Chapitre 28
Alyssa
Pendant des années, l'orage me terrifiait. C'était ma hantise. Quand il se mettait à rugir, court-circuitant le réseau électrique de la maison au passage, je criais et me précipitais sous mon lit, ou sur celui de mes parents quand ils étaient là. J'étais tétanisée par ma peur, les yeux exorbités face aux zébrures dans le ciel, ou bien les yeux fermés tellement forts que je finissais par avoir des maux de tête pendant des heures. Je me revois encore tremblante de tous mes membres, la main sur la bouche afin de retenir mes sanglots le temps que l'orage passe.
Rien ne parvenait à me calmer, ni mes peluches préférées, ni même la caresse réconfortante de ma mère. J'étais comme... obsédée par ma peur ; l'angoisse m'étreignait au point de me rendre insensible à tout ce qui m'entourait. La seule chose plus forte que ma peur, toutefois, c'était mon instinct de conservation qui me dictait de fuir et de me cacher de l'orage.
Jamais je n'avais aussi peur de ma vie que lors d'un temps d'orage. Jamais je n'avais autant tenté de fuir, ou de me réconforter. Jusqu'à l'âge de quinze ans. A cette époque, j'ai connu tellement d'effroi, combiné à de la souffrance, que les éclairs, la foudre et le tonnerre, n'ont plus jamais eu cet effet sur moi.
L'unique chose qui m'a terrorisée pendant presque trois ans n'était plus cette peur aussi archaïque que celle du noir. Non. J'avais peur d'une personne, bien réelle et parfaitement capable de me faire du mal. Elle ne hantait pas seulement mes nuits, mes journées n'étaient pas épargnées non plus. Elle ne peuplait pas simplement mes songes, elle s'appropriait mes pensées aussi. Elle ne m'a pas seulement démolie physiquement, elle a aussi souillé une partie de mon âme.
Je me perds dans la contemplation de la tempête qui fait rage dehors. Assise dans le salon de Ian, j'observe un instant les éclairs bleuâtres qui s'abattent sur la terre et les arbres devant moi, et je me demande ce qui a bien pu tant m'effrayer enfant...
Evannah est à côté de moi, à m'observer intensément. Ses mains serrées en poings trahissent son malaise croissant ainsi que sa peur. Ian est stoïque dans son fauteuil, les coudes plantés sur ses cuisses dans l'attente de mon récit. Une chape de plomb pèse sur mes épaules tant la situation est stressante. Je suppose que je ne peux pas faire autrement que de me confier, cependant ce revirement de situation me trouble. Je regarde Evannah dans les yeux et lui pose la question qui me tourmente depuis son arrivée fracassante.
- Pourquoi maintenant ? lui fais-je, sachant pertinemment qu'elle comprendra ce que je veux dire.
Evy tord ses mains en tous sens et sa mâchoire se contracte.
- Quelques... événements inattendus m'y ont poussée, répond-elle, énigmatique. Parle, s'il te plaît, ajoute-t-elle, comme au supplice.
Je laisse de côté ma propre curiosité pour satisfaire la sienne et me lance dans un récit clair et lucide.
- Lorsque nous sommes devenues amies, toi et moi, on passait beaucoup plus de temps chez toi que chez moi. L'état de ma mère y était pour quelque chose...
Un éclair de compassion traverse les yeux d'Evannah à l'évocation du cancer de ma mère. Les commissures de mes lèvres se redressent légèrement en réponse à son regard. Ian fronce un peu les sourcils, ignorant tout de ma famille. Je plonge mon regard dans le tapis rayé du salon, préférant ne pas me laisser perturber par leurs réactions à l'un comme à l'autre.
- Alors nous avons traîné dans ta chambre, ton jardin, poursuis-je d'une voix calme. Et puis ton frère a commencé à traîner avec nous. On a passé de bons moments ensemble, à regarder des films, à faire des jeux de société, à embêter vos voisins... Pendant plusieurs mois, on était heureux tous les trois, déclaré-je, un rictus aux lèvres. Jusqu'à ce que ça ne suffise plus...
Je me racle la gorge une seconde, tentant d'organiser mes pensées.
