Chapitre 19. Petit rat des villes
Aurèle
Après des pourparlers interminables avec l'autre folle qui s'imagine déjà qu'on va partir en vacances ensemble, je regagne mon appartement. J'ai besoin d'une bonne douche et d'un gramme de paracétamol pour me remettre de cette soirée. Et surtout d'une DeLorean pour remonter le temps et rectifier le tir.
Je croise Minipouce en bas de chez moi. Elle ne me dit rien de particulier, cependant son regard vindicatif et le ton exagérément mesuré de sa voix me confirment que j'ai fait une connerie. Une très grosse connerie.
Tandis que l'eau chaude ruisselle sur moi, j'ai un mauvais pressentiment qui me retourne les tripes. Je dois absolument parler à Séléné. Je n'ai pas souvenir de l'avoir vu partir dans la soirée. Si elle apprend que j'ai fini la nuit avec l'autre... Il est impératif que je lui explique.
Je m'habille précipitamment et fonce chez Mia. Elle y est peut-être encore. Alors que j'approche de l'immeuble, elle en sort et prend la direction du parking souterrain.
— Séléné !
Elle continue de marcher sans se retourner. C'est impossible qu'elle ne m'ait pas entendu crier. Je cours jusqu'à son niveau et la saisis par le poignet.
— Séléné, s'il te plaît, ne pars pas.
Elle pivote sur ses talons pour me faire face, sans laisser transparaître d'émotion particulière.
Aïe, c'est bien ce que je craignais. Je n'ai plus qu'à sortir les rames...
— Salut.
— Je dois te parler.
— Vas-y, je t'écoute, mais dépêche-toi. Ma famille m'attend.
Son anniversaire ! J'ai tellement la gueule de bois que j'avais zappé.
— Joyeux anniversaire, ma belle.
Je m'approche pour l'embrasser sur la joue, mais elle m'esquive et croise les bras sur sa poitrine. C'est limite si elle ne se met pas à taper du pied par terre.
— Pas un mot à ce sujet à quiconque, sinon je te la coupe ! Quelque chose à ajouter ?
Je n'en mène pas large. Je cherche mes mots, galère à me lancer. Elle s'impatiente en face de moi et me fixe en fronçant les sourcils. Je déglutis. La connaissant, je sais que c'est le calme avant la tempête.
— Je suis désolé pour hier soir, j'étais bourré et...
— Tu n'as pas à t'excuser. Tu es encore libre de tes actions. À moins que ta nouvelle conquête ait déjà commencé à serrer la vis, siffle-t-elle, sur la défensive.
Eh merde ! Pourquoi a-t-il a fallu que ça arrive ? On venait juste de se retrouver.
— J'ai fait une grosse connerie, j'avoue honteusement en baissant les yeux vers le sol.
— Ah oui, tu crois ? Je vous ai aperçus, Laly et toi, vous tripoter dans un coin. Et ce matin, Mia m'a raconté que vous êtes partis ensemble et que tu n'as pas dormi chez toi. Tu t'envoies des gonzesses déjà maquées, maintenant ?
— Laisse-moi t'expliquer. Elle m'a sauté dessus.
— Ben voyons. Tu vas peut-être aussi me dire qu'elle t'a drogué ? Qu'elle t'a menacé avec une arme ? Tu avais l'air consentant pourtant, alors ce n'est pas la peine d'en rajouter. À moins que tu veuilles me donner des détails ? s'emporte-t-elle.
— Non, pas du tout... je... J'ai pas d'excuse, j'ai fait n'importe quoi, je tente de m'expliquer maladroitement.
— Écoute, je n'ai pas envie qu'on se dispute une fois de plus, pour rien. Restons amis, ça sera plus simple. Je tiens à toi, mais tu n'as pas de compte à me rendre sur tes relations. Tu couches avec qui tu veux. Et moi aussi.
Aïe.
Les mots sont durs. Je peux les sentir claquer sur ma joue. Comme hier matin.
Ça me fait mal, même si je suis convaincu de le mériter. Elle ne me quitte pas des yeux, le regard froid et la mâchoire serrée. Elle est en colère. Comment pourrait-il en être autrement ? Je saisis désespérément sa main gelée et tremblante entre les miennes.
— Sélé, je t'en prie, je suis vraiment désolé. Si je pouvais remonter le temps...
— C'est impossible, Aurèle. Laisse-moi partir maintenant, crache-t-elle.
