Trésor d'un autre monde
À mes yeux, le meilleur cliché que j'aie pu réaliser durant toute ma carrière de photographe fut l'un de ceux pris lors de mon premier stage en pleine nature, à mes débuts. Cette œuvre d'art dont je suis si fier, parfaitement cadrée et précieusement protégée dans son petit cadre en bois, orne aujourd'hui encore le bureau de mon petit appartement.
Mais ce qui fait sa magnificence n'est pas tant mon talent que le sujet en lui-même: ce superbe cerf au regard si inquisiteur et pénétrant ne cesse de m'inspirer, et sa mystérieuse rencontre fut sans doutes l'événement le plus formidable de toute ma vie.
Cette histoire commence lors de ma vingtième année, je n'étais alors qu'un étudiant souhaitant commencer sa vie d'adulte ainsi que sa carrière de photographe. Ce métier me passionnait, j'étais plongé dans ma seconde année d'études et mon appareil photo, un modèle magnifique, avait toujours été mon meilleur compagnon de route. Un stage en pleine nature, voilà ce que je voulais pour parfaire ma formation! Et en cherchant un peu, je réussi très vite à en déceler un en plein centre de la Bretagne, près d'une forêt recelant nombre de végétaux et d'animaux, de quoi m'entraîner dans un milieu dépaysant pour moi, ayant toujours vécu à Paris. Je n'y étais encore jamais allé et rêvais déjà des grands espaces et lieux mystiques de cette région rien qu'en préparant mes bagages.
Mon départ eu lieu en mi septembre, je rencontrai alors les quatre autres participants qui allaient me servir de partenaires, ainsi que notre formateur. Ou formatrice, d'ailleurs. À vrai dire, je ne me rappelle pas vraiment d'eux, mais ils me furent d'une compagnie plutôt agréable.
Après avoir embarqué tout le matériel nécessaire dans le coffre de la petite camionnette mise à notre disposition, nous nous mîmes rapidement en route tout en bavardant de photographie, mais aussi des paysages splendides que nous offrirai notre destination ainsi que des animaux qui pourraient croiser notre chemin: rapaces, renards roux, écureuils, loutres... il y avait de quoi faire. Quelques fins connaisseurs se trouvant parmi nous purent même me renseigner de façon encore plus approfondie sur les forêts de cette région, peu nombreuses en réalité, mais faisant tout son charme. Pendant ce voyage, je me sentais déjà sur place. Et au fur et à mesure que nous nous rapprochions, c'était comme si l'air humide de la région m'enveloppait déjà.
Enfin arrivé, j'étais aux anges. En découvrant l'hôtel dans lequel nous allions séjourner, ainsi que la forêt, proche et déjà bien visible, je brûlais déjà de découvrir ce milieu verdoyant. Et je fus très vite servi, car dès le lendemain matin, la personne s'occupant de notre formation nous y emmena afin de nous montrer quelques techniques pour bien cadrer et capter la lumière dans le but de prendre la nature sous son meilleur angle, mais aussi photographier les animaux, ce pour quoi il faut énormément de patience, comme je le savais déjà... ainsi, lors de ce premier jour, au milieu des châtaigniers, des pins et du silence concentré régnant entre ces grands arbres, mes efforts pour capter la présence de l'un d'entre eux furent peu fructueux, contrairement à d'autres de mes camarades. Curieusement, malgré mon attention, ma discrétion et toute ma patience, je n'avais réussi qu'à prendre quelques clichés de végétaux et de petits oiseaux, ce qui n'était déjà pas si mal, après tout. Mais j'attendais le lendemain avec impatience, certain de parvenir cette fois à photographier un petit mammifère, peut-être, ou même un chevreuil. En tout cas, j'avais déjà pu apprendre et perfectionner de nouvelles techniques, ce pour quoi j'étais assez fier.
Éreinté de cette journée, je ne pus pourtant pas m'endormir de suite. De toute évidence, j'étais trop impatient à l'idée du lendemain. Que pourrai-je bien trouver d'intéressant? Mon imagination éclairait sans cesse la pénombre environnante d'images de la forêt d'émeraude, toutes plus magnifiques les unes que les autres. J'avais tant envie d'y retourner!