- Je ne peux que te raconter mon point de vue, Evannah, lancé-je en regardant ma meilleure amie. Certaines de mes interrogations demeurent encore aujourd'hui insolubles parce que je n'en détiens pas les réponses... Quoi qu'il en soit, l'attitude de Shane a changé, petit à petit : il m'accordait davantage de temps et d'attention quand je venais chez vous. A plusieurs reprises, je l'ai vu nous regarder nous entraîner sur le campus pendant quelques minutes, puis disparaître aussi sec. Nous sommes allés au cinéma rien que tous les deux quelques fois, et il me posait d'interminables questions sur ma vie, mes goûts, mes rêves etc. Aucun pan de ma vie n'échappait à ses interrogatoires, et je dis bien aucun, appuyé-je d'un air sous-entendu. La première fois qu'il m'a demandé l'âge auquel j'ai eu mes règles, j'ai d'abord ri, pensant qu'il plaisantait, puis je suis restée bouche bée en découvrant son air sérieux et concentré.
- Dégueulasse, murmure Ian sur un ton haineux.
- J'ai vraiment commencé à m'inquiéter quand il s'est mis à me suivre. Il apparaissait comme par magie dans des endroits inattendus : à la poste, au bureau de tabac, près des toilettes des filles... alors qu'il n'avait visiblement rien à y faire. Mais il était là, un sourire éclatant sur le visage, et quelques babioles pour cadeaux, de temps en temps. Je trouvais son comportement un peu trop entreprenant, mais je ne pouvais pas vraiment l'accuser de quoi que ce soit. Qui plus est, il s'agissait de ton frère, Evy. Je ne pouvais pas...
Je ne poursuis pas ma phrase, un nœud dans la gorge. Je saisis le verre d'eau posé sur la table basse et en prends une grande gorgée. Je retire ma main tremblante du verre après cela, et la pose fermement sur mon genou.
- Je n'ai pas compris ce qu'il se passait. J'étais trop jeune et naïve..., dis-je amèrement en repensant à ma stupidité. Je n'ai pas compris... jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
Evannah ferme les yeux, incapable d'en entendre davantage. Je me tais à nouveau en l'observant.
- Continue, croasse-t-elle d'une voix rauque.
- Shane est passé chez moi un soir, alors que mes parents étaient partis pour une énième visite à l'hôpital. Ma sœur, elle, était sortie avec des copines et ne rentrait pas avant le lendemain. Je ne m'attendais pas à le voir, ni à voir qui que ce soit vu que je n'avais prévenu personne de l'absence de ma famille. Mais il était là, à ma porte, un bouquet à la main. Il semblait plus nerveux qu'à l'accoutumée ; il passait souvent ses doigts dans ses cheveux et son sourire était parfois un peu figé. Je lui ai donné le verre d'eau qu'il m'avait réclamé dans la cuisine, et puis après cela, il a parlé. Il avait pris son courage à deux mains, expliqué-je avec du sarcasme dans la voix, afin de me déclarer son amour éternel. Il m'aimait et voulait passer le reste de sa vie avec moi, m'épouser, me faire des enfants... Il m'a chanté mes louanges, intarissable sur mon sujet ; il m'a donné des petits noms d'amour à chaque début de phrase... Et il m'a assuré savoir que je ressentais exactement la même chose pour lui, énoncé-je, la voix dure comme la pierre.
- Quoi ?
Ian et Evannah se sont exclamés en même temps, l'un sur un ton tranchant et ulcéré, l'autre sur un ton incrédule. Mes yeux restent perdus dans le vague afin que je puisse poursuivre mon histoire.
- Il était venu pour que l'on concrétise notre amour, lui et moi. Il avait juste oublié de me demander mon avis sur la question, reprends-je sur un ton presque détaché. Je n'ai percuté qu'au moment où il a commencé à se déshabiller ; j'ai tenté de m'enfuir, mais il était déjà trop près de moi à ce moment-là. Il m'a attrapée dans une étreinte d'ours et ne m'a plus lâchée. J'ai... j'ai beaucoup crié cette nuit-là, articulé-je difficilement. Au fil du temps, j'ai compris que Shane ne les avait jamais entendus comme des cris de peur et de douleur. Pour lui, c'étaient des cris de plaisir, à l'instar des siens... cette nuit-là, et toutes les autres fois.