Une larme roule sur sa joue, elle claque des dents. Je devine qu'elle fait tout pour ne pas craquer devant moi.
— Mais...
— On se voit en cours lundi.
Elle me tourne le dos. Ses doigts glissent entre les miens, mes bras retombent mollement le long de mon corps tandis que je soupire longuement. Je ne me sens pas bien, j'ai tout foiré alors que nous venions juste de nous retrouver. Quel con !
Séléné
J'ai besoin de partir d'ici au plus vite. Je trouve refuge dans ma voiture et après avoir mis le contact, les premières notes de musique résonnent dans l'habitacle.
Did you really think, I'd just forgive and forget... After catching you with her... I see red, red, oh red.
Les paroles de cette chanson d'Everybody loves an Outlaw trouvent un écho particulier dans mon esprit après cette fin de soirée rocambolesque.
Le son à fond, je craque et pleure de longues minutes, la tête appuyée sur mes bras croisés sur le volant. J'en avais marre de cette situation ambiguë, il était temps que ça s'arrête.
Ce qui s'est passé hier me conforte dans l'idée que nous devons simplement nous cantonner à une relation amicale tous les deux. Aurèle compte beaucoup pour moi. Je ne prendrai donc pas le risque d'envisager autre chose avec lui, même si pour le moment il ne m'inspire que colère et déception.
Quand je me gare dans la cour de la maison, je reconnais la voiture de mes grands-parents. Retrouver ma famille va me faire du bien après ces derniers jours chaotiques.
J'examine ma trogne dans le rétroviseur. Des yeux rouges comme un lapin atteint de myxomatose, le teint pâle et les cernes de Dracula. Bref, une jeune femme qui respire la santé.
— Joyeux anniversaire ! s'exclament-ils tous tandis que je passe la porte.
Heureuse de voir mes proches, je les étreins avec une affection débordante. Je pose mes affaires dans l'entrée et découvre que ma mère a mis les petits plats dans les grands pour me célébrer. Une belle décoration est en place sur la table du séjour et une odeur alléchante me parvient depuis la cuisine. Elle a encore dû rester des heures derrière les fourneaux. Mam est un vrai cordon bleu, je sais d'avance que nous allons nous régaler.
Nous passons dans le salon pour l'apéritif. Papa commence à sortir les verres et j'ouvre la bouteille de champagne, péché mignon que je partage avec ma grand-mère.
— Alors comment a été ta soirée hier ? me questionne-t-elle tandis que je lui en serre une coupe.
— C'était cool, on a fêté l'anniversaire d'Aurèle avec Mia et les copains.
Je me contente du strict minimum.
— Ce sont tes amis de la fac, c'est ça ? me demande Mamy.
— Oui, c'est ça, je les adore. On est très complices tous les trois.
Enfin, surtout avec Mia en ce moment, mais il est inutile d'entrer dans les détails.
— Et ils vivent en ville ?
Mon père la regarde curieusement du coin de l'œil. Mam ne tient pas en place sur le canapé. Ils sont bizarres aujourd'hui.
— Euh, oui. Chacun dans une colocation, dans le centre-ville de Bordeaux.
— Ah, c'est pratique ça, ils ne sont pas loin du campus.
Je connais ma grand-mère, ses questions ne sont pas anodines. Sans oublier qu'elle n'a jamais été douée pour bluffer, un trait de caractère que j'ai hérité d'elle.
— Oui, en effet. Mais pourquoi cet interrogatoire ?
Long silence gêné. Qu'est-ce qui se passe ? C'est mon anniversaire et j'ai l'impression que quelque chose de louche se trame dans mon dos. Déjà que je n'aime pas bien fêter ce jour, et encore moins les surprises. Papa toussote et prend la parole.
— Écoute Séléné, on a quelque chose d'important à t'annoncer. Tu as débuté les cours il y a un mois et demi et nous sommes inquiets pour toi. Tu te lèves très tôt le matin, tu rentres souvent tard. Nous voyons bien que tu es épuisée et le semestre est loin d'être terminé.
— Je sais, Papa. C'est parce que je passe du temps à la bibliothèque pour travailler.
— Justement, nous avons bien réfléchi avec ta mère. Tu as vingt-deux ans aujourd'hui. Tu n'es plus une petite fille, le moment est venu que tu déménages près de la fac, décrète-t-il.
Bah merde alors ! Je n'en crois pas mes oreilles.
