Chapitre 1(1)
Le lit grince comme un métronome, avec un rythme aussi parfait que soporifique. Dans un mélange de draps froissés et d'halètements contenus, l'odeur piquante de la transpiration s'insinue jusqu'à mes narines. Je réprime une grimace, fixe un point virtuel au plafond immaculé, alors qu'il s'écroule lourdement sur mon corps à moitié nu, le visage fendu d'un sourire satisfait. Je ne le laisse pas s'éterniser, je m'extirpe sans aucune douceur, pressée d'en finir avec ce rituel désagréable, et rabaisse ma jupe après avoir essuyé le liquide entre mes jambes. Luke se redresse à son tour, revêt le masque de froideur qui lui sied si bien et reboutonne sa chemise.
— Il faut que je retourne au ministère, indique-t-il sans un regard.
Ce n'est pas la première fois que lui et moi avons une relation sexuelle. Il est plus ou moins mon régulier : notre taux de compatibilité crève les plafonds. Et il paraît que je n'ai pas vraiment à me plaindre. Luke est plutôt bien bâti : beau brun élancé, muscles saillants, pommettes bien dessinées et regard de braise. Pour couronner le portrait idyllique, c'est le fils du président Conrad, et il a un poste haut placé au ministère des représailles. Il gère l'armée des gardiens et les interrogatoires. Pourtant, même si je le trouve attirant, je n'arrive pas à le désirer. Lui comme un autre d'ailleurs...
J'acquiesce et quitte la chambre, aucun de nous n'a de temps à perdre. L'air frais se faufile sous mes vêtements et m'insuffle un regain d'énergie. Alors, après quelques secondes d'apathie, je me remets en marche, plaque un sourire forcé à destination du gardien sur mes traits, et sors de l'enceinte. L'écran digital ornant la grille qui me sépare de ma pseudo liberté clignote lorsque je l'enclenche. Le scanner m'analyse de la racine des cheveux à la pointe de mes orteils.
— Lilas Stevens, 29 ans, lance la voix atone. Vous avez ovulé ce jour à 6h35. Votre taux potentiel de fécondation est de 73 %. Bonne journée.
Je serre les dents. Bla Bla Bla. La grille s'ouvre enfin, refermant du même coup la réalité de cette sombre journée. Sans doute celle que je déteste le plus au monde. Je redresse les épaules, adopte un pas cadencé qui me mène fièrement jusqu'à l'hôpital.
Le récepteur digital sur lequel j'étale mes empreintes émet un bip sonore, avant de me laisser pénétrer dans l'enceinte tandis que j'insère la montre faisant office d'ordinateur portable au poignet.
— Bienvenue Docteur Stevens. Votre rythme cardiaque est un peu élevé aujourd'hui. Vous devriez vous reposer avant d'entamer vos consultations.
Je jette un œil désabusé à l'engin. Je viens de baiser un mec sans vraiment en avoir envie, pour un rituel basique et animal en vu de féconder. Alors oui, mon rythme cardiaque doit légèrement s'emballer.
— Vos pulsations continuent de grimper, arrêtez-vous quelques instants, m'ordonne la voix implacable.
Le gardien du service dans lequel je travaille – la chirurgie – darde un œil sévère sur ma personne. Je baisse instinctivement les yeux.
Ne pas faire de vague...
Je m'assoie sur une des chaises prévues pour les patients et force exagérément ma respiration. Je dois absolument maîtriser mon mouvement d'humeur, et parvenir jusqu'aux toilettes. Je le fais constamment. Paraître, sourire, dompter mon caractère et mes humeurs pour réguler mes fonctions vitales. Le gardien croise les bras et continue de me fixer, attendant implicitement les prochaines paroles de l'ordinateur. Je relève les yeux malgré moi, croise son regard sans âge, aussi froid qu'un iceberg. Sous la casquette réglementaire jaillit une mèche de cheveux grisonnante. Pourtant, ses traits juvéniles contrastent avec l'allure patibulaire et massive de sa musculature. Engoncé dans un uniforme entièrement noir où seul le mot gardien tatoué sur le devant égaye sa monotonie d'un rouge sang parfaitement de circonstance, il tapote la poche contenant son arme.
— Votre rythme cardiaque est à nouveau opérationnel.