Evannah retient un cri en portant une main à sa bouche, tandis que Ian explose en proférant des obscénités à l'encontre de Shane et de sa mère. Mes épaules se crispent en entendant leurs hurlements, mais plus rien ne peut m'arrêter maintenant que les vannes sont ouvertes.
- Je me sentais comme prise au piège... Je ne pouvais en parler à personne, et je ne pouvais pas lui faire entendre raison. J'avais beau crier, lutter, résister, supplier, lui donner des coups même parfois, rien n'y faisait. Il s'imaginait que j'avais des goûts spéciaux, ou que je le testais quelque part... Petit à petit, il s'est montré plus confiant, plus sûr de lui et il me le prouvait en m'en demandant toujours plus, chuchoté-je, en luttant contre les images de mon passé.
- Qu'est-ce qu'il voulait ? parvient à grogner Ian, les tendons saillants.
- Me posséder entièrement, réponds-je en me tournant vers lui. J'étais devenue son obsession, sa seule raison d'exister. Il vivait pour moi, mangeait pour moi, respirait pour moi, dormait pour moi...
- Comment le sais-tu ? m'interroge à son tour Evannah.
- Parce qu'il me l'a dit, à de très nombreuses reprises. Il... aimait toujours parler pendant l'acte, me dire à quel point il m'aimait, clarifié-je, la gorge nouée.
Evannah ferme les yeux, mais des larmes coulent le long de ses joues malgré cela. Je cligne des yeux, refoulant mes propres pleurs. J'ai tellement de peine de la voir comme ça... Elle semble tellement fragile et anéantie, là, assise sur ce fauteuil, les jambes tremblantes sous le coup de l'émotion.
Tu ressemblais à ça aussi, à l'époque.
De rapides flashs-back de mon reflet dans le miroir me rappellent que c'est la stricte vérité : j'avais une tête d'outre-tombe après chacune des visites de Shane et après chacune de mes crises de larmes. Je faisais peur à voir...
Ian ne dit rien, mais je sens toute sa rage contenue filtrer à travers tous ses pores. Il transpire littéralement de colère. Je soupire doucement, exténuée par toute cette tension et tout ce drame. Une partie de moi aimerait ne pas être ici, ne pas me souvenir et continuer à faire comme si rien ne s'était passé. Elle essaye de me convaincre que j'étais plus heureuse avant cette confrontation. Cependant, je la chasse de mon esprit ; ce que je fais là maintenant est nécessaire, autant pour Evannah que pour moi. Il était temps que nous n'ayons plus de secrets l'une pour l'autre. Il était temps que l'on aille de l'avant, et réellement de l'avant cette fois-ci. Sans faux-semblants ni malentendus. Même si ça fait mal.
- J'ai rencontré Ivy, Ivy Drake, s'exclame soudain Evannah en me regardant. Elle a évoqué de vieux souvenirs de lycée... et elle m'a parlé de toi et de Shane, souffle-t-elle. Elle m'a parlé de la soirée de Spencer Halle.
Je hoche lentement la tête à l'évocation de cette fête, me rappelant parfaitement son déroulement malheureux.
- Ah..., fais-je à court de mots. Je vois.
- Elle vous avait surpris en train de... Et puis après ça, elle a tenté de t'arrêter, explique à demi-mots ma meilleure amie.
- Oui... Elle voulait que je le dénonce, dis-je en me remémorant le masque de souffrance et d'horreur mêlées sur le visage d'Ivy. Elle s'inquiétait pour moi.
Evannah baisse la tête, accablée de remords. J'allais revenir sur mes paroles, comprenant trop tard qu'elle les avait pris pour des reproches, quand je suis interrompue par Ian.
- Qui est Ivy ?
- C'était une copine de lycée, lui expliqué-je calmement. Ivy avait des soupçons concernant ce qui se passait réellement entre Shane et moi. Et à cette fameuse soirée, elle nous a vus.
- Elle a tenté de te rattraper ?
- Oui, et à me forcer à aller voir les flics aussi. Mais j'ai refusé.
- Pourquoi ? demande Evannah, désespérée.
Je la regarde dans les yeux avant de me diriger vers elle. Je m'assois sur mes genoux et saisis ses mains glacées dans les miennes.
