TROISIÈME PRÉSENTATION : Sarah
- Comment t'appelles-tu ?
- Sarah Coven.
- Quel âge as-tu ?
- Quinze ans.
- Pourquoi as-tu accepter de te join-
- Tu ne me poses pas la question de la situation familiale ?
- Très bien. Quelle est ta situation familiale ?
- Je vis avec mon oncle.
- Pourquoi as-tu accepté de te joindre à moi pour créer le Club ?
- Parce que j'en avais envie.
- Et comment vas-tu mourir ?
- Ecrasée par une météorite.
***
Dans le ciel nocturne, la lune paraissait pleine, même si cela faisait trois jours qu'elle l'avait réellement été. Ce soir-là, elle brillait particulièrement fort, néanmoins, les lumières de la ville déchiraient l'obscurité et m'empêchaient de voir à quel point. Pourquoi les lampadaires étaient-ils si fort ? Qu'avaient les gens contre les lumières célestes des étoiles ? Des questions sans cesses ressassées dans mon cerveau mais qui ne trouvaient depuis des années qu'une seule réponse : la débilité de l'être humain, trop soucieux de ce qu'il se passe dans son monde pour voir qu'il y'en a un autre juste au-dessus, bien plus vaste et regorgeant de milliards de possibilités.
C'est dans ce monde que je voulais vivre.
- Vert.
Je décollai mon visage de la vitre et observai mon oncle qui conduisait avec l'assurance d'un pilote de course. Ce qu'il avait été, quatorze ans auparavant, avant que l'Accident avec un grand « A » n'écrase sa carrière pour lui en refiler une autre, bien moins sportive.
- Vert ? Répétai-je.
Nous passâmes devant le casino. Pendant une seconde, la lumière rouge des néons vint tâcher la barbe de trois jours de mon oncle et je réprimai une envie de vomir en même temps qu'une vision venue du passé.
- Tes cheveux, dit-il. La nuit, ils paraissent verts.
La voiture effectua un virage et roula devant les jardins. A l'intérieur, devant un carrousel, des centaines de bouquets et divers autres objets étaient entreposés depuis le 14 Juillet. Je n'y fis pas attention et attrapai une mèche que j'observai sous tous les angles.
- Ils sont bleus.
- Mais ils paraissent verts.
- Alors la coloration est en train de partir.
Tonton Chris, comme je l'appelais quand j'étais petite, émit un rire discret et appuya sur le frein. Le véhicule s'immobilisa en tête de queue devant le feu rouge, et je détournai le regard pour ne pas voir son visage tâché de cette couleur poisseuse. Je n'avais rien contre le rouge, je ne lui vouais une haine que lorsqu'il rencontrait les traits fins de mon oncle ; vieille réminiscence d'un traumatisme qui ne passerait probablement jamais, j'en étais pleinement consciente.
Sur la piste cyclable qui longeait la route, j'aperçus un gamin de sept ou huit ans avalant le bitume à grandes enjambées de rollers. J'eus d'abord envie d'ouvrir la fenêtre et de lui faire remarquer qu'il n'avait rien à faire sur la piste cyclable (les rollers étant considérés comme piétons d'après le code de la route), mais c'est une autre question me traversa l'esprit.
Qu'est-ce que tu fais ici, seul, ce soir ?
Quand ses yeux de bambins croisèrent les miens alors qu'il passait de l'autre côté de la vitre, le feu vira au vert et Christophe fit repartir la voiture, laissant cette question à jamais sans réponse. C'était quelque chose que je détestais dans ce monde ; devoir rester ignorante des réponses à mes questions aussi nombreuses qu'inutiles (parfois). Je soupirai à cette idée et décidai de faire un peu de « small talk », comme disent les anglais. Même si je n'avais jamais été particulièrement fan de ça.
- Je suppose que je vais devoir aller chez un coiffeur pour que le bleu tienne mieux.
- Vraiment ? C'est rare que tu ne fasses pas les choses par toi-même.
Mon oncle avait eu un sourire moqueur.
- Je connais mes limites, rétorquai-je. J'ai tenu à le faire moi-même pendant un an, mais j'ai bien peur que le BAC qui arrive m'empêche de prendre du temps pour moi.
Nouveau feu rouge. Christophe freina brusquement et me lança un regard éberlué.
- Depuis quand est-ce que c'est quelque chose qui t'inquiète ?
