SIXIÈME HALLUCINATION : Mathilde
« ... petite annonce très rapide en cette période d'élections présidentielles pour rappeler à nos chers auditeurs que ce soir, l'astéroïde 2014-JO25 découvert il y a de cela trois ans et mesurant 10km de diamètre, frôlera la Terre peu avant minuit. Les scientifiques de la Nasa affirment que la population n'a rien à craindre de « ce gros caillou ». L'organisation a même mis en ligne leurs calculs prouvant l'inoffensivité de l'objet spatial. Pour en revenir à l'actualité politique, à quatre jours seulement avant le premier tour, on observe une légère montée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages tandis que Marine Le Pen et Emmanuel Macron conservent leurs places... »
- Eteins-moi ça, je n'en peux plus de ces actualités.
- Tu es sûre ? On est bientôt arrivées.
Ma mère n'eut pas besoin de répondre. Même sans détacher les yeux de la route, je devinai son regard noir et coupai la radio une seconde plus tard.
- J'ai hâte que cette période finisse, qu'on soit un peu tranquilles, se plaignit-elle.
- Je comprends.
Ma mère soupira.
- Tu comprendras quand tu voteras. A ce que je sache, tu n'as pas encore l'âge.
Je hochai la tête silencieusement, admettant qu'elle avait probablement raison.
- Arrête-toi là, ordonna-t-elle soudain. Je vais passer à la pharmacie, ton père a besoin de gouttes pour les yeux.
Un brin surprise, je freinai et trouvai rapidement une place sur le bas-côté. Même si nous étions encore en vacances, il ne faisait pas si beau que ça en ce mercredi après-midi et les touristes ne semblaient pas nombreux sur la Côte d'Azur.
- Tu as besoin de moi ? Demandai-je après un créneau parfait.
Cela faisait plusieurs semaines que je les réussissais, ce qui voulait dire que plus rien ne m'empêchait de passer le permis, à part bien sûr mes dix-huit ans. Encore neuf mois...
- Pas la peine.
Ma mère sortit en vitesse du véhicule et rentra dans la pharmacie. Les places ici étant gratuites, je me permis d'incliner légèrement le siège et de fermer les yeux.
Neuf mois... Ils allaient probablement être les neuf plus longs mois de ma vie. Dans neuf mois, je serai enfin libérée de mon destin. Pourtant, aussi persuadée que j'étais de lui avoir échappé quand je m'étais réveillée dans la chambre d'hôpital après m'être faite renversée... La mort d'Axel m'avait mise dans un doute irréversible.
J'essayai tant bien que mal de calmer ma respiration mais rien n'y fit ; les images de mon ami se faisant écraser par le wagon était encore trop ancrée dans ma mémoire, même deux mois plus tard. Depuis cet évènement traumatisant dont nous essayions de nous remettre, les membres du club ainsi que Leila, mon soudain « miracle » avait de moins en moins de sens.
J'avais survécu à un accident de voiture, j'avais survécu à mon destin. Axel avait proclamé que je l'avais affronté, et que c'était la solution pour sortir de l'Eternel Retour. Pourtant, je ne l'avais pas affronté. Je ne m'étais pas jeté sur la route de ma propre volonté, je n'avais simplement pas vu la voiture arriver. L'idée d'affronter son destin semblait recevable, mais Axel n'y avait pas survécu. En y réfléchissant, cela semblait de plus en plus logique qu'affronter son destin ne soit pas la bonne réponse au problème. En effet, comment Victoria aurait pu s'en sortir ?
Comment aurait-elle pu échapper au suicide en se suicidant ?
Ça n'avait pas de sens.
- Merde... Murmurai-je entre deux sanglots.
Comme dans un film dramatique cliché, les premières gouttes s'éclatèrent au pare-brise et le tonnerre gronda au loin alors que j'éclatais en sanglot. Quelqu'un sortit en trombe de la pharmacie en tentant de se protéger avec son sac plastique. L'inconnu sursauta soudain quand un klaxon retentit depuis le carrefour.
Intriguée, je tournai le visage sur la route et vit le camion foncer sur moi à toute vitesse.
***
Ma première réaction est de me détacher mais je remarque bien trop vite que mon corps ne m'obéit pas. Du moins, il opère à une vitesse infiniment réduite. Le point positif, c'est que le camion, un semi-remorque, fait de même. Malgré les reflets dans son pare-brise, je parviens à voir le conducteur, affalé sur son volant, probablement endormi.