J'attrape mon sac, cache ma précipitation derrière ma fausse nonchalance, et traverse le hall avec détachement. Je sens la tension émaner de Juliette lorsque je la contourne, annonçant que je passe aux toilettes. Je referme soigneusement la porte et intime à mon cœur de ne pas s'emballer de nouveau. Je soulève alors le réservoir en prenant garde de ne faire aucun bruit, pour en saisir le petit sachet scotché dans la partie supérieure, et doublement emballée dans du plastique étanche. Inspiration – expiration. Je lutte pour que le micro ordinateur ne se déclenche pas, décachète doucement le sachet d'une main tremblante et saisit la capsule pas plus grosse qu'un petit pois.
Hors de question que je tombe enceinte. Une nouvelle fois. Juliette, une gynécologue de l'hôpital et la seule que je pourrais qualifier d'amie, crée ces pilules – confectionnées à prix d'or grâce au marché noir – et m'en laisse dans les toilettes pour ma propre consommation, mais également pour que je puisse les distribuer. Cette pilule miraculeuse appelée VITA – quelle ironie ! – est indétectable dans le corps humain. Elle agit comme un composant de notre organisme, immunologiquement et biologiquement parlant, et forme une fine pellicule qui se dépose sur les ovules émis, bloquant ainsi toute chance de passage des spermatozoïdes au travers de la membrane.
J'en absorbe une avec rapidité et fourre les autres dans la poche de ma veste. Je risque gros, j'en ai conscience. S'il prend l'envie subite à l'un des gardiens de me fouiller et qu'il trouve le sachet de capsules, je suis bonne pour passer devant le tribunal de haute trahison. Et dans ce cas, je ne donne pas chère de ma peau ! À Valéria, la procréation est sacrée. Plus qu'un devoir, c'est une nécessité, notre salut. Sinon, l'humanité finira par s'éteindre. C'est inscrit dans tout bon bouquin d'histoire...
Une fois sortie, je passe de l'eau fraîche sur mes traits décomposés. Je tiens juste à prendre un moment pour me ressaisir, pour affronter la journée sans affect, sans sentiments, comme la plupart des fantômes que je croiserai sur ma route. Les quelques mèches corbeau humides que je distingue dans le reflet du miroir se plaquent contre ma joue de façon éparse et me brouille la vue au passage. Je souffle exagérément, m'éponge le visage et réajuste mon chignon lâche. Une nouvelle journée s'annonce à l'horizon. Il est temps de l'affronter.
— Madame Adams est en salle d'opération. Le docteur Perry t'attend, m'indique Eva l'infirmière en chef.
J'avance comme un automate, traverse le couloir à une allure soutenue, les traits fermés mais l'esprit en ébullition. Un mois de gagné. C'est à la fois rien, et tout...
Avant d'entrer dans la salle d'opération, je croise subrepticement le regard de Juliette. C'est fugace, à peine décelable, mais l'éclat qui luit dans ses iris mordorés reflète ma propre rébellion silencieuse. Elle secoue sa chevelure blonde coupée en carré court qui retombe sur sa mâchoire prégnante ; un rictus de sourire apparaît au coin de ses lèvres tandis qu'elle aide une femme enceinte en proie aux douloureuses contractions à se mouvoir dans le couloir.
J'ai rencontré Juliette lors de mes études de médecine. Même si les rapprochements – autant amicaux que physiques – sont interdits à Valéria, un semblant d'amitié s'est instauré entre nous. À moins que ce ne soit nos idéaux communs. Ce sentiment d'injustice, étouffé dans l'œuf à chaque bouffée d'oxygène. Parce que nous avons connu l'avant. Parce l'embryon des souvenirs nous enchaîne à cette liberté qui n'est plus qu'illusion. J'avais à peine quatre ans lorsque Valéria a été créée. Trop jeune pour appréhender le monde extérieur et ses nuances, mais assez consciente pour me rappeler de mes parents, de ce sentiment d'amour qui fleurit pour s'épanouir au grand jour. Aujourd'hui, l'amour n'est plus qu'un mythe lointain, les sentiments, une broutille. Parce qu'il faut reconstruire ce monde en friche. Parce qu'avant de vivre, il faut survivre.
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Voilà le tout début ! Histoire de se mettre en appétit !
Je posterai la suite dimanche !
Bisous !
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