Comme la lumière ne se reflétait pas sur son visage, je soutins son regard, mes lèvres décrivant un arc de cercle narquois.
- C'était une blague, bien sûr que le BAC ne me prendra pas de temps. Je commence juste à me lasser de tremper mes cheveux au-dessus de la baignoire toutes les deux semaines...
Mon oncle sembla se détendre.
- Tu m'as presque fait peur, lâcha-t-il.
Ce qui était un exploit ; même les films d'horreur réputés les plus effrayants ne lui faisaient aucun effet. Un point commun entre Tonton Chris et sa nièce adorée.
Je laissai mes pensées divaguer et jetai mes yeux par-delà le pare-brise. La foule s'amassait cent mètres plus loin, attirée par les néons multicolores et les bonnes odeurs. Et au-dessus des rangées de petits cabanons en plastique imitation bois s'élevait la Grande Roue, plus grande et lumineuse que jamais. Le marché de Noël battait son plein.
- Dépose-moi au prochain passage piéton.
Mon oncle hocha la tête alors que le feu passait au vert. La voiture cracha une fumée grisâtre et j'aperçus une maman agiter l'air près de son nez avec sa main qui ne tenait pas la poussette. Désolé, songeai-je, le temps où les voitures rouleront toutes à l'électrique n'est pas prêt d'arriver. Ça aussi c'était un gros défaut de l'Homme ; se reposer sur ses acquis et avoir peur des choses nouvelles ou moins rentables, la majorité des cas au détriment de la nature.
Ces constations écologiques faites, Christophe actionna le clignotant droit et se rangea sur le côté de la route, déclenchant une série de klaxons pressés. Je sortis du véhicule en vitesse pour faire taire ce brouhaha.
- Ici dans une heure, lançai-je à mon oncle.
- Ici dans une heure, répéta-t-il. Fais attention à toi, Cosmic Girl.
J'acquiesçai et le laissai partir, libérant la route à cinq voitures impatientes de continuer leur chemin. Le monde va trop vite, marmonnai-je entre mes lèvres.
Puis je traversai la route et me retrouvai devant les festivités. Le bruit m'assaillait déjà, mais je dus passer entre plusieurs barrières et me faire fouiller avant de réellement pouvoir marcher au milieu des stands ; les attaques terroristes de l'Eté dernier avaient changé certaines habitudes...
Mais autour de moi les gens riaient, discutaient, chantonnaient, parfois en couple, avec leurs enfants, en groupes d'amis, rarement seuls. Et les petits chalets en plastiques diffusaient leurs odeurs, exposaient leurs produits régionaux, leurs spécialités de saison, chaque vendeur tentant de faire vendre ce qu'il avait à vendre, et faire augmenter le chiffre d'affaire de son commerce, tout ça sous les notes entêtantes et mémorables des chants de Noël sortant des haut-parleurs de la place. Je ne me laissai pour autant pas emportée par la magie commerciale de Noël et marchai jusqu'aux pieds de la Grande Roue.
Celle-ci exhibait un spectacle de couleur à elle seule, un ballet lumineux et électrique de toute splendeur. Je me demandai combien d'énergie était gaspillée pour faire tourner cet attrape-touriste. Néanmoins, en regardant les nacelles s'élever progressivement dans les cieux, j'eus la fâcheuse envie de faire un tour, juste un. Je vérifiai alors sur ma montre à tête d'Alien que j'avais le temps (j'en avais ; quinze minutes avant dix-neuf heures) et me dirigeai au guichet. Je déposai deux pièces de deux euros sur le comptoir, un prix raisonnable selon moi, et l'employée qui ne devait être qu'une étudiante travaillant pour rembourser son prêt à la banque me l'échangea contre un ticket rose fluo. Je suivis son collègue jusqu'à une nacelle toute blanche en forme de meringue et m'y engouffrai, je l'avais pour moi toute seule. Impatiente de décoller, je patientai quelques secondes supplémentaires et le mécanisme se mit en marche.
Au final, mon envie redescendit au moment où je compris que mon ascension s'arrêterait toutes les douze secondes pour qu'un badaud sorte de la nacelle la plus basse et laisse sa place à un autre. Ça cassait un peu le délire. Cependant, j'avais payé, alors il était hors de question que je sorte maintenant (et de toute évidence c'était impossible sans m'écraser). Alors bon gré mal gré, je pris mon mal en patience et admirai le marché qui semblait de plus en plus petit à mesure que ma nacelle grimpait.