— Hein... Quoi ? je m'étrangle. Je ne suis pas sûre de comprendre. Vous savez bien que c'est compliqué de se loger en ville, on a regardé pendant des semaines cet été, les loyers sont hors de prix.
Mon cœur bat à tout rompre, je halète, à mesure que la panique s'empare de moi petit à petit.
Comment vais-je faire ? Je n'ai pas droit aux bourses, je vais devoir me trouver un petit boulot. Je fais machinalement le bilan de mes finances. Je ne vais pas me plaindre, j'ai amassé un pécule non négligeable grâce aux étrennes économisées et à mes jobs saisonniers. Si je déniche un studio, je pourrais déposer une demande d'aide au logement aussi.
J'angoisse à l'idée d'un tel changement dans ma vie, pourtant il faudra bien que ça arrive un jour ou l'autre. Je ne compte pas faire ma Tanguy non plus. Je me perds dans mes pensées, mais la voix de Mam me ramène à la réalité.
— Quand tu nous as confié que tu souhaitais reprendre tes études, nous en avons tout de suite discuté avec ton père et nous avons entamé les démarches pour être sur le coup très vite à la moindre occasion intéressante. Dès la rentrée, nous avons examiné les offres dans le quartier où vit Mia et l'une d'elles convenait parfaitement à nos attentes.
— Des offres pour quoi ?
— Réfléchis un peu, noobette, se moque Tim. Tu n'as toujours pas compris ?
— Bah non.
Et c'est vrai, je ne saisis pas trop où ils veulent en venir avec tous ces mystères. J'ai passé des journées entières à éplucher les annonces pour des locations. Je suis bien placée pour savoir que trouver un logement étudiant est une galère.
— Ils ont acheté un appartement !
— Quoi ? je croasse en fixant mes proches, les yeux grands ouverts.
Je suis à deux doigts de m'évanouir. Ce n'est pas possible, je vais me réveiller. C'est un canular pour mon anniversaire et ils sont tous dans le coup ! Je me tourne aussi sec vers mes grands-parents.
— C'est une blague, c'est ça ?
Vu leurs têtes, je percute que non.
— Tu préférerais que ça le soit ? me demande Papy en m'adressant un clin d'œil.
— Nom de Dieu de putain de merde !
J'explose de joie au beau milieu du salon avant d'avaler mon verre d'un trait. Une autre de mes fameuses tirades poétiques, la spéciale « grande occasion ». Ma mère manque de s'étouffer en m'entendant jurer comme un charretier.
— Oups, pardon, Mam, mais là c'est un truc de fou ce qui se passe... C'est... Je n'ai pas les mots en fait.
Submergée par l'émotion, je m'effondre sur le canapé, à moitié dans les vapes. J'ai le cœur qui pulse à toute berzingue et la tête qui tourne. Tous se précipitent sur moi pour vérifier que je n'ai pas fait une syncope. Ce n'est pas possible tout ça. Je suis heureuse bien sûr, mais j'ai conscience que cela va leur coûter une fortune. Je me ressaisis et me redresse aussitôt, comme si j'étais montée sur ressort. J'essuie mes larmes d'un revers de manche et reprends sérieusement.
— Je vais vendre ma voiture et je trouverai un job pour vous aider à payer.
— Non. La priorité, ce sont tes études, m'assure mon père. Tu penses bien que nous avons quand même évalué les choses avant d'acheter. Et puis tes grands-parents nous ont tenu à participer.
— Quoi ? En fait, vous voulez me virer ?
Je me mets à chouiner comme une madeleine, c'est trop d'émotions pour mon petit cœur, tout ça.
— Bien sûr que non ma chérie, s'étrangle Mam, aussi bouleversée que moi à présent. Tu seras toujours chez toi à la maison.
— C'est de la folie, vous êtes tous bien conscients de ça ?
— Ce n'est pas de la folie, c'est de l'investissement, affirme ma grand-mère avec un regard complice pour mes parents. Tu y seras bien et dans quelques années, il sera pour Tim !
— Mais il va falloir le meubler, ça va faire des dépenses en plus.
— Ne t'occupe pas de ça, me coupe mon grand-père avec un sourire. C'est nous qui gérons.
— OK ! Tout a été décidé dans mon dos en fait, si j'ai bien compris.
Je m'enfonce dans le canapé et croise les bras sur ma poitrine en faisant mine de bouder.
— Exactement.
