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Chapitre 4. Émotive anonyme

Séléné

Putain, j'en ai marre !

Ma colère se manifeste à l'instant où j'apprends que le train de sept heures moins le quart est retardé de quinze minutes. Adieu la bonne humeur ! Cela signifie que je vais encore arriver en retard en cours. Ce n'est pas comme si ça avait été le cas la semaine dernière... Le prof va me dévisser la tête, si je lui fais le coup tous les vendredis.

Je trépigne sur le quai de la gare en maudissant les transports en commun. Quinze jours et c'est déjà le bordel ! Ce n'est pas possible d'être poissarde à ce point-là.

J'ai tué des bébés phoques dans une autre vie pour avoir un karma aussi pourri ?

Une flopée d'insultes se bousculent dans mon esprit, ne demandant qu'à franchir la frontière de mes lèvres, toutefois, j'opte pour la discrétion et je préviens Aurèle de mon retard par message sur WhatsApp.

C'est rouge de honte et l'estomac noué que je me confonds en excuses une fois de plus, après mon irruption en cours, à la bourre de cinq minutes bien tassées. Pour toute réponse, je n'ai droit qu'à un regard noir, qui a lui seul vaut tous les reproches du monde. Je ne m'attendais pas à un sourire, mais tout de même.

Mon imagination débordante m'invite à considérer que le prof a peut-être une dent contre moi. La mâchoire crispée et les sourcils froncés, il semble encore plus renfrogné que la semaine dernière et tapote nerveusement sur les touches de son ordinateur. Aurèle me fait signe du fond de la salle où il m'a gardé la place. Je file m'asseoir à côté de lui sans demander mon reste.

Aujourd'hui, un binôme de deux filles expose ses travaux sur la Citadelle antique de Mycènes et la Porte des Lionnes. Elles sont en train de régler le vidéoprojecteur et pendant ce temps-là, le prof prend une chaise et s'installe sur ma gauche, près de la fenêtre. J'ouvre la liste des sujets sur mon ordinateur. Pour nous, l'épreuve viendra dans cinq semaines. Je me tourne vers Aurèle et lui chuchote discrètement :

— Tu es libre cet après-midi ?

— Ouais.

— Super, moi aussi. Dispo pour bosser le restant de la journée à la bibliothèque ?

— Tu lis dans mes pensées, j'allais justement te le proposer.

— Parfait, on ne se quitte pas jusqu'à ce soir alors.

Le prof émet un grognement, visiblement agacé de nous entendre.

Et mince, j'ai intérêt à me tenir à carreau si je veux éviter les problèmes.

Deux rangs plus loin sur la gauche, une dénommée Laly reluque mon voisin avec envie, comme souvent d'ailleurs, ce que, du reste, je peux comprendre, car il faut bien se l'avouer, Aurèle est très charmant. Mais quand nos regards se croisent, Laly revêt une moue méprisante.

Alerte à la grognasse !

J'ai rencontré suffisamment de nanas dans son genre pour deviner que ça ne sera jamais le grand amour entre elle et moi.

🌙

Le prof annonce la fin du cours et les étudiants commencent à quitter la salle.

— Mademoiselle Desjardins ? Vous pouvez venir me voir deux minutes avant de sortir, je vous prie ? m'interpelle-t-il sèchement.

Oh malheur ! Qu'est-ce qui va m'arriver encore ?

— Oui, bien sûr. Pars devant, Aurèle. Je te rejoins dans quelques minutes.

Il me sourit et disparaît dans le couloir, me laissant seule avec Grincheux qui me toise froidement. Je doute qu'il tienne à me féliciter à propos de quoi que ce soit. J'ai la soudaine et désagréable impression d'avaler un parpaing tandis que je déglutis en m'avançant vers lui, les jambes en coton.

— Je vous rappelle que les cours commencent à huit heures trente. Faites un effort pour arriver à l'heure à l'avenir, assène-t-il d'un ton tranchant.

OK, il attaque direct dans le dur !

J'ai le plus grand mal à contenir le coup de stress qui s'abat sur moi. Comme d'habitude, mes joues passent par toutes les nuances de rouge, tandis que je me mâchouille les lèvres nerveusement en regardant mes pieds.

C'était indépendant de ma volonté en plus.

— Excusez-moi, monsieur Conti, mon train a eu du...

Mais je n'ai pas le temps de finir de m'expliquer qu'il m'interrompt sans ménagement.

— Je connais bien les soucis de la SNCF. Vous n'avez donc qu'à prendre le train plus tôt et vous n'aurez plus de problèmes !

Non, mais je rêve ! Il n'est pas obligé de passer ses nerfs sur moi !

Je ne suis pas une gamine et je comprends les choses sans qu'on ait besoin de m'aboyer dessus ou de me couper la parole.

La trouille ayant soudain laissé la place à l'agacement, je soutiens son regard froid et fronce les sourcils à mon tour en serrant les poings.

— Je vous remercie pour ce conseil avisé, monsieur Conti. D'autres suggestions ? je réplique avec effronterie.

L'étonnement se reflète sur son visage. Il ne s'attendait sûrement pas à ce que je lui réponde de la sorte. Moi non plus à vrai dire.

— Non.

— Bonne fin de journée dans ce cas.

Je lui tourne le dos et quitte la salle comme une furie.

OK, j'y suis peut-être allée un peu fort sur ce coup-là. Je veux bien reconnaître que je suis en tort d'être en retard, mais quand même, ce n'est pas une raison pour être si désagréable. Je me suis excusée en arrivant, c'est tout juste s'il m'a répondu, et deux heures après il s'improvise conseiller en mobilité.