En bas, les gens passaient d'humains de tailles normale à Hobbits, puis d'Hobbits à fourmis. Après cinq minutes de montée, ils n'étaient plus que de tous petits points 33 mètres en-dessous de moi, aussi minuscules que les étoiles brillant dans le ciel nocturne. Ces petits points grouillaient entre les cabanons du marché, mais s'espaçaient peu à peu autour de la place. On en voyait remonter le long de l'avenue, d'autres se diriger vers la mer au Sud ou encore certains partir se balader dans le parcours de verdure et de fontaines appelée « Coulée Verte » au milieu duquel se trouvait la place et la Grande Roue. Et maintenant, j'étais tout en haut de celle-ci, à observer tout ce qui était observable de mon point de vue. Je voyais les montagnes loin au Nord et à l'Est, faisant office de frontière avec l'Italie. Je voyais les vagues s'échouer le long de la plage de la Promenade des Anglais et la mer s'étendre à l'infini, sa surface se confondant avec la nuit noire à l'horizon. Je voyais jusqu'à la colline du château de Nice d'un côté et jusqu'à l'aéroport de l'autre.
Mais surtout, je voyais les milliards d'étoiles tapisser la voûte céleste ; tant de possibilités de mondes à explorer meilleurs que celui dans lequel nous vivions.
Avec ce que je connaissais des membres du Club, j'avais pu classer trois types de réactions face à notre problème commun ; la connaissance de notre mort. Il y avait d'abord ceux qui comme Samuel, faisaient tout pour l'éviter. Dans cette catégorie rentraient aussi Tim et Victoria, cette-dernière ayant tendance à positiver à outrance pour ne pas penser à quoi que ce soit se rapprochant du suicide. Ensuite venaient Mathilde et Axel, qui restaient vigilants, sans pour autant s'empêcher de vivre. Et puis il y avait moi, qui avait développé une passion pour ce qui entourait ma mort. Ecrasée par une météorite, en voilà une mort peu commune. D'après mes recherches internet, je faisais partie de la probabilité 1/1600000 de mourir de cette manière. C'est peut-être parce que ce genre de probabilité paraissait si invraisemblable que je ne me faisais pas de soucis. Au final, c'était plutôt cool tellement c'est rare. Tellement cool que j'avais eu envie d'en savoir plus sur les météorites, et sur l'espace en général. C'était un sujet extrêmement intéressant, un puit de connaissance infinie qui ne demandait qu'à être creusé.
Et c'est pour ça que je me retrouvais là, en haut de la Grande Roue, à observer le ciel nocturne, des étoiles dans les yeux.
Malheureusement, les douze secondes passèrent vite et la descente de ma nacelle commença. Je soupirai de déception, mais tout de même heureuse d'avoir pu observer ce panorama d'exception au plein cœur de la ville. Toutes ces pensées m'avaient aussi ramenée au Club, et notamment à notre présidente ; Victoria. Comment allait-elle ? Par SMS, elle nous avait appris que l'interruption de notre visite chez elle d'il y a trois jours était due à l'hospitalisation de sa mère. Après ça, plus de nouvelle. Elle avait loupé les deux derniers jours de cours avant les vacances, probablement partie auprès de sa génitrice avec son père.
Pour la première fois depuis une éternité, je ressentais le besoin d'appeler quelqu'un.
Ni une ni deux, et tandis que la nacelle continuait de descendre par à-coups, je sortis mon portable du manteau et recherchai le numéro de mon amie. Elle répondit après quatre sonneries.
- Allô ?
- Ta mère va bien ?
Je l'entendis rigoler à l'autre bout du fil. C'était bon signe.
- Toujours aussi directe... Elle va mieux, la balle a fracturé une côte, mais n'a pas percé le poumon. Une chance que c'était un petit calibre.
- La balle ? Répétai-je, incrédule.
Elle parut complètement lasse.
- Un de ces tarés bretons avait un flingue. Quand les forces de l'ordre ont voulu contenir la manif' il a sorti le pistolet et a tiré. Et c'est la journaliste qui a servi de cible... Elle portait un gilet pare-balle, une idée salvatrice de l'équipe de rédaction.
- Combien de temps va-t-elle rester à l'hôpital ?