- C'était ton frère, Evannah. Quoi qu'il se passait, Shane était ton frère... Je ne pouvais pas te faire ça, je ne pouvais pas te faire tout ce mal en t'en parlant ou en portant plainte contre lui. Comment aurais-je pu te regarder après ça ? fais-je, ravivant mes plus vieilles blessures. Comment aurais-tu pu choisir entre lui et moi ?
- Tu avais peur que je le choisisse, reprend Evannah, les joues encore maculées de larmes.
- Je savais que c'est ce que tu aurais fait, dis-je après un court silence et en détournant le regard.
Evy ne répond pas, mais elle n'en a pas besoin. Je sais que je dis vrai. Elle ne m'aurait pas cru à l'époque... je ne suis pas sûre qu'elle me croit aujourd'hui, d'ailleurs. Je vois dans ses yeux qu'une partie d'elle-même lutte contre ces révélations ; je décèle sur ses traits de... l'incrédulité. Elle ne sait plus qui croire.
- Ivy m'a parlé d'autre chose aussi, me devance-t-elle en croisant à nouveau mon regard. Elle m'a dit qu'elle t'avait coincée dans les vestiaires un jour, en t'interrogeant sur Shane et toi. De quoi parlait-elle ?
Je souris faiblement en entendant ces mots.
- Ivy m'avait félicitée pour mon goût en matière de mecs. « Plus ils sont vieux, mieux c'est », m'avait-elle sortie en clignant de l'œil. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qu'elle avait fait exprès de me provoquer. Ivy se doutait de quelque chose, et ma réaction a confirmé ses soupçons.
- Maligne, décrète Ian d'une voix neutre.
- Ivy a toujours été vive d'esprit, acquiescé-je à son intention.
- Dommage qu'elle n'en ait pas usé en allant voir la police, lance-t-il sur un ton acerbe.
- Elle savait que j'aurais tout nié en bloc. Elle a bien fait, décrété-je, sincère dans mes propos.
Le silence retombe à nouveau entre nous. Evy continue à pleurer en silence, accablée par son chagrin. J'exerce une pression réconfortante sur ses mains pendant que Ian se lève afin de nous préparer du café. Quelque chose dans l'attitude d'Evannah me titille cependant. Je ne l'avais jamais vue aussi dévastée qu'aujourd'hui. Son teint est cireux, ses yeux cerclés de cernes, et son regard est comme enfiévré. Elle semble très troublée. Trop troublée même.
- Evy ? fais-je en la poussant à me regarder en face. Il s'est passé autre chose aujourd'hui. Tu n'as pas fait que voir Ivy, affirmé-je en la voyant blêmir davantage. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Shane... il... il m'a appelée, tout à l'heure, bafouille-t-elle, reprise de tremblements. Sa voix. Son attitude. On aurait dit quelqu'un d'autre.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Il voulait savoir où tu étais pour te retrouver, me dit-elle, une lueur apeurée dans ses prunelles. Il m'a accusée de t'avoir éloigné de lui, de vouloir te garder pour moi seule. Il criait si fort..., ajoute-t-elle plus bas, des cataractes sous les yeux.
Je serre davantage ses doigts, compatissant à sa douleur.
- Il est malade, Evy. Il faut que tu me croies, lui dis-je, les yeux dans les yeux. Il faut que tu me croies.
- Il m'a dit que c'était de ma faute, que c'était moi qui t'avais fait croire qu'il te manipulait, déclare-t-elle, au bord de la crise de nerfs. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il penserait que j'ai fait ça ?
- Parce que ton frère est malade, répété-je plus fermement cette fois-ci. Il est convaincu d'avoir raison et nous tort. Shane ne conçoit pas les choses autrement, c'est plus fort que lui.
- Comment peut-il être comme ça ? s'écrie Evannah, l'incompréhension prédominant sur sa peur.
- Ça fait partie de lui, tenté-je d'expliquer. Il m'est arrivé de rencontrer des personnes qui lui ressemblaient. Des personnes qui faisaient souffrir les autres sans le comprendre, sans s'en rendre compte. Comme elles ne souffrent pas, qu'au contraire elles en retirent du plaisir, les autres doivent forcément ressentir la même chose. Toutes ces personnes se sont construit un scénario délirant dont le seul objectif est d'assurer leur plaisir, leur bonheur même, dis-je avec ferveur. Et elles ont toutes besoin d'aide. Crois-moi Evannah.
