidieusement, rendant mon humeur plus lugubre encore.

Personne n'était là pour prendre Aly dans ses bras quand Shane la violait.

J'étouffe un sanglot en portant ma main à ma bouche.

- Chérie ?

Garrett tente d'attirer mon attention sur lui, mais je refuse de lui faire face. Il se déplace sous moi, retire ses jambes des miennes et finit par s'asseoir sur le lit en tournant mon visage vers le sien.

- Chérie ? répète-t-il en relevant mon menton. Eva, regarde-moi.

Je lève les yeux sur les siens, la curiosité l'emportant momentanément sur ma morosité. Il ne m'appelle pas souvent Eva à moins que ça ne soit très important.

- Je sais ce que tu es en train de penser et tu as tort, reprend Garrett en appuyant bien sur le dernier mot. Tu n'y es pour rien Bébé, ce n'est pas de ta faute.

Je grogne en me passant les deux mains dans les cheveux. Mes émotions partent en vrillent et soudain je ne me sens plus triste mais extrêmement en colère contre moi-même.

- Ma meilleure amie a vécu l'enfer pendant des années parce qu'elle mourrait de peur à l'idée que je ne la crois pas si elle me racontait la vérité, et ça n'est pas de ma faute ? lancé-je d'une voix froide contenant mal ma rage.

Garrett ferme la bouche, choqué. Je ne me laisse pas atteindre par sa réaction et continue sur ma lancée.

- Mon frère a abusé de ma meilleure amie sous mon nez en s'inventant une vie parfaite avec elle, et ça n'est pas de ma faute ? Elle a hurlé, supplié, pleuré pour qu'il arrête de lui faire du mal pendant que moi j'étais bien tranquille au cinéma ou dans ma chambre, et ça n'est pas de ma faute ? J'ai fait la gueule pendant des semaines à ma meilleure amie parce que j'étais jalouse de sa relation avec mon frère alors qu'en fait...

Si la colère m'avait guidée tout le long de mon laïus, je ne parviens pas à finir ma phrase tant l'énormité de mes paroles s'abat sur moi. Je m'étais levée, ne supportant pas être assise et immobile alors que je bouillonne intérieurement, mais je m'arrête net en plein milieu de la chambre. Mes mains serrées en poings et ramenées près de mon visage retombent mollement le long de mes flancs et ma gorge se noue une nouvelle fois.

- J'étais jalouse d'elle. J'étais jalouse de la voir si bien s'entendre avec mon frère... alors que durant tout ce temps...

Je me précipite jusqu'à la cuvette des toilettes et vomis à grand renfort de haut-le-cœur sonores. Garrett se place derrière moi et me tient les cheveux en arrière, puis il me porte jusqu'à notre lit où il m'y allonge de force. Je ferme les yeux et sens une fine pellicule de sueur se former sur mon visage. Garrett revient s'asseoir à mon côté et tient l'une de mes mains dans les siennes. Son regard doux et inquiet se pose sur moi et ce regard est le même que celui qu'Aly avait ce soir en m'observant. La même compassion l'habite, alors les larmes se remettent à couler, et à couler encore. Je ne parviens pas à me calmer, mes pleurs ne se tarissent pas à croire que jamais je n'épuiserai leurs stocks. Je pleure sur le gâchis de nos vies, et je pleure surtout en envisageant le sinistre avenir qui nous attend.

Le silence s'éternise entre nous, seulement ponctué par le bruit de l'averse au dehors. Mon regard se focalise sur les gouttes de pluie qui ruissèlent sur les carreaux tandis que ma respiration s'apaise, jusqu'à retrouver un rythme lent. La chaleur que dégage Garrett me réchauffe doucement, traversant l'épaisseur de mon pull, s'infiltrant sous mon débardeur. Un soupir muet de satisfaction m'échappe lorsque mes mains, mon visage, et mes bras retrouvent leur sensibilité. Le froid abyssal qui s'était emparé de moi m'a quittée, tout comme mes tremblements et ma nausée. En revanche, ma tranquillité d'esprit est loin d'être réapparue : le chaos règne dans mes pensées, et je lutte contre la torpeur qui menace de m'engloutir toute entière. Je ne peux pas me permettre de perdre pied maintenant.