- Un petit moment. Les médecins préféreraient la garder au moins trois semaines, car on ne peut rien faire pour réparer les os plus vite. Cependant, elle va être transférée sur Nice début janvier, donc je serai de retour à temps pour les cours.
Je soufflai un peu. Finalement, la crise n'était pas si grave que ce qu'elle aurait pu être.
- Tant mieux.
- Et vous ? Demanda-t-elle. Finalement, vous avez décidé quoi faire pour la journée des Clubs ?
Merde. Voilà quelque chose qu'on avait totalement oublié.
- Je suppose qu'on va partir sur la même chose que l'année dernière...
- Le questionnaire ? Il faudra rajouter deux ou trois questions histoire de ne pas faire exactement la même chose.
- Evidemment.
J'entendis une porte se fermer à travers mon smartphone.
- Tu montes en voiture ?
- Oui, dit-elle. Nous venons de sortir de l'hôpital, les horaires de visites sont terminés. Direction un restaurant quelconque puis l'hôtel où nous séjournons. Et toi ? Vous vous êtes décidés pour la sortie de Noël ?
- On y est, à vrai dire. Enfin du moins j'y suis, les autres ne devraient pas tarder. On a décidé de la faire tôt, pour éventuellement en faire une deuxième si tu rentrais à temps.
- C'est gentil, mais je pense qu'il faudra vous passer de moi cette année. Que faites-vous, donc ?
- Le marché de Noël de Nice, un classique.
- Ça ne fait pas de mal, parfois.
- C'est vrai.
- Bien. Mon père souhaite me parler. Je te laisse Sarah, passez de bonnes vacances tous les cinq.
- Merci. Bon rétablissement à ta mère.
L'appel coupa sans plus de cérémonie.
J'étais contente ; mon amie allait bien, et sa mère aussi. Ces bonnes nouvelles me firent presque oublier le désarroi de la descente. De nouveau tout en bas, je sortis de la nacelle en ignorant la main tendue de l'employé qui ne voulait rien de plus que m'offrir son aide. Non merci, je suis assez grande pour me débrouiller. Mais j'eus à peine le temps de faire deux pas qu'une tornade blonde me fonça dessus et faillit me faire trébucher.
- Coucou Sarah ! Cria Mathilde en m'étreignant de ses bras emmitouflés dans une grosse veste rouge.
Derrière moi, l'employé commença à râler :
- Mademoiselle, on ne bouscule pas les gens comme ça.
De plus, j'empêchai deux tourtereaux bras-dessus bras-dessous de monter dans la nacelle, leurs tickets rose fluo criant « c'est à notre tour » dans leurs mains gantées. Mais Mathilde s'en fichait, son regard était rivé sur quelque chose de bien plus intéressant : la Grande Roue.
- Dit, on fait un tour ? Me demanda-t-elle en me perçant de ses yeux noisette.
J'avais l'impression de voir une gamine quémander plus de chocolat dans son lait au quatre-heures. De toute évidence, le refus n'était pas permis. Alors tout en hochant la tête, je dégainai un billet de 10 euros que je plaçai entre les doigts de l'employé, pauvre étudiant ne comprenant pas ce qui lui arrivait.
- Gardez la monnaie, lui ordonnai-je alors que Mathilde sautillait derrière moi. C'est pour la gêne occasionnée.
Le jeune adulte me lança un regard stupéfait et marmonna quelque chose d'inaudible. Je pris ça pour un « ok » et montai dans la nacelle, vite suivie par Mathilde et l'incompréhension des deux amoureux. Je leur lâchai un « désolée » peu convaincant et eut à peine le temps de m'assoir que le mécanisme repartait.
Mathilde lâcha un soupir de soulagement.
- Aaah, je suis si heureuse. Vans ne m'aurait jamais accompagnée, elle a le vertige.
- Vans ? Qui est-ce ?
- Vanessa, une amie chez qui je passe le weekend, bon sauf cette heure-là où je me suis éclipsée de son apart'.
Je hochai la tête en silence. A chaque fois que Mathilde nous parlait de quelqu'un, c'était un ou une amie, mais jamais la même personne. On aurait dit que cette fille se socialisait à la vitesse d'un TGV.
Tout mon contraire.
Je remarquai alors qu'un des Hobbits en contrebas me disait quelque chose. Je me rapprochai du bord de la nacelle, ce qui la fit tanguer légèrement, et me penchai.
- Axel est arrivé, dis-je platoniquement.
