L'angoisse de la fin, ce silence entre eux, ne fit qu'augmenter par la suite. Le plan de Senséké avait lamentablement échoué, il dut bien le reconnaître. La première chose qu'Eles voulait lui montrer était passée. Et il avait un drôle de pressentiment quant à la seconde. Il n'avait pas gagné de temps. C'était bientôt la fin. C'était bientôt la fin. C'était bien trop bientôt la fin. Ce vide en lui n'avait pas de mesure. Il avait... avait... besoin... de... Eles. Eles. Voilà, Eles. Si Eles était là, tout irait bien.

Sauf que d'ici peu, justement, Eles ne serait plus là. Et c'était insupportable pour le Sombrane.

Vers le milieu de la nuit, les aurores boréales s'évanouirent. Les deux voyageurs restèrent plantés là sans rien dire. Leur seul point d'encrage avec la