- Je te crois, assure-t-elle après avoir scruté mon visage. Je sais que tu dis la vérité. Seulement je ne peux pas... Il ne peut pas être un tel monstre, reprend Evannah en pleurant. Ça n'est pas possible.
- Je suis désolée, lui dis-je, des larmes plein les yeux. Je suis désolée, Evy.
Nous nous prenons dans les bras, secouées de lourds sanglots. Nous ne nous lâchons pas pendant ce qui semble une éternité, et je comprends que, par cette simple embrassade, nous nous pardonnons mutuellement. Nous nous pardonnons notre rancœur, notre colère. Nous nous excusons pour nos fautes et les blessures que nous nous sommes infligées. Nos larmes parlent plus que les mots eux-mêmes, alors nous nous taisons, et pleurons sur nous-mêmes.
Malgré notre évident chagrin, je suis convaincue d'avoir enfin fait le bon choix. Evannah et moi étions restées prisonnières de notre passé : nous avions besoin de nous en libérer, une bonne fois pour toute. Mais pour cela, nous avions besoin de l'une et de l'autre, afin d'affronter ensemble la vérité si longtemps refoulée.
Ce n'est qu'une fois que nous nous sommes un peu calmées, que nous reprenons conscience de la présence de Ian, trois tasses fumantes à la main. Evannah et moi nous détachons l'une de l'autre pour nous saisir plus facilement de notre café. Je porte le mien à mes lèvres et savoure l'arôme fort qui éveille mes papilles pendant qu'Evy retourne à son fauteuil. L'image d'une bouteille de scotch traverse fugacement mon esprit ; ça aurait été un remontant bien plus efficace, mais en voyant l'air dévasté d'Evannah l'idée ne me semble plus aussi bonne. L'alcool n'est pas recommandé pour elle, vu son état... ça ne ferait qu'empirer la situation.
Ian s'assoit à nouveau en face de moi, il ne me quitte pas du regard. Je peine à déchiffrer ce dernier tant il me paraît sombre, et décide de me reconcentrer sur Evannah. Elle a replié ses jambes sous elle et tient fermement sa tasse, comme si sa vie en dépendait. J'attrape sa main gauche et caresse doucement l'intérieur de sa paume. Son regard dévie de la table basse qu'elle fixait intensément, plongée dans ses pensées, pour rencontrer mon propre regard. Ses beaux yeux verts sont marqués de souffrance, mais aussi de compassion à mon égard.
Comme je la connais plus que moi-même, je sais qu'elle se fustige pour n'avoir rien vu, pour ne pas être intervenue ; elle s'inquiète réellement pour moi et est à l'affut de chacune de mes réactions désormais. Et au-delà de l'immense douleur qu'elle éprouve en pensant à ma propre souffrance, une partie d'elle ne peut s'empêcher de penser au sort de son frère.
Je sens sa peur de son frère, mêlée à son inquiétude pour lui. Evannah est perdue comme je l'ai été quelques années auparavant ; dans ces moments-là, nos émotions sont tellement plus fortes et plus troublantes que d'habitude. Il faut pouvoir se focaliser sur une seule d'entre elles afin de pouvoir progressivement affronter toutes les autres. Et vient un jour où on se sent mieux. Je compte bien l'aider à traverser cette épreuve, aussi longtemps que nécessaire. L'air hagard qui s'est peint sur le visage de ma meilleure amie me fend le cœur ; une vague de culpabilité me rattrape en pensant que j'en suis en partie responsable. Lisant en moi comme dans un livre ouvert, Evy fronce les sourcils.
- Non, assène-t-elle en serrant ma main. Tu n'es pas responsable.
- De quoi tu parles ? dis-je, à court d'argument tout à coup.
- Je sais ce à quoi tu penses, et ça n'est pas vrai. J'ai passé trop de temps à en vouloir à la mauvaise personne, Aly, ce temps-là est révolu, dit-elle les yeux brillants.
- Tu n'as pas à lui en vouloir, marmonné-je sans la regarder. Il est malade...
- Malade ou non, il t'a fait du mal et il était prêt à recommencer, reprend Evannah, une larme solitaire roulant sur sa joue. Il ne te fera plus jamais de mal, Aly. C'est terminé, persiste-t-elle avec bien plus d'assurance dans la voix que je ne l'aurais cru.
