Chapitre 21
Evannah
- Merci d'être venue. Tu n'étais vraiment pas obligée...
Alyssa est assise en face de moi, dans la cafétéria de l'hôpital, un thé brûlant sur son plateau-repas. Elle lève ses yeux bruns sur moi, scannant toutes mes réactions avant de me répondre.
- Je t'en prie, tu ne me déranges pas.
Je hoche la tête, les yeux rivés sur mes doigts que je tripote nerveusement depuis que je suis sur cette chaise. Le silence s'étire entre nous, témoin évident de notre gêne commune. Nous ne savons ni l'une ni l'autre comment nous comporter, à part en marchant sur des œufs. Aly boit une gorgée de sa boisson tout en parcourant des yeux les alentours. J'ai conscience que mon message la laisse circonspecte et qu'elle n'est pas sûre de sa présence ici. Malgré son air parfaitement à l'aise, je sens son trouble dans la crispation de ses lèvres, ou encore dans la position rentrée de ses jambes sous sa chaise. Même si le haut de son corps semble tout à mon écoute, le bas de ce dernier, en revanche, est comme en retrait, prêt à prendre la poudre d'escampette au moindre désagrément. Mais elle est bien là, devant moi, décidée à m'écouter coûte que coûte. Une vague de culpabilité me submerge quand je réalise qu'à sa place, je ne serai pas venue... J'aurais sans doute fait comme si je n'avais pas reçu son SMS et l'aurai laissée se débrouiller seule. Je suis une horrible personne.
Je finis toutefois par me racler la gorge et profite de la relative tranquillité de la cafétéria pour me lancer.
- J'ai merdé, commencé-je sans la regarder dans les yeux. Hier, une jeune femme s'est présentée aux urgences pour des douleurs d'estomac. Enfin c'est ce qu'elle croyait. Après l'auscultation d'usage, l'interne de service lui a préconisé une prise de sang pour des analyses complémentaires. C'est moi qui m'en suis chargée ainsi que du relevé des résultats. Cette jeune fille est en fait enceinte de deux mois et demi. (Une pause). Je me suis empressée de lui annoncer la bonne nouvelle, un grand sourire aux lèvres, mais la voilà qui me déclare, entre deux crises de larmes, qu'elle souhaite se faire avorter. Je suis tombée des nues, poursuis-je d'une voix rendue plus rapide par la contrariété. Je ne comprenais pas son choix. Je ne concevais pas son choix. Alors j'ai essayé de la convaincre de garder le bébé, ou au moins de le faire adopter à sa naissance dans quelques mois si elle n'en voulait pas. Elle s'est énervée, m'a dit de me mêler de mes affaires et de la laisser tranquille... Elle a fini par demander une autre infirmière, sauf que c'est l'un de mes responsables, qui était dans les parages, qui s'est présenté à elle. Elle lui a raconté notre... altercation, dis-je avec hésitation, alors mon supérieur m'a convoqué dans son bureau tout à l'heure pour m'expliquer.
Je me tais, ne voulant pas poursuivre plus avant mes explications ô combien honteuses. Mais Alyssa n'est pas du même avis.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé au final ? me demande-t-elle d'une voix calme après un court silence.
- J'ai reçu un blâme aujourd'hui, baragouiné-je.
- Un blâme ? reprend-elle, sceptique.
- Une mise en garde, rectifié-je d'un ton sans appel.
Je me repasse la scène dans ma tête : mon entrée dans le bureau de mon responsable, la tête basse. Son visage fermé et sombre lorsqu'il m'annonce avoir évité de justesse qu'Olivia Patterson ne porte plainte contre moi et l'hôpital. Son courroux lorsqu'il m'a hurlé que je n'avais non seulement aucun droit de lui parler comme je l'ai fait, mais aucune autorisation non plus pour la prendre en charge. Je n'étais pas à ma juste place, selon lui, et c'était une raison déjà largement suffisante pour me mettre un blâme...
Aly se tait. Je soupire violemment et me passe une main dans les cheveux. Cette situation est tellement humiliante !
- Pourquoi tu me racontes tout ça ? tente Alyssa d'une voix douce.
Je me redresse sur mon siège avant de lui répondre.
- Je sais que si tu en avais eu la possibilité, tu aurais fait le choix d'avorter, comme cette jeune femme, dis-je en la regardant dans les yeux cette fois. Et, comme je te l'ai dit, je ne comprends pas ce choix. Alors j'ai pensé que, peut-être, tu pourrais m'expliquer les raisons qui...
- Tu veux que je te dise pourquoi j'aurais avorté ? reprend-elle d'une voix incrédule.