- Et Tim aussi ! Lança-t-elle joyeusement.
En effet, j'aperçus également la nouvelle recrue à quelques mètres de lui. Les deux garçons se rejoignirent près de la Grande Roue mais nous fûmes bientôt trop hautes pour continuer à les observer.
- Piles à l'heure, remarquai-je en lorgnant sur ma montre Alien. Samuel ne devrait pas tarder.
- Il ne viendra pas, fit tristement Mathilde.
La jeune fille souffla et de la buée s'échappa de sa bouche, le froid s'installait.
- Il m'a envoyé un SMS tout à l'heure, repas de famille surprise.
- Un repas de famille ? Répétai-je, étonnée.
Je fis pencher ma tête sur le côté.
- Depuis quand Samuel a-t-il de la famille à côté de sa mère ?
Mathilde me lança un regard noir (enfin aussi noir qu'elle pouvait, soit pas trop méchant au final) mais finit par hausser les épaules.
- Je t'avoue que je ne sais pas trop non plus.
Nous restâmes silencieuses quelques temps, jusqu'à ce que la Roue nous emmène jusqu'à son sommet.
- Que c'est beau ! S'extasia Mathilde.
Ses yeux pétillaient, c'en était presque attendrissant. Cependant, sa joie fut coupée court quand un coup de vent secoua la nacelle.
- Aaah, il fait froid ! Hurla-t-elle. Mais comment tu fais pour rester habillée comme ça ?
Noyée la tête dans les étoiles, je mis quelques secondes à comprendre qu'elle m'adressait la parole.
- Sarah ! Cria-t-elle.
- Mes habits ? Eh bien...
Je portais de longs collants à imprimé « galaxie » surmontés d'une jupe noire à tête d'Alien. Pour le haut, un simple débardeur turquoise qui ressortait derrière un long manteau sombre. C'est vrai que ce n'était peut-être pas très adapté à la saison, surtout quand je voyais Mathilde se geler dans sa grosse doudoune.
- Je ne suis juste pas frileuse.
C'était bien la seule explication à donner, car je n'en voyais de toute façon pas d'autre. A moins que je ne sois en réalité une extraterrestre venue d'une planète de glace ? Non, impossible à 99,9999% des cas, même si ça aurait été cool.
- Je l'avais remarqué... soupira-t-elle de lassitude.
Elle se laissa tomber dans la nacelle et nous nous fîmes portées comme ça jusqu'à la fin. Je sortis en première, devant un employé qui me dévisagea de ses yeux ronds et encore fatigués de ma présence, mais peut-être encore plus par celle de Mathilde, qui lui envoya un bisou volant pour le remercier de sa patience avec nous. Pas sûr que ça nous aiderait pour un troisième tour.
- Vous vous amusez déjà bien, à ce que je vois.
Axel s'approcha de nous, le ton de sa voix trahissant à la fois amusement et impatience. Il était déjà dix-neuf heures sept, et le garçon détestait attendre.
- Coucou Axel ! Tonitrua Mathilde avant de se voir violemment repoussée en arrière par le jeune homme aux cheveux en pics.
Elle ne s'en plaignit pas et réitéra son attaque sur l'autre pauvre garçon en criant :
- Coucou Tim !
Ce-dernier esquiva d'un rapide pas sur le côté et la laissa s'écraser au sol. Il avait l'air un peu gêné, mais surtout désorienté. J'imaginai que peu de ses sorties entre amis devaient avoir commencées comme ça.
- Bonsoir, lança-t-il distraitement, ses yeux soudain attirés par le ballet lumineux de la Grande Roue.
- Tu veux faire un tour ? Lança Mathilde qui s'était déjà relevée.
Un troisième tour, songeai-je. Je rigolai intérieurement. Ça ne m'aurait pas étonnée qu'il dise oui ; le chiffre trois était celui qui revenait le plus souvent dans ma vie. J'étais née à trois heures de l'après-midi, j'avais eu mon premier animal de compagnie à trois ans (un Rottweiler du nom de Candy), mon format préféré pour dessiner était le A3, etc... Et surtout, au troisième mois de mes trois ans, à trois heures du matin, l'Accident avec un grand A était survenu. La voiture de mon père avait été enregistrée roulant à 333km/h, et s'était écrasée dans la courbe que décrit les 300 mètres de la route nationale 3 à Paris. En étaient ressortis trois survivants ; Tonton Chris, Candy et moi. Pleins de trois. Tout le temps des trois. Parfois des trois heureux, parfois des trois malheureux, souvent des trois « on s'en fout ».