Je ne dis rien, préférant la laisser évacuer sa colère toute seule. C'est Ian qui reprend la parole le premier.
- Qu'est-ce qui se passe ensuite ? nous demande-t-il en nous regardant tour à tour. Quelle est la marche à suivre ?
Je me mords la lèvre, redoutant depuis un petit moment cette question. J'aurais préféré qu'elle n'arrive pas si tôt...
Evy reste muette elle aussi, incapable de formuler une réponse. Je me racle la gorge et me redresse sur mon siège avant de parler.
- Je ne peux pas retourner chez moi pour l'instant, déclaré-je en passant sous silence le sous-entendu réel de la question. Shane m'y attendra, j'en suis certaine... Tu verrais un inconvénient à avoir une coloc' ? lancé-je à Ian sur un ton badin.
- Pas le moindre, répond-il entrant dans mon jeu.
Je lui souris timidement, reconnaissante qu'il veuille bien laisser de côté le gros du problème.
- Il faut que j'aille rejoindre Garrett, dit Evannah en louchant sur son téléphone dans sa poche. Il va finir par s'inquiéter...
- Et pour ce qui est de ton frère ? l'interroge Ian en se tournant vers elle.
Et merde ! Finalement il veut aborder le gros du problème.
- Je... je ne sais pas, chuchote Evannah, l'air à nouveau perdu. Je ne sais pas...
- On peut voir ça demain, dis-je en coupant l'herbe sous le pied de Ian. Je crois qu'on a tous besoin de repos là, alors je suis d'avis à ce que l'on voit ça demain, répété-je en le fusillant du regard.
Ian pince les lèvres, mécontenté par ma pirouette. Je sens que la nuit va être longue...
Je me détourne de lui pour le moment, et lance un sourire rassurant et indulgent à Evannah. Elle hoche lentement la tête, perdue dans ses pensées.
- Il faut... J'aimerais mettre Garrett au courant, se corrige-t-elle en m'interrogeant du regard, attendant ma permission.
- Bien sûr, je comprends, acquiescé-je.
- Il ne dira rien, s'empresse-t-elle d'ajouter afin de me rassurer.
- Je sais, j'ai confiance en lui, déclaré-je, sincère. C'est un gars bien.
Ma réflexion lui arrache un petit sourire à la fois amusé et attendri. Evy se lève et récupère ses affaires avant de se précipiter dans mes bras. Je la tiens serrée contre moi, respirant son odeur et lui caressant le dos afin de la calmer. Elle finit par s'éloigner de moi, les yeux rougis par les larmes. Elle baise tendrement ma joue en me regardant dans les yeux.
- Aly, je suis tellement désolée, s'excuse-t-elle, le cœur au bord des lèvres. Tu as tant souffert... et moi, je n'ai rien vu !
- Chut, ne pense pas comme ça, la rassuré-je en prenant sa main. Ça va maintenant.
- Je suis désolée, répète-t-elle. J'aimerais revenir en arrière.
- Moi aussi, Evy. Va te reposer, va retrouver Garrett, l'encouragé-je en lui souriant. On se voit demain.
- Tu m'appelles si ça ne va pas.
- Promis.
- A demain...
- A demain.
Evy ne lâche pas ma main pour autant. Je la reprends une nouvelle fois dans mes bras et lui souffle de respirer profondément dans le creux de mon cou. Elle s'exécute, et lorsqu'elle se redresse elle semble plus rassérénée.
- Je t'aime, me chuchote-t-elle.
- Moi aussi, je t'aime.
Evannah sourit puis elle s'esquive par la porte d'entrée. Le silence retombe dans la maison, seulement brisé par ma respiration lourde et mesurée. Je reste quelques minutes dos au salon, me préparant mentalement pour mon nouveau combat de la journée. J'inspire et je puise le peu d'énergie qu'il me reste avant de devoir affronter le courroux de Ian, tapi dans le salon.
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Bonsoir ! Je vous ai laissé ce soir avec un chapitre rempli d'émotions...
La voie de la réconciliation entre Evannah et Alyssa semble être lancée et dûment pavée à présent, mais que retirez-vous de ce chapitre ?
Votez et commentez vos impressions et sentiments sur cette histoire :)
A bientôt pour un nouveau passage !
A. H.
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