Je hoche la tête, rendue mal à l'aise par ma requête. Alyssa me fixe quelques secondes supplémentaires, encore un peu sonnée par cette idée.
On le serait pour moins que ça.
- La... principale raison qui pousse quelqu'un à avorter, déclare finalement Alyssa, c'est sans doute le non-désir d'enfant.
- Mais pourquoi ? la coupé-je, ahurie à cette idée. Pourquoi ?
- Je sais qu'il t'est très difficile de concevoir la vie sans vie familiale, mais beaucoup de gens font le choix de ne pas fonder une famille.
- Oui, mais...
- Tu es d'accord avec moi sur le fait que nous avons tous un idéal de vie ? me demande-t-elle en me coupant à son tour. Ton idéal de vie à toi c'est de te marier, d'avoir une belle maison et de la remplir d'enfants. Dans cet ordre, qui plus est.
Je rougis légèrement en détournant les yeux. C'est vrai.
Elle me connaît mieux que personne...
- Eh bien, cet idéal-là que tu prônes est le même que la plupart des personnes sur cette terre, j'en suis intimement persuadée. Cependant, ça n'est pas le seul idéal de vie qui existe. Certaines personnes souhaitent voyager et découvrir le monde, d'autres mener une carrière professionnelle riche et intense, d'autres encore amasser des fortunes, dit Alyssa avec beaucoup d'emphase. Ce sont des rêves, des choix personnels... On ne peut pas tous avoir la même vision des choses, conclut-elle en haussant une épaule.
- Je sais tout ça... mais ça n'est pas horrible de fonder une famille, bougonné-je dans mon coin.
- Non, ça ne l'est pas, assure-t-elle à son tour. Mais ça ne fait pas partie des projets de vie de tout le monde, c'est tout.
- Pas même des tiens ? l'interrogé-je, ponctuant ma question d'un regard scrutateur.
Alyssa ferme la bouche, prise au dépourvu par ma question. Je croise les bras sur ma poitrine en attentant qu'elle se décide à parler.
- Je ne sais pas ce que je veux, reprend-elle avec un regard lointain. Tout ce que je sais c'est que j'aime Kathleen ; je l'aime inconditionnellement. Mais si j'avais pu choisir, je pense que je ne l'aurais pas gardée...
- Donc tu ne l'aimes pas d'un amour aussi inconditionnel que ce que tu prétends, persiflé-je.
- Ecoute, dit-elle d'une voix grinçante, cette fille dont tu m'as parlé tout à l'heure n'en est qu'à deux mois et demi de grossesse. Tu es infirmière, tu sais ce qu'un fœtus de cet âge représente en termes de taille, de conscience, d'aptitudes : quasiment rien. Il ne voit et n'entend même pas encore ! Perdre un être de cette... consistance est, à mon sens, un moindre mal que de perdre un bébé à six, sept, voire huit mois de grossesse lors d'une fausse couche par exemple. D'un point de vue purement biologique, c'est la vérité, tu le sais aussi bien que moi.
- Non !
- Maintenant en ce qui concerne l'aspect émotionnel, continue-t-elle en faisant comme si je n'étais pas intervenue, une femme qui tombe enceinte sans l'avoir décidé, sans l'avoir mûrement réfléchie est plus perdue psychologiquement et émotionnellement qu'une autre femme. C'est bien plus... compliqué de prendre une décision dans ce genre de circonstances. Alors celles qui font le choix d'avorter ne devraient pas être blâmées de finir par savoir ce qu'elles ne veulent pas dans leur vie. C'est un acte courageux qui force le respect.
Sa voix claque sur la dernière phrase. Mais je suis aussi énervée qu'elle à présent.
- Mais alors explique-moi donc pourquoi tu n'as pas imité leur exemple ? fais-je pleine de dédain.
- Je te l'ai dit, je n'ai pas eu ce choix...
- Et pourquoi ? contre-attaqué-je.
Elle ne va pas s'en sortir comme ça.
Alyssa lève la tête, ses yeux semblent noirs comme l'onyx désormais. Je plisse les yeux devant cette fureur rentrée.
- Le déni de grossesse, ça te dit quelque chose ? finit-elle par me demander d'une voix blanche.
J'en reste sans voix. Je ne m'attendais pas à ça.
- A ton air, je devine que oui... reprend-elle avec un sourire mi-figue, mi-raisin sur les lèvres en jaugeant ma réaction. J'ai appris ma grossesse quand j'en étais à vingt-sept semaines. J'avais dépassé le délai légal pour pratiquer une IVG. Alors j'ai dû garder le bébé, et en apprenant la nouvelle, Caroline m'a fait une proposition que j'ai finie par accepter, comme tu le sais...