Quand soudain, un bruit parvint à mes oreilles. Il retentit une première fois, puis une deuxième avant que je ne le reconnaisse. Un cri d'animal, grave, puissant, qui devait venir d'assez loin dans la forêt et qui pourtant, résonnait de plus en plus fort dans tout mon être. J'étais loin d'être un professionnel en ce qui concerne les cris d'animaux, et je n'en avait jamais entendu de semblable, mais il me semblait bien qu'il s'agissait là du brame d'un cerf. Un cerf... j'étais interloqué. Je n'avais même pas imaginé la possibilité d'en rencontrer un, ce devait être impressionnant!
Poussé par une curiosité folle, je mourrai soudain d'envie d'aller voir la créature de laquelle émanait ce son si intense. Et, même si je savais que ce que je faisais n'avait aucun sens, je pris ma paire de bottes, mon blouson et bien sûr mon appareil photo, avant de me précipiter à l'extérieur et de filer vers la forêt sans réfléchir plus que cela.
Arrivé près des arbres, je vis que le petit matin arrivait lui aussi, accompagné des premières lueurs de l'aube. Et ce spectacle était d'autant plus magnifique du fait que j'étais sans doute le seul à pouvoir en profiter, si tôt, à côté du village endormi. Mais cette impression s'évanouit aussitôt, en m'apercevant qu'en réalité je n'étais pas totalement seul: un vieillard se tenait là, entre moi et la forêt. Il me fixait d'un air étrange, si bien que je ne savais que penser. Alors, je m'approchai de lui pour entamer la conversation, mais ne sachant pas vraiment quoi dire:
« Bonjour monsieur... J'ai entendu un cri d'animal assez impressionnant venant d'ici tout à l'heure, est-ce pour ça que vous êtes venu vous aussi? »
Puis un grand silence s'installa, son visage affichait une expression neutre. Peut-être était-il sourd, après tout. C'est seulement au bout de quelques secondes que ses traits commencèrent à former un sourire malicieux, puis qu'il se retourna, commença à contourner la forêt par la droite, et m'intima de le suivre.
Qu'avais-je d'autre à faire? Je me mis en route avec lui. C'est toujours en gardant le même silence que nous marchâmes, l'un à côté de l'autre. Je commençais à avoir des doutes. Pouvais-je vraiment lui faire confiance? Il avait l'air d'être un homme respectable, après tout, je ne pensais pas avoir à le craindre. Mais peut-être était-il fou? Il fallait tout de même que je voie où tout ça me conduirai.
Nous arrivâmes bientôt devant deux arbres singuliers. D'un côté, un bouleau, et de l'autre, un chêne, ployaient légèrement pour se rejoindre, et finissaient même par s'entrecroiser. Stupéfait, je ne manquai pas de photographier ce phénomène, avant de rejoindre mon guide qui avait déjà franchit ce mystérieux passage pendant ce temps. Cette autre partie de la forêt dans laquelle je commençait à m'enfoncer me paraissait encore plus luxuriante, encore plus belle que ce que j'en avais vu jusqu'à présent. Émerveillé, je ne cessais de lever la tête vers la cime des arbres, admirant leur grandeur dans cette nature si étrangement calme. Arrivé dans une clairière, je me décidai enfin à baisser la tête, tombant nez à nez avec un magnifique cerf.
Cette image est toujours restée gravée dans ma tête. Il me regardait, fier, de ses yeux calmes et sombres, sans s'enfuir, sans la moindre peur. Nous nous tenions si proche l'un de l'autre que je pouvait sentir sa respiration, son naseau se dilater puis se contracter... comment était-ce possible? Cet animal étais titanesque, il me dépassait presque, son pelage étais magnifique... une aura de mystère flottait autour de lui, si dense qu'elle était palpable, formant une auréole dorée entre ses bois, sculptant eux-mêmes de somptueux ornements vers le ciel et autour de ses oreilles. Ceux-ci étaient si immenses que je n'osais même pas l'imaginer en plein combat: il devait en avoir, de l'expérience. C'était la plus belle chose que j'aie pu voir de ma vie! Et cela ne signifiait qu'une seule chose: il fallait que je l'immortalise.
Bien que pétrifié, je pris mon appareil photo, pendu à mon cou, en prenant mille précautions, avant de le placer entre moi et le magnifique cervidé, qui me fixait encore et toujours. Quand le léger bruit caractéristique retentit, j'étais aux anges. Après tout, je venais de prendre le plus beau cliché de ma vie.
