PREMIÈRE CONTEMPLATION : Samuel
Les images défilaient depuis plusieurs minutes déjà, mais le visage de Leila n'avait pas changé depuis la fin de la première vidéo. Une légère expression de surprise sur le visage, mais qui ne détrônait pas la fascination qui s'y lisait. Une fois que la dernière interview fut diffusée, je débranchai la caméra et la rangeai dans le coffre au fond de la pièce, conscient que jamais plus elle n'en ressortirait.
D'un pas discret, je rejoignis ma place entre Sarah et Tim autour de la table du Club. Ici, on était à l'abris du chaos qui régnait à l'extérieur. Au fin fond du lycée, nous étions témoin d'une quiétude dont peu de gens pouvaient profiter à l'heure actuelle.
- Tu n'as pas l'air choquée, fit remarquer Sarah après un temps.
Cela faisait un moment que mon amie ne s'occupait plus de ses couleurs, et le noir naturel de ses cheveux avait complètement noyé le bleu scintillant auquel elle nous avait habitué. Mais même moins de vingt-quatre heures avant la fin du monde, Sarah ne semblait pas différente de d'habitude. Même après la mort de trois de nos amis les plus proches, elle restait forte.
- J'ai toujours su qu'il y avait quelque chose de particulier avec votre Club... avoua Leila.
Elle non plus, n'avait pas l'air désespérée. En fait, Tim et moi ne l'étions pas non plus. Le désespoir était arrivé en même temps que l'annonce révélant la date de collision entre notre Terre et la météorite sobrement nommée « Apocalypse », comme si les dirigeants de ce monde n'avaient plus aucun mensonge en stock pour nous donner une raison de vivre. Mais maintenant qu'« Apocalypse » n'était plus qu'à quelques dizaines de milliers de kilomètres au-dessus de nos têtes, il n'y avait plus de place pour le désespoir, il n'y en avait que pour la résignation.
- Evidemment, je n'imaginais pas que c'était quelque chose d'aussi terrible que connaître la manière dont vous alliez mourir... continua Leila. Mais il y a beaucoup de choses que je ne connais pas dans ce monde, et beaucoup d'autres dont je n'entendrai jamais parler, c'est pour ça que je ne suis pas plus choquée que ça.
- Et au moins, rajouta Tim, tu ne peux pas dire que nous nous inventions des vies...
- Je crois que j'aurais préféré.
Le silence s'installa une fois de plus dans la salle du Club. Jamais elle ne m'avait parue aussi calme, même quand seul le froissement des pages du livre d'Axel emplissait l'atmosphère certaines après-midi.
- Je vais devoir y aller, déclara soudain Sarah. Mon oncle a trouvé un resto miraculeusement ouvert ce soir. Il doit bientôt passer me chercher.
Elle se leva, sortit de sa poche le strap violet qu'Axel lui avait offert plusieurs mois auparavant et le déposa au centre de la table. La petite étoile colorée rejoignit les trois autres, celles de Victoria Mathilde et Axel.
- On se verra dans une autre vie, lança Sarah devant la porte.
- J'y compte bien, lâchai-je en réprimant une larme.
Mon amie sourit et hocha la tête avec joie, puis je la vis disparaître dans le couloir pour la dernière fois.
- Tu ne la suis pas ? Demanda alors Leila à Tim.
Me souvenant d'un coup qu'elle et Tim étaient en couples, je réalisai avec un temps de retard que les deux ne s'étaient même pas dit au revoir. Enfin, adieu.
- On va se revoir demain, assura-t-il.
Une certaine tristesse se lisait dans ses yeux mais on y discernait également beaucoup de joie.
- Mais en attendant, ajouta-t-il. Je vais rentrer aussi. Ma famille doit m'attendre.
Il déposa à son tour son strap, le bleu clair, et se dirigea d'un pas assuré vers le couloir, à mille lieux de la méfiance qui l'animait constamment à son entrée au club.
- Si l'Eternel Retour m'emporte une nouvelle fois dans sa boucle, dit-il soudain, j'essaierai de rejoindre le club dès le début de l'année. Ça nous donnera quelques mois de plus pour trouver une solution.
J'acquiesçai silencieusement et observai le dos de mon ami disparaître à son tour dans le lycée. Puis je déposai mon strap vert avec les autres, quelques secondes avant que Leila n'y rajoute son étoile rouge.
Ensemble, jusqu'à la fin, songeai-je.
Le silence envahit l'espace un instant, jusqu'à ce que la voix claire de Leila ne résonne à sa place.
- Je te ramène ?
Une légère brise animait les feuilles des arbres alentours mais derrière la vitre de la voiture, il faisait chaud. Bien que Leila possédât une décapotable, cette-dernière était réglée en position fermée. Je la comprenais. Depuis l'annonce de la fin du monde, le nombre de délit avait monstrueusement augmenté, et même dans une ville calme, tout le monde faisait en sorte de se protéger pour ne pas mourir avant l'heure, c'était le cas de le dire. C'est pourquoi même en habitant qu'à une dizaine de minutes à pieds du lycée, j'étais bien heureux que Leila m'ait proposé de me ramener.
La voiture s'arrêta juste devant mon immeuble, mon amie ne prenant pas la peine de se garer. De toute façon, il n'y avait pas grand monde sur la route.
- Je me demande si ça aurait changé quelque chose... commença Leila avant même que je n'aie eu le temps de bouger.
- Si quoi ?
- Si j'avais su plus tôt que vous saviez. Je me demande car me connaissant, jamais je n'aurais laissé Axel monter sur l'attraction en sachant qu'il mourrait dans une montagne russe. Ce n'est pas un reproche par rapport à vous, vous aviez vos raisons de le laisser faire.