Un truc pareil est vraiment possible ? Bourré au point de dormir en plein milieu de l'après-midi ? Pas encore consciente de ma situation, je soupire et observe la voiture qui vient de klaxonner. Celle-ci est en train de piler deux mètres devant le camion et l'arrière de la voiture décolle légèrement de la route, au ralenti.
- Impressionnant à voir, non ?
Je tressaute en entendant la voix calme à mon oreille.
Aussi vite que mon état peut me le permettre, je tourne la tête vers la dame assise place du mort.
- Ironique, lâche-t-elle. Car c'est toi qui es en train de mourir.
Cette femme peut lire dans mes pensées ? Elle a l'apparence d'une septuagénaire mais quelque chose me dit qu'elle est bien plus vieille. Sa tenue est plus noire que la nuit et je me demande à quel enterrement elle peut bien aller.
- Ah. Le mien.
La dame hoche lentement la tête, ses cheveux bruns demeurant immobiles grâce au voile dentelé autour de son crâne.
- Tu m'as l'air calme, remarque-t-elle. Ne sens-tu pas l'injustice de la situation ? Tu as échappé à la mort, et voilà qu'elle te rattrape.
- Vous savez que c'est ce que je ressens, vu que vous lisez dans mes pensées. Mais j'ai l'impression de savoir ce que vous pensez, vous aussi.
La dame semble étonnée, puis un sourire apparaît sur son visage ridé.
- L'être humain est souvent plus réceptif aux nombreux mondes qui l'entourent lorsqu'il se trouve aux portes de la mort... Que crois-tu que je pense ?
- Je dirais...
Je fronce les sourcils, comme quand je réfléchis devant un contrôle, puis lâche subitement ce qui me passe par la tête.
- Quelque chose comme : « Tu n'as pas échappé à ton destin, tu as eu l'Orgueil de croire que tu l'avais battu ».
C'est un petit rire qui passe cette fois entre les lèvres de la dame.
- Ce n'est pas la première fois que je te le dis, Mathilde Campon, mais tu m'impressionnes.
- Comment ça ce n'est pas la premi-
Etrangement, je m'arrête de parler à l'instant où la femme lève sa main droite.
- Parvenir à deviner ce que quelqu'un comme moi pense, poursuit-elle sans commenter ma remarque, c'est peu commun. Je le répète, mais ton potentiel aurait été décuplé si tu n'avais pas été élevée dans une famille si terre à terre.
Je voudrais l'interroger sur ce « potentiel » mais un scotch invisible m'empêche de prononcer quoi que ce soit.
- Pas de regrets avant de partir ?
Je sens le scotch invisible se décoller subitement et murmure enfin...
- Euh... J'aurais quand même bien voulu dire au revoir à mes amis et à ma famille.
La dame a un regard compatissant.
- Je suis sûr qu'ils ne t'en tiendront pas rigueur. Allons-y, maintenant.
Sans crier gare, elle s'approche, ses lèvres se rapprochant rapidement des miennes. Mais au moment où je me sens partir, elle arrête son mouvement et se redresse.
- Que... que se passe-t-il ?
Elle hésite un instant, reprend son calme et dit doucement :
- Quelque chose te retient ici pour l'instant. Aurais-tu, une question qui te taraude, quelque chose à mettre au point ?
Une question...
Celle qui me taraude depuis des années, c'est pourquoi je sais. Pourtant, celle qui franchit mes lèvres n'a rien à voir :
- Est-ce que... Est-ce que Sarah, Tim et Samuel échapperont à leur destin ? Au moins l'un d'eux ?
Un poids semble se libérer de ma poitrine, et le visage de la femme se radoucit progressivement.
- Mathilde Campon, malgré ton caractère parfois frivole, tu possèdes un cœur bien en or. Malheureusement, il y a des questions auxquelles je ne peux moi-même pas répondre avec certitude.
- Ah...
Je souffle un instant mais mon sourire revient vite aux lèvres.
- Tant que je garde espoir, je suppose que ça ira.
- Et tu n'as pas peur de perdre espoir ?
- Non, car je suis persuadée que je vais revoir Victoria et Axel.
La dame sourit et s'approche.
- Cette-fois c'est bon...
Moins d'une seconde plus tard, nos lèvres se scellent et je ferme les yeux.
Au même moment, à l'instant où ma mère ressort de la pharmacie, le camion éclate la vitre conducteur sans daigner de s'arrêter.
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