Alyssa ne poursuit pas plus avant, elle se saisit de son gobelet froid et le fait tournoyer sur la table. Je me dégonfle comme un ballon de baudruche, choquée par cette révélation.
- Tu... tu n'as rien remarqué ? finis-je par ânonner.
Aly me lance un regard signifiant très clairement « T'es débile ou quoi ? Bien sûr que non ». Je passe ma langue sur mes lèvres avant de reprendre la parole.
- Comment est-ce que c'est possible ?
Elle soupire bruyamment, fatiguée par ma bêtise.
La prochaine fois, tourne sept fois ta langue dans ta bouche plutôt ...
- Pour que l'on soit bien au point sur la définition du déni de grossesse, dit Alyssa en s'accoudant à la table, non, je n'avais pas conscience de mon état. Mon ventre était résolument plat, je n'ai pas eu de nausées matinales, et j'ai même eu mes règles. Ce qui en fait, ne sont pas de véritables règles mais plutôt de petites hémorragies, rectifie-t-elle après y avoir réfléchi. Quoi qu'il en soit, je n'ai présenté aucun symptôme typique de femme enceinte jusqu'au sixième mois lorsque je l'ai appris. Et du jour au lendemain, j'ai observé les modifications stupéfiantes de mon corps, termine-t-elle sur un ton amer.
- Tu as fait un déni de grossesse, répété-je bêtement.
- Un déni partiel, oui. En psychologie, on dit que la grossesse est une construction mentale et pour accepter l'enfant, la mère doit donc l'accepter psychiquement. C'est une maladie psychique, un genre de mécanisme de défense contre l'angoisse de la grossesse, ajoute Aly d'un air songeur.
- Ça n'est pas drôle.
- Je ne plaisante pas, réplique-t-elle sérieusement. Je n'ai jamais voulu d'enfants, pas même quand on était au lycée à parler et planifier nos projets de vie ensemble, alors j'ai lutté inconsciemment contre ma grossesse. Je ne l'acceptais pas.
Je me tais un instant, assimilant ces nouvelles informations. L'explication d'Alyssa tient debout quand on pense qu'effectivement, elle n'a jamais envisagé sérieusement d'avoir une famille un jour. C'était mon rêve à moi, pas le sien. Aly interrompt le fil de mes pensées.
- J'ai tenté de t'expliquer mon point de vue, reprend-elle en se redressant. J'espère que ça a pu t'éclairer un peu... Il va falloir que j'y aille maintenant.
- Ah ?
Je me lève à mon tour, déboussolée par notre conversation. Je ne sais plus quoi penser à présent.
Alyssa enfile sa veste, la boutonne jusqu'en haut et ajoute une écharpe par-dessus. Avant de prendre congé, elle me fait face une dernière fois.
- Evannah... je comprends la décision de cette jeune fille. Je comprends qu'on puisse ne pas vouloir être mère, ni maintenant ni jamais. Et j'aurais sans doute fait le même choix qu'elle si j'en avais eu l'opportunité. Il n'empêche que je suis mère, envers et contre tout. Même si je n'en suis qu'une de loin et en secret, je suis une mère, déclare-t-elle, les yeux torturés. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre Kathleen heureuse. Ne t'avise plus jamais de remettre en question mon amour pour elle, m'avertit-elle. J'aime profondément ma fille...
- Oui, je sais. Excuse-moi pour tout à l'heure, ça n'était pas très fair-play de ma part, réponds-je gênée.
Elle hoche la tête.
- Merci, Aly, lui fais-je avec un petit sourire. Vraiment.
- De rien.
Nous nous sourions une dernière fois avant de nous séparer à l'entrée de l'hôpital. Alyssa me souhaite de garder courage et de me faire une place dans mon nouveau travail avant de tourner les talons. Je la regarde s'avancer jusqu'à son véhicule, puis disparaître au coin de la rue. Je ne m'accorde que ces quelques secondes pour divaguer encore un peu avant de prendre l'ascenseur, direction les urgences. Le travail n'attend pas, surtout mon dernier service de la nuit.
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Bonjour !
Nouveau chapitre plein de révélations ;) Qu'avez-vous pensé de cette discussion à cœur ouvert entre nos deux anciennes meilleures amies ? Quelles sont vos théories/interrogations sur la grossesse d'Aly, le père de Kathleen...?
Attention alert spoiler ! La fin du suspens approche à grands pas... Dans peu de temps, la vérité sur leur passé - toute la vérité - va éclater au grand jour !
Alors, lâchez-vous sur les votes et commentaires ! :)
Bisous
A. H.
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