Le cerf ne se montrait toujours pas craintif, si bien que je décidai d'approcher ma main, pour essayer de le frôler. Ce fut à ce moment qu'il décida de s'en aller, à quelques centimètres de moi,toujours aussi calmement. J'aurai dû le suivre, je ne sais maintenant ce qui m'en a empêché. Le manque de courage, peut-être. Je le regardai simplement s'éloigner, de son pas majestueux, de plus en plus loin, jusqu'au moment ou il disparut de mon champ de vision.
J'en avais oublié le vieux monsieur: en me retournant, je constatai vite qu'il n'était plus nulle part. Alors, je me dirigeai vers mon hôtel, remerciant le destin pour cette rencontre fabuleuse. Autour de moi, les feuilles bruissaient lentement, comme si de petits animaux s'éloignaient de mon passage. Passé le portail de bois si particulier et remis un peu de mes émotions, à mes yeux, ni les arbres, ni les hauteurs ou même le ciel ne présentaient plus quelconque intérêt, après ce que j'avais pu voir.
En rentrant, il faisait déjà jour, et toute mon équipe m'attendait pour une nouvelle expédition, se demandant où j'étais passé. Je ne voulais pas leur expliquer. Je voulais à tout prix garder ce secret. En me risquant quand même à leur montrer ma photo, je découvrit très vite que j'étais le seul à pouvoir y distinguer le magnifique animal: eux n'y voyaient que des arbres. Après tout, plus rien ne pouvait m'étonner. La journée passa lentement, et, bien que je réussi à photographier quelques écureuils, et même un chevreuil, tout ce que je faisais me semblait minable, médiocre. Je n'avais qu'une envie, aller retourner voir ce cerf.
Alors, le lendemain, je me levai à la même heure, enfilai mes bottes, mon blouson, mon appareil photo, avant de me diriger vers la forêt. Plus de vieux monsieur, cette fois, mais un enfant jouant tranquillement dans l'herbe. Un peu inquiet pour lui, je lui demandai alors ce qu'il faisait là, mais lui non plus ne semblait pas pouvoir m'entendre, il ne leva même pas les yeux vers moi. Alors, après avoir inspecté les environs sans voir la moindre personne, le moindre responsable de l'enfant, je me résolu tout de même à continuer ma route, jusqu'à retrouver les deux arbres entrecroisés, puis la clairière. Et quelle ne fut pas ma joie de pouvoir admirer de nouveau mon cerf, planté là, au même endroit! Mais il avait perdu ses bois. Il n'en restait que deux minuscules parties, partant de la tête, puis une cassure nette.
Comment des bois aussi imposants avaient-ils pu être coupé ainsi? J'étais scandalisé. Cela allait mettre des années pour repousser! Je me mis presque à la place de l'animal, sentant son impuissance nouvelle, respirant avec lui. Il étais toujours aussi calme, et gardait beaucoup de charme, mais je sentais comme une profonde mélancolie. Ou peut-être était-ce tout simplement moi, qui était triste, à contempler ce chef d'œuvre désormais incomplet. Quand il se décida à partir, cette fois, ce fut dans un élan tellement rapide que je n'eu aucune chance de le suivre.
Le lendemain, j'y retournais encore. Plus personne sur ma route, cette fois: pas de vieux monsieur, pas d'enfant, seulement moi et le silence écrasant. Arrivé à la clairière, je vis encore mon cerf. Mais il était mort, transpercé d'une flèche dans le cœur, son sang s'étendant autour de lui, formant une flaque de plus en plus grande.
Je m'effondrai de rage, profondément triste, et même honteux de moi-même. Peut-être aurai-je pu faire quelque chose pour le sauver? Qui avais bien pu être assez cruel pour tuer le roi de la forêt, d'une flèche dans le cœur? De toute manière, ç'en était trop pour moi. Sans finir mon stage, je décidai aussitôt de rentrer chez moi, espérant peut-être oublier l'horreur je j'avais vue.
Mais jamais je n'oubliai, et ma mélancolie me suivi durant tout le voyage, durant toute ma vie. Je délaissai même peu à peu la photographie, trouvant mon travail de plus en plus mauvais. Quant à la magnifique photo du cerf, personne à ma connaissance ne pu jamais la voir comme moi, je la voyais, ce qui était sans doute le plus frustrant. Jamais je ne compris comment cet événement était arrivé, comme par magie, et jamais quelque chose de semblable ne se reproduisit dans ma vie. Sans cesse, quand j'y repensais, la désagréable impression d'être passé à côté de quelque chose, un détail, de ne pas avoir tout compris, m'envahit soudain.
Et quand je revins quelques années plus tard, la forêt avait disparu.
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