Alors je me secoue intérieurement, et concentre le peu d'énergie et de force qui me reste en un seul et unique but, afin de mener ce qui sera sans doute la plus grande épreuve de ma vie. Je me redresse sur le lit et me mets face à Garrett qui n'a toujours pas repris la parole. Ses yeux ne quittent pas les miens, il attend que je m'exprime.

- Je dois appeler mes parents, dis-je d'une voix encore enrouée.

Garrett fronce un instant les sourcils, et toute sa désapprobation s'exprime dans cette fraction de seconde.

- Il faut que je leur dise, répété-je d'une voix plus sûre cette fois. On ne peut pas laisser Shane s'approcher à nouveau d'Aly, il faut la protéger... Et l'aider, lui.

Le visage de Garrett reste indéchiffrable, ce qui est inhabituel chez lui. En l'observant plus attentivement, je finis par remarquer le pincement intense de ses lèvres, seul signe visible de sa tension. Je me rapproche de lui jusqu'à ce que son parfum boisé chatouille mes narines.

- Je ne peux pas le faire seule, ajouté-je dans un filet de voix. Je ne suis même pas sûre de la marche à suivre... Il faut que mes parents comprennent ce qui s'est passé pour mieux pouvoir aider Shane. Ils ne peuvent pas le perdre à nouveau.

- C'est ce qui va se produire pourtant, m'interrompt Garrett, l'air à la fois perdu et contrarié. Si tu leur en parles, ils perdront leur fils.

- Tu crois que je ne devrais pas leur dire ?

- Si, mais j'ai l'impression que tu ne te rends pas compte de ce qui me paraît évident à moi. Je suis convaincu que tes parents ne croiront pas un seul mot de toute cette histoire, surtout si elle vient d'Alyssa. Ils diront qu'elle ment et elle deviendra leur parfait bouc émissaire pour rejeter tous leurs malheurs.

Je baisse les yeux à ces mots, honteuse. C'est ce que j'ai fait pendant des années. Garrett voit ma gêne et passe une main sur mon bras en tentant de me réconforter.

- Qui plus est, reprend-il tout en caressant mon bras, même s'ils finissent par croire ce que tu leur dis, vous allez devoir le faire interner. Il sera perdu, Evannah, à la seconde où il entrera dans un de ces centres.

Je réfléchis un instant à ce qu'il avance sans que toutefois cela ne vienne ébranler mes convictions.

- C'est si je ne fais rien que Shane sera perdu pour toujours, pour moi comme pour mes parents. Il a besoin de soins dans un milieu adapté à son état parce que ça n'est pas mon frère, ça. Ça ne peut pas être mon frère, déclaré-je un nœud dans la gorge. Pendant des années, j'ai connu un tout autre Shane, et pas cette personne perturbée et paranoïaque que j'ai aperçue aujourd'hui. S'il y a une chance de pouvoir retrouver le frère gentil et blagueur de mon enfance, je suis prête à la saisir. Peu importe le temps que cela prendra pour le récupérer.

- Tu es sûre de toi ? m'interroge Garrett en scrutant mon visage.

- Il n'est plus là, Garrett. Le Shane qui me faisait rire, qui jouait avec moi et qui partageait des moments privilégiés avec sa famille n'est plus là depuis des années, depuis que la maladie lui est tombée dessus. Si l'internement est le seul moyen pour lui d'aller mieux et qu'il retrouve un peu de celui qu'il était avant, je lui passerais moi-même la camisole de force, plaisanté-je à moitié en regardant Garrett.

Un micro sourire naît sur ses lèvres devant ma pitoyable tentative d'humour avant qu'il ne retrouve son air préoccupé. Je caresse tendrement sa barbe de trois jours sans le quitter du regard. Mon fiancé penche la tête afin de prolonger ma caresse sur son visage, puis il dépose un baiser au creux de ma paume. Je souris en sentant ses lèvres sur ma peau.

