Avions-nous déjà vu un weekend de Mai si pourri ? Contrairement à ce que les météorologues avaient prévus, la cérémonie d'investiture du fraîchement élu président de la République Française s'était déroulée sous une pluie battante. Huit-cent kilomètres au sud-est de l'Elysée, l'après-midi du dimanche 14 Mai 2017 était tout autant orageuse. Les aléas climatiques avaient d'ailleurs annulé la sortie cinéma du jour prévue avec Tim et Samuel, d'où la mine boudeuse que j'arborais devant l'écran de mon PC.

Les phrases parfois en anglais, parfois en français que je lisais depuis plusieurs heures commençaient à perdre de leur sens à mesure que les aiguilles tournaient autour du cadran. De plus en plus, je me surprenais à devoir relire des paragraphes car mon cerveau préférait me renvoyer mes pensées plutôt que d'enregistrer de nouvelles informations. Et bien sûr, les pensées qui me hantaient étaient les mêmes qui revenaient sans cesse depuis la mort de Victoria.

Il n'y a pas d'espoir.

D'abord elle, puis Alex, et enfin Mathilde. Il était évident que nos rêves d'échapper à notre destin devenaient de plus en plus vain à mesure que les semaines passaient. Les mots de Tim, qui était je suppose mon petit-ami depuis la mort d'Axel, me revinrent à l'esprit. Tu es stupide d'abandonner, m'avait-il dit. Et le pire, c'est que je l'avais cru. Du moins, jusqu'à la mort de Mathilde.

Mais lorsque sa mère avait envoyé à tous les contacts de Mathilde un SMS pour annoncer la nouvelle, ma motivation était retombée. Au final, ça avait été une sensation presque agréable. J'avais raison, m'étais-je surprise à penser. On ne va pas s'en sortir.

Au moins, ça permettait de crédibiliser la mort de Victoria, qui n'aurait jamais pu échapper au suicide en se suicidant, une idée illogique qui m'étais venue quand Axel avait annoncé qu'il se battrait contre son destin, mais que j'avais préférée taire. Si j'avais insisté pour qu'il ne monte pas sur le « Typhoon », aurait-il renoncé ? Evidemment que non.

Finalement, c'était un sentiment de paix qui m'était parvenu à l'annonce du décès de Mathilde. Le destin poursuivait sa route, sans se soucier de nous, et étrangement cette image m'avait reposée, car elle signifiait qu'il ne servait à rien de se battre. Bien sûr, je n'avais pas fait part de cette impression à Tim et à Samuel, car je souhaitais qu'ils se battent le plus longtemps possible pour leur espoir, à défaut de moi.

Cependant, la mort de Mathilde m'avait fait réalisé autre chose, et avait soulevé une question à laquelle je tentais de répondre depuis : pourquoi étaient-ils morts dans un si court laps de temps ?

Lorsque j'avais appris la mort de Victoria, j'étais persuadée qu'aucun autre membre du club ne mourrait avant un long moment. Après tout, on a toute une vie pour mourir, pourquoi se forcer à le faire pendant l'adolescence ? Néanmoins, Axel était mort un mois plus tard, et Mathilde deux mois après lui. Pourquoi ?

Mathilde aurait pu mourir dans n'importe quel accident, il y a quatre ans, ou bien même dans quarante ans. Axel aussi, aurait pu subir le même sort aussi bien jeune que bien plus vieux. Finalement, seul le suicide de Victoria avait un vrai « timing », correspondant à la mort de sa mère qui avait déclenché son destin à elle. Alors pourquoi Axel et Mathilde étaient morts quasiment en même temps qu'elle ?

Ce matin-même, j'avais peut-être trouvé la réponse.

- Je suis rentré !

Je sursautai en entendant la porte claquer. Laissant mon PC sur lequel un article internet intitulé « Complot à grande échelle » était affiché, je quittai ma chambre et m'empressai d'aller accueillir mon oncle dans l'entrée.