— Je pourrais quand même choisir la couleur des rideaux au moins ? Ou bien ça aussi, c'est déjà réglé ?
Je ris tout en essuyant mes larmes. J'ai vraiment une famille de dingues. Je n'en reviens pas, je vais avoir un logement pas loin de la fac et proche de mes amis. Je ne pouvais pas rêver meilleure surprise en ce jour.
🌙
— Et si nous allions voir cet appartement ? clame Dadou à la fin du repas.
— Ah, parce que vous avez déjà les clés ?
— Bien sûr, sinon ça aurait été moins drôle. Nous étions chez le notaire hier soir pour signer l'achat.
Ils vont m'achever. Je visualise parfaitement l'épitaphe sur ma tombe : « ici repose Séléné, émotive anonyme, partie trop tôt... et par surprise. »
Les yeux rieurs de mon père trouvent ceux de ma mère qui lui sourit avec amour. Mes parents sont formidables. Les cloner serait une sage décision pour qu'il n'y ait que des gosses heureux dans ce bas monde.
Nous grimpons tous dans le van et après une bonne heure de route, nous arrivons dans le centre-ville bordelais. Ça me fait bizarre de me retrouver dans ce quartier que je commence à connaître de mieux en mieux, tout en me disant que je vais bientôt y vivre.
Papa circule sans difficulté. Je ne m'en étonne même pas, ils ont bien dû venir en repérages à un moment ou un autre. Il se gare au pied d'un immeuble fermé par une imposante porte pleine en bois. Je descends du van et reste bouche bée face à la bâtisse ancienne qui se dresse devant moi. On y est !
Dadou déverrouille l'entrée et me désigne l'escalier en pierre du doigt. J'avance d'un pas hésitant, peinant à réaliser ce qui est en train de se dérouler. Nous gravissons les marches pour atteindre le troisième et dernier étage. Le palier y est plus étroit et un garde-corps clôt la cage d'escalier jusqu'au plafond pour empêcher les chutes.
Il me tend les clés et j'ouvre la porte d'une main tremblante, les larmes aux yeux, en bonne madeleine que je suis, à la fois excitée et effrayée de découvrir mon futur chez-moi.
Nous entrons directement dans un appartement mansardé et baigné de lumière grâce au velux et aux deux grandes fenêtres. Les poutres claires de la charpente sont apparentes et s'accordent avec le plancher au sol. Les tons chauds du bois contrastent avec les peintures blanc cassé. Un pan de mur se détache des autres avec ses pierres jointées à la chaux, apportant beaucoup de cachet à l'ensemble.
Tout de suite sur la gauche, une porte coulissante ouvre sur la salle de bain, petite, mais bien conçue. Au fond, en suivant, la cuisine, déjà équipée en appareils électroménagers et rangements, communique avec la pièce de vie. Un comptoir en bois marque la séparation entre les deux espaces. En face, sur la droite, se trouve une chambre dans laquelle a été installé un grand placard avec étagères et penderies.
Mes grands-parents sont enchantés eux aussi en découvrant l'appartement et discutent avec Dadou et Mam pendant que je cours dans tous les sens et prends plein de photos des lieux.
Je me vois déjà y mener ma vie d'étudiante, organiser des soirées avec mes amis et profiter de moments entre filles avec Mia, en pyjama, à nous goinfrer de cochonneries devant des comédies romantiques. Je songe à Nyx. Est-ce que je pourrais l'amener avec moi ? Est-ce qu'il se plaira dans ce petit studio cosy ? Je ne m'imagine pas ici sans lui, mais son bien-être prime avant mon plaisir.
Je suis excitée comme une puce et incapable de réfléchir davantage. J'écris aussitôt un message à Mia et lui donne rendez-vous devant l'entrée de l'immeuble, situé à deux cents mètres du sien, à peine, sans lui en dire plus.
Je descends jusqu'au rez-de-chaussée et avance la tête dans la rue par la porte entrebâillée. Mia arrive quelques minutes après.
— Surprise !
— Mais qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je suis ta nouvelle voisine ! Mes parents ont acheté un studio.
— Non, tu déconnes ?
— Absolument pas !
— C'est génial ! hurle-t-elle de joie en me sautant dans les bras.
Les passants nous jettent des regards curieux, ils doivent nous prendre pour des folles.
— Ouais, je n'en reviens toujours pas. Monte avec moi, je vais te présenter ma famille.
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