- Tu crois qu'ils écouteront la vérité ? chuchote-t-il, les lèvres encore collées à ma main.

- Je ne sais pas, réponds-je avant d'émettre un profond soupir. Mais il va bien falloir le découvrir...

Garrett hoche la tête, se lève et attrape ses clés de voiture sur la commode. Mon cœur remonte dans ma gorge, le stress me gagne en une seconde, mais je ne recule pas. Je hoche la tête à mon tour, prête à prendre la route pour rejoindre mes parents. Je m'avance d'un pas vacillant jusqu'à Garrett et m'empare de sa main. Quand il la serre fort dans la sienne, ma nervosité s'apaise un peu, et lorsque je lève la tête pour plonger mon regard dans le sien, j'y trouve de la détermination et de la compassion pour ce que je m'apprête à faire.

Je sens dans chaque fibre de mon être que Garrett sera toujours là pour moi et ne reculera devant aucune épreuve que l'on pourrait surmonter à deux. Une vague d'amour et de reconnaissance m'étreint en prenant conscience de cela. Je regarde à nouveau Garrett dans les yeux et fais une chose qui nous surprend l'un et l'autre : je retire la chaîne autour de mon cou, prend la bague de fiançailles qui y est suspendue depuis des semaines, et la passe à mon annulaire gauche. Garrett me fixe, à la fois choqué et émerveillé par mon geste. Il m'attire dans ses bras et soulève mon menton de sa main.

- Ça veut dire oui ? demande-t-il, les yeux brillants.

- Ça a toujours été oui, le taquiné-je en souriant.

- Tu vois ce que je veux dire, dit-il en me serrant davantage contre lui. Tu vas vraiment m'épouser ?

- Oui.

- Même si c'est dans un millier d'années ? plaisante-t-il à son tour, alors que j'entends une vive émotion contenue dans sa voix.

Je me hisse sur la pointe des pieds jusqu'à atteindre sa bouche.

- Même si c'est dans une autre vie, murmuré-je tout contre ses lèvres. Je veux passer le restant de mes jours à tes côtés, mariée ou non. Je t'aime.

Un sourire éclatant se dessine sur ses lèvres, puis sa bouche plonge sur la mienne. Garrett déverse tout son amour et toute sa joie dans ce baiser qui me laisse pantelante et molle comme une guimauve une fois qu'il m'a relâchée. Ses yeux brillent d'un éclat de bonheur pur quand il les rouvre sur moi, et un léger frisson parcourt ma peau. Jamais il ne m'a paru aussi beau qu'en cet instant.

- Je t'aime Eva, dit-il à son tour avec chaleur.

Garrett me serre contre lui, passant ses mains dans mon dos et posant son menton sur le sommet de ma tête. Je savoure ce moment de pure allégresse, m'enivrant de son odeur, puis je m'écarte légèrement de lui. Garrett caresse ma joue en me regardant et un petit sourire étire ses lèvres. Je le lui rends puis me saisis à nouveau de sa main.

- Allons-y.

Garrett hoche la tête et me précède dans le couloir. Nous nous concentrons à nouveau, l'air déterminé sur notre objectif commun. L'heure des réjouissances n'a pas encore sonné ; il est temps pour moi de rejoindre mes parents et de me battre pour ce qui me semble juste. Pour Shane. Pour Alyssa. Et pour moi-même.

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Voilà donc le chapitre 31 d'Exception...

Je sais que vous avez moins d'affection - et peut-être aussi moins d'affinité - avec Evannah, mais ça n'est pas mon cas. Evannah est une jeune femme difficile et parfois trop bornée, mais elle est surtout une personne au grand cœur, pleine de compassion et de gentillesse pour tous ceux qu'elle aime <3

Je trouve que ce chapitre, même s'il reste très sombre, est représentatif de sa personnalité... Qu'en dites-vous personnellement ?

Laissez-moi vos impressions et n'oubliez pas de voter ! :)

Bisous

A. H.