Vingt dieux ! Que ça m'énerve !

J'ai besoin d'une pause pour souffler et je préviens Aurèle par message.

[Séléné : un café avant de bosser ?]

[Aurèle : bonne idée. Il y a un distributeur dans le hall d'entrée de la bibliothèque, tu m'y rejoins ?]

Quelques minutes plus tard, je retrouve mon binôme et me laisse tomber sur une banquette en soupirant.

— Tu sembles contrariée. Il te voulait quoi le prof ?

— Me rappeler que le cours débute à huit heures trente et que je n'ai qu'à anticiper les emmerdes.

— Sérieux ? Il n'est vraiment pas commode. On a intérêt à produire un exposé en béton pour pas qu'il nous saque.

— On a cinq semaines pour tout préparer, ça va le faire, ne t'inquiète pas.

J'ai bon dos de lui sortir ça alors qu'en réalité, je suis morte de trouille. M'exprimer devant un auditoire a toujours été une source d'angoisse durant ma scolarité et la peur d'échouer lamentablement me comprime la poitrine. Mais quand le visage d'Aurèle se pare d'un sourire lumineux, je souffle un coup et me détends. C'est un vrai soleil qui éclipse ma mauvaise humeur.

Je m'attarde un peu sur sa personne. Pas besoin de lui signifier qu'il est beau, il le sait déjà. Pourtant la connardise ne semble pas faire partie de son caractère. Je rêvasse devant ce grand brun aux cheveux en bataille, dont le teint bronzé comme un surfeur fait ressortir son regard smaragdin envoûtant et ses dents blanches. Je le reluque de façon éhontée, devinant sous son t-shirt à la coupe ajustée un physique très avantageux qui m'émoustille.

C'est qu'il est sacrément bien charpenté le bonhomme ! Et immense avec ça. Un bon mètre quatre-vingt-dix, à vue de nez. Je me sens petite à côté de lui et pourtant, je suis loin d'être une naine.

Je détaille ses épaules larges, ses mains surdimensionnées par rapport aux miennes, ses avant-bras puissants aux veines saillantes. Et que dire de ce magnifique fessier enveloppé d'un chino anthracite qui gigote sous mon nez pendant que monsieur fait le clown pour me distraire ? Aurèle est une véritable tentation placée sur mon chemin pour me détourner des études.

— Allô, Séléné ? Tu reviens parmi nous ? dit-il en claquant des doigts devant mes yeux.

Je sursaute et évite de peu de renverser mon café sur mon pantalon. Je l'avale d'un trait. Mes joues virent au rouge pivoine et je bondis de la banquette, prête à m'enfuir.

— Euh, ouais pardon. On va bosser ?

Il ne me manque plus que le bégaiement pour atteindre le combo gagnant de la gêne. J'envisage sérieusement de m'inscrire aux réunions des Émotifs Anonymes.

— Allons-y, je te suis.

Nous montons au deuxième étage, où sont conservés plus spécifiquement les ouvrages dédiés aux sciences humaines et nous dénichons une table isolée entre le mur du fond et le dernier rayonnage de la bibliothèque. Le coin parfait pour chuchoter sans déranger les autres étudiants. Grâce à la bibliographie fournie par notre prof et au portail en ligne, nous trouvons une multitude de livres qui traitent de notre sujet et nous pouvons commencer à travailler.

Ce sont les gargouillements de mon estomac criant famine qui mettent un terme à notre séquence studieuse. Je consulte l'heure sur mon téléphone et je relève la tête pour faire face à Aurèle qui rit doucement sans cesser de me fixer. Heureusement que personne n'est à proximité de nous à ce moment-là.

— Eh bien, tu es affamée.

— Il est déjà treize heures trente. J'ai pris mon petit-déj depuis plus de six heures.

— Six heures ? lâche-t-il, surpris. Mais quelle idée ?

— Je t'expliquerai. Tu veux bien qu'on fasse une pause pour manger, s'il te plaît, sinon je sens que je vais faire un malaise ?

Il réfléchit quelques secondes, les yeux levés vers le ciel en tapotant son index sur sa joue.

— Hum, la perspective de te réanimer n'est pas pour me déplaire...

Je m'empourpre une fois de plus, sans savoir quoi lui répondre.

Il attrape un chariot dans une rangée voisine afin d'y poser tous les livres. Nous récupérons nos affaires et partons vers l'accueil. Aurèle s'approche de la bibliothécaire et lui demande avec une grande amabilité s'il est possible de nous mettre les ouvrages de côté une petite heure, le temps que nous mangions. Elle acquiesce et il la remercie avec un sourire ravageur. La pauvre dame rougit.

Bah oui, forcément. Comment pourrait-il en être autrement ?

Je reste ébahie devant sa capacité à osciller entre désinvolture et bonnes manières. Victorieux, il se tourne vers moi et je détourne le regard, pour ne pas me ridiculiser à le bader une fois de plus. Son sourire, c'est une arme de séduction massive.

— Tu es un incorrigible charmeur, Aurèle.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. Je fais simplement honneur à l'éducation inculquée par mes parents. Et puis, ce n'est quand même pas de ma faute si je suis beau comme un dieu, renchérit-il en riant.

C'est clair que les dieux ont dû se pencher sur son berceau. Et il ne manque pas d'aplomb avec ça. J'adore. 

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