- Tu as vérifié les calculs que je t'ai envoyés ?

Christophe posa sa veste trempée sur le porte-manteau et me lança un regard « laisse-moi rentrer on voit ça après ».

- Oui, finit-il par lâcher après s'être affalé dans le canapé.

Il sortit un tas de papier de sa mallette et me les tendit. Je les feuilletai pendant que mon tuteur légal enchainait :

- Dix-huit pages à vérifier pendant ma pause déjeuner. Tu aurais pu être plus sympa. Mais en tout cas, c'est juste. Je peux savoir ce que c'est ?

Je devais être blême car quand mon oncle releva la tête, il plissa les yeux d'un air inquiet.

- Tout va bien ?

Je titubai un instant sans décrocher les yeux de la première page et hochai la tête.

- Ça va.

Sans m'étaler davantage, je tournai les talons et partis m'enfermer dans ma chambre. La première chose que je fis fut de jeter les papiers dans la poubelle ; je ne voulais pas dénigrer le travail de mon oncle, mais je n'avais plus envie de voir ces calculs.

Même s'ils venaient de valider ma théorie.

Je m'assis à mon bureau et retournai sur mon ordinateur. Je fermai en un clic tous les onglets ouverts et ouvris un salon de discussion. Jude, pseudo jdus94 était un américain que j'avais rencontré sur un forum de passionnés de l'espace. C'était lui qui m'avait envoyé les calculs ce-matin, agrémenté du lien internet sur lequel il les avait trouvés.

« The calculations are right », tapai-je avant d'envoyer.

Le site internet qu'il m'avait envoyé s'apparentait à un blog tenu par des adolescents rebelles, typographie gothique et charte graphique sombre et chaotique. Le dernier article, en anglais, expliquait comment la Nasa avait menti à la population. Passé le rire, il y avait les calculs, censés prouver cela. Ceux-ci reprenaient les informations révélées par l'organisation et qui démontraient la nature inoffensive de 2014-JO25, la météorite nous ayant frôlé le 19 Avril, et reprenaient les calculs.

C'est débile, avais-je pensé en lisant cela pour la première fois. Des amateurs contestant les calculs de la Nasa. Ça semblait improbable qu'ils aient raison et pourtant...

Mon oncle avait vérifié, les calculs de ces amateurs étaient justes. Peut-être que ces amateurs faisaient aussi parti de la Nasa, finalement.

« We're doomed », répondit enfin jdus94.

Je ne pus qu'hocher la tête.

Victoria, Axel et Mathilde étaient morts dans un court laps de temps car jamais ils n'auraient pu mourir dans dix ans, dix mois ou même dix semaines. A vrai dire, personne ne pourrait plus mourir dans plus d'un mois.

Alors que ces pensées sombres envahissaient ma tête, une fenêtre pop-up apparut sur mon écran. La vidéo était en live, et diffusait le journaliste habituel du JT de 13 heures.

- Ceci est un flash spécial de la plus haute importance. Tous les objets connectés de France reçoivent l'information en même temps.

Le présentateur dégoulinait de sueur. Il poussa soudain les feuilles étalées devant lui et se mordit la lèvre inférieure.

- J'étais censé lire ce communiqué officiel mais je n'en ai pas envie, car ma famille m'attend. Je vais alors faire simple, pour moi et pour tous les citoyens. La Nasa nous a menti, des chercheurs du monde entier ont pu prouvé que leurs calculs étaient faux. 2014-JO25 va s'écraser sur Terre ce 8 Juin 2017.

Un sourire apparut sur mon visage.

Cette mort si aléatoire, si improbable. Ma mort. Jamais je n'aurais cru la partager avec la majorité de l'humanité. Je me sentis soudain beaucoup moins seule.

Maigre consolation, n'est-ce pas ?

Voilà pour les "Hallucinations" ! 

Rendez-vous dans deux semaines pour la dernière partie d'Éternel Retour, avec la première "Contemplation".