Mais visiblement, ce soir, il n'y allait pas avoir trois tours de Grande Roue.
- Je suis pas très bien en haut de ces trucs, admit Tim, me faisant sortir de mes pensées.
- Tu as le vertige ? Demandai-je avec un sourire en coin.
- Comme Vans ! S'écria Mathilde aux oreilles d'Alex qui grogna.
Tim secoua la tête.
- Non, je ne fais juste pas entièrement confiance à ces machines.
- Tu as bien raison... Marmonna Axel.
Je trouvai la remarque d'autant plus marrante qu'il était le fils d'un forain.
- Oh ! Lança alors Mathilde, paraissant aussi étonnée que si elle venait de voir un vaisseau Alien (ce qui m'aurait plu).
Elle fouilla dans une des poches de sa doudoune et en sortit un bonbon à la menthe qu'elle glissa au creux de ma main droite. Je fixai son emballage en plastique quatre bonnes secondes et demandai :
- Et c'est pour quoi ?
- Tu m'as payé la place ! Je te rembourse !
Je lorgnai de nouveau sur le bonbon. Ce machin valait-il vraiment quatre euros ? Probablement pas, sûrement pas, même. Mais c'était l'intention qui compte. Alors je laissai échapper un « Oh, merci » tout en songeant que je jetterai cette offrande dans la première poubelle que je verrais.
Cette soirée s'annonçait sympathique.
Et c'est ce qu'elle fut ; sympathique.
L'atmosphère entourant le marché ne laissait de toute façon pas d'autre option que l'amusement. Les haut-parleurs continuèrent de cracher leurs chants de Noël, les vendeurs continuèrent de vanter leurs produits, et les passants continuèrent de se balader. Les acteurs jouèrent leur rôle, et nous ne fîmes évidemment pas exception.
Mathilde s'extasia sur tout et n'importe quoi, Axel s'emporta sur Mathilde une quinzaine de fois, quand il ne demeurait pas muet comme une carpe, et Tim resta discret mais répondit à chaque fois aux pics que je m'amusai à lui lancer. La soirée se passa bien, même si je déplorai l'absence de Samuel et Victoria.
Tim fut le premier à repartir, quand nous croisâmes sa famille au détour d'un vendeur de marrons chauds. Une petite sœur mignonne et des parents ni excentriques ni mornes, à l'image de leurs enfants. Axel détala à son tour quand son grand frère l'appela sur son portable, alors Mathilde patienta l'arrivée de mon oncle avec moi, avant de repartir chez son amie Vanessa quand ce-dernier arriva.
Une soirée sympathique.
- Alors, le garçon que t'as déniché a décidé de se joindre à votre Club ?
- Tim n'a pas officialisé son inscription, mais avec la journée des Clubs qui approche, ça ne saurait tarder.
Du coin de l'œil, j'aperçus la bouche de mon oncle s'entrouvrir mais ne lui laissai pas le temps de parler :
- Non, je ne te le dirai toujours pas.
Tonton Chris laissa paraître une fausse vexation, lâchant une main du volant pour mouliner l'air de l'habitacle.
- Et quand est-ce exactement que tu vas me le dire ? Avant la fin de l'année scolaire, j'espère. Ça n'aurait plus d'intérêt sinon.
- Seulement si une pluie de météorite est prévue d'ici-là.
Il ne chercha pas à comprendre davantage et laissa tomber.
Mon oncle ne savait pas que je savais comment j'allais mourir. Jamais son esprit 100% rationnel ne pourrait croire une chose pareille. Pourtant, j'estimais aussi posséder un esprit rationnel, mais c'est peut-être bien pour ça que je savais qu'il signerait mes papiers d'internement à la seconde où je lui dirais « Tu sais tonton, je vais mourir écrasée par une météorite ». Dans un coin de ma tête, ça m'amusait de penser qu'il puisse posséder ce genre de papiers dans le fond d'un tiroir. Il savait cependant que j'étais inscrite dans un club, et que Victoria en était la directrice (Association ou club : club de l'éternel retour était inscrit sur toutes les fiches administratives depuis le deuxième trimestre de seconde), mais pour lui, « Eternel Retour » ne signifiait rien, et faisait encore moins écho à un certain Nietzsche ; Tonton Chris n'avais jamais été trop philo.