- Il était trop déterminé pour qu'on l'arrête.
- Mais peut-être qu'il m'aurait écouté, moi ?
- Je ne sais pas.
Leila soupira.
- Qu'est-ce que tu vas faire ? Demandai-je, brisant un silence qui se faisait pesant.
- Je vais rouler un petit moment, je crois. Il y a bien trop de mondes que je n'ai pas encore vu.
Et que tu ne verras jamais, voulus-je rajouter, mais je m'abstins.
- Merci de m'avoir ramené.
- De rien. Ça a été un plaisir de te côtoyer, Samuel.
- Pour moi aussi.
Je lui adressai un sourire et sortis du véhicule. Je ne rentrai dans mon immeuble que lorsque la voiture de Leila eut disparu de la route.
Une odeur de brulé m'accueillit lorsque j'entrai. Une épaisse fumée noire provenant de la cuisine rendait l'air quasiment irrespirable dans l'appartement. J'ouvrai en vitesse les fenêtres du salon puis rejoignis la plaque de cuisson en apnée. Une sorte d'omelette carbonisée était échouée au fond de la poêle. Sans hésitation, je coupai le gaz et rejetai la tentative de repas avorté dans la poubelle.
- Qu'est-ce qu'il se passe encore ?!
Bière à la main, ma mère se tenait sur le palier de sa chambre, une vieille chemise comme simple vêtement au-dessus de son short.
- Je pensais que tu fêterais la fin du monde au bar.
- Ils sont tous ferm- Oh putain la bouffe !
Elle lâcha sa boisson qui s'écrasa au sol dans un fracas. Me bousculant au passage, ma mère ouvrit la poubelle en toussotant (l'air dans la cuisine n'était toujours pas totalement respirable), et pesta.
- Merde ! J'avais complètement zappé. Qu'est-ce qu'on va grailler c'soir ?
Comme un enfant qui boude, elle s'agenouilla devant la poubelle et se prit la tête dans les mains.
- Ne t'en fais pas pour moi, déclarai-je en allant me remplir un verre d'eau. J'admire ta tentative de faire à manger, mais je n'ai pas très faim. Je vais dormir.
La fumée s'était presque totalement échappée maintenant, et je rejoignis ma chambre en pouvant respirer normalement, sans être retenu par ma mère, toujours au sol.
Comme tous les soirs, même s'il n'était que dix-huit heures et qu'il faisait encore jour, je fermai la porte à double tour et fermai les volets. Mais alors que je m'allongeai sur le lit, une pensée me fit me raviser et avec toute la volonté que ça me prit, je réouvris fenêtres et volets de ma chambre.
- Je vais mourir assassiné dans mon sommeil... C'est donc ce soir ou jamais, autant laisser la fenêtre ouverte au meurtrier.
Cependant... Je retirai la clé de ma porte avant de la cacher au fin fond de mon armoire, derrière des vêtements d'hiver que je portais rarement. Au moins, ils me tueront moi sans pouvoir faire de même avec ma mère.
Puis, machinalement, je faisais fondre des somnifères dans le verre d'eau, avalai le liquide en entier puis me couchai. Je fermai les yeux, sans regret.
Et le sommeil vint bien vite ce soir-là.
***
Le sommeil vient bien vite et pourtant, je n'ai pas l'impression que ça fait plus de dix minutes que j'ai fermé les paupières quand celles-ci se réouvrent.
Je pense d'abord à une paralysie du sommeil car ce qu'il se trouve au-dessus de moi et mon lit ressemble fort à un monstre dans la pénombre, jusqu'à ce que je me rende compte que ce monstre est en fait ma mère.
Ses cheveux corbeaux sont emmêlés et ses yeux sont réduits à deux fines fentes d'où s'échappent quelques larmes, larmes en suspension entre elle et mon torse, comme si le temps s'était arrêté. Mais ce qui est le plus choquant dans tout ça, c'est peut-être que son visage est coupé en deux. Coupé par le couteau qu'elle tient entre son visage et le mien, et dont la pointe se rapproche à une vitesse infiniment lente de ma gorge.
Je comprends enfin.
- Elle a défoncé la porte, et elle va me tuer, je murmure.
- Et se tuer ensuite, complète une voix inconnue.
Mes yeux roulent dans leur orbite jusqu'à ce qu'ils rencontrent une femme assise sur mon matelas, juste à côté de moi. Il s'agit d'une personne âgée, gantée et portant une robe noire. Tout est noire chez elle, excepté ses iris bleu ciel dans lesquelles on se noierait.
- Je n'aurais jamais pensé que ce serait elle. Ni que ce serait pour éviter qu'on meure écrasés par « Apocalypse ».
- Evidemment, répond la mystérieuse présence à ma gauche. Finalement, elle n'était peut-être pas une si mauvaise mère que ça.
Je parviens à plisser les yeux malgré mon corps qui s'ankylose seconde après seconde.
- Vous lisez dans mes pensées ?
- Normalement j'évite, avoue-t-elle. Mais pour une fois j'aimerais que tout ça se passe vite.
Un léger rire s'échappe de ma bouche.
- Parce que vous allez avoir beaucoup de travail les prochaines vingt-quatre heures ?
- Tu n'imagines même pas.
Même si elle a l'air pressée, sa voix est totalement calme.
- Tu es prêt ? Demande-t-elle après quelques secondes de silence.
- Je crois que je l'ai toujours été.
La femme se penche entre ma mère et moi et sans crier gare, elle pose ses lèvres contre les miennes. Dans son dos, deux grandes ailes noires se déploient et mon monde sombre peu à peu dans l'obscurité.
Ce fut une rencontre atypique... Je pense.
Et ma mère ne tardera pas à faire la même.
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