Je crois que j'avais senti ce qui allait arriver. Je crois que je le savais.
Au fond de moi, je l'avais regardé s'éloigner. Je l'avais entendu tomber. Mais je n'ai rien fait.

Dans ce bus, où les virages deviennent des courbes périlleuses, où les secousses font trembler notre équilibre, il y a les gens assis, et il y a nous.

Debout, tout est plus clair, plus net. Personne ne voit le paysage mieux que nous.

Mais personne n'est mieux tombé.

Dans ce bus de banlieue, je traverse les décombres de notre histoire, où j'y laisse à chaque coin de rue un pavé de souvenirs, un pavé de nous.

Dans ce bus, je le vois pour la dernière fois, et je l'ai senti. Ces yeux qui ne me regardaient plus avec le même amour que celui que nous avions. Nos pages tachées d'encre rose. Et contrairement à Edith Piaf, la vie n'était pas rose, elle en était tachée.

Dans ce bus, je réalise doucement, que ce que nous avions n'était pas si noir. Car notre vie n'était pas un film en noir et blanc. Elle était remplie de couleurs que la bobine abîmée n'avait su filmer. Et comme dans chaque couleur un peu de noir et de blanc s'y cache.

Dans ce bus, je m'en veux un peu. Mais pas trop. Parce que c'est comme cela. Sur les mots oranges qui défilent sur le panneau noir du véhicule, il était écrit que ce bus ne désservirait plus son arrêt. Il était écrit que c'était fini.

Dans ce bus, qui déroule ses paysages, je remarque que je le savais, que je l'ai toujours su. Un jour ou l'autre sa station serait en travaux et le trajet devrait être détourné, détourné de lui, de moi, de nous.

Dans ce bus, les mots de Montaigne n'ont jamais autant sonné vrai : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi »
C'était ça. C'était lui. C'était moi. Et à un moment c'était nous.

Dans ce bus, qui me berce tendrement, je réalise qu'il va me manquer. Un peu. Ou beaucoup. Car on était l'indécision. On était l'instable. On était l'incertitude. Et ça m'allait, le temps d'un trajet, d'une virée nocturne. Mais on ne fonde pas un avenir sur des incertitudes.

Dans ce bus, une vieille dame descend son panier à la main, un homme en costard monte, un enfant attend devant la porte l'affirmation de son père pour descendre ; et puis il y a moi. Debout j'attends que la voix robotisée annonce la fin définitive de cette course. Je ne descends ni ne monte. J'attends entre les deux, comme ce petit garçon, mais moi je ne l'ai plus pour m'indiquer la sortie. Je ne l'ai plus.

Dans ce bus, qui file vers un autre avenir sans lui, je lui souhaite le meilleur. Je lui souhaite d'aimer, comme nous nous sommes chéris. Je lui souhaite de n'avoir peur de rien, pas même de lui. Je lui souhaite d'avoir tout ce qu'il m'a donné, et que je n'ai su lui offrir.

Dans ce bus, qui découvre un ciel nuageux aux ombres bleues, je lui dis, ce que j'aurais voulu qu'il entende de mes lèvres : merci !