- On va où ?
La question s'était échappée de mes lèvres quand la voiture tourna à droite au lieu de continuer tout droit vers la maison.
- Tu ne devines pas ?
Je remarquai soudain grâce au rétroviseur le sac plastique sur le siège arrière.
- Des sandwichs, me dit-il. Ne t'attends pas à de la grande qualité, seulement Carrefour était ouvert à cette heure-là.
La voiture venait de passer un nouveau virage et montait maintenant sur une colline bien connue. J'ouvrai la boîte à gant et émit un petit cri en apercevant le trousseau de clés briller au fond.
- Ce sont les clés de l'observatoire ? M'écriai-je.
Je vis mes yeux pétillants se refléter dans ceux de mon oncle.
- Tout juste. Tu vas pouvoir observer les étoiles ce soir, Cosmic Girl...
Je sentais déjà la joie réchauffer mon corps. Combien de temps cela faisait-il que je n'avais pas vu ces clés ? Au moins trois ans ! Il les gardait jalousement depuis que je les avais « empruntées » en pleine nuit pour aller scruter l'objectif du télescope. On aurait dit que ma punition venait d'être levée.
Après l'Accident avec un grand A, tonton Chris âgé à l'époque d'à peine vingt-deux ans avait emménagé sur la Côte d'Azur avec moi et Candy (le rottweiler) dans la maison de vacances de mes grands-parents. Ceux-ci descendaient toutes les semaines pour s'occuper de moi car Christophe, ses blessures l'empêchant de poursuivre sa carrière de pilote (héritée d'ailleurs des gênes de son père), avait repris ses études dans le domaine qui l'avait toujours passionné ; l'astronomie. Après plusieurs années intenses, il avait fini par décrocher sa place à l'Observatoire de la Côte d'Azur, à une vingtaine de minutes de notre maison (celle-ci lui appartenant maintenant que ses parents étaient morts, il y a quatre ans de cela).
L'observatoire était au sommet d'une haute colline à l'Est de la ville, et je le voyais déjà dépasser de la cime des arbres ; nous n'allions pas tarder à arriver dans le domaine. Je récupérai les clés et descendis ouvrir le portail quand mon oncle s'arrêta, puis le referma derrière nous. Mes gestes étaient plus assurés que lorsque je l'avais fait seule et illégalement pour me féliciter d'avoir décroché la mention « Très Bien » au brevet. Quand tonton Chris fut garé sur le parking des employés totalement vide, quatre-cent mètres plus loin, je courus presque à l'Observatoire.
La coupole était entourée d'échafaudages. Il y a des dizaines d'années, le système qui lui permettait de tourner pour orienter le télescope était à base d'eau ; la coupole flottait, en quelques sortes. Depuis, cela avait été remplacé par l'électricité, mais il y avait apparemment plus d'avantages avec le système initial. Les travaux pour retourner à ce système étaient planifiés pour fin janvier 2017.
J'entendis la portière se fermer dans mon dos alors que je déverrouillai l'entrée au laboratoire. Les sandwichs attendraient, je voulais d'abord aller le voir. Et après quelques mètres dans l'obscurité je l'aperçus, luisant légèrement dans l'obscurité, éclairé par le carré d'étoiles creusé dans la coupole par laquelle passait cette longue-vue géante. Le télescope.
Ce n'était peut-être pas Hubble, mais il était déjà très impressionnant.
Impatiente, et ignorant totalement ce qui pourrait traîner sur le sol ou ailleurs, je le rejoignis en quelques enjambées et après avoir retiré l'opercule de protection, posai mon œil droit sur l'objectif et fermai le gauche. Je fis alors face à l'univers tout entier, du moins c'est l'impression que j'en avais, même si je savais pertinemment que celui-ci était infini et pourtant en constante expansion. C'était beau, magique, je voyais bien plus de ce monde magnifique que ce que j'avais pu depuis la Grande Roue. Cette myriade d'astres colorés me donna presque envie de pleurer.
- Sarah, à table !
J'entendis les clac de la lumière s'allumant dans la salle, et le froissement du sac plastique sur une table ou un autre support quelconque. Après encore trois secondes à observer l'infini, je détachai mon regard et rejoignis mon oncle, sans se douter qu'un nouveau point ferait son apparition dans cet immense tableau d'ici quelques semaines.
« Juste un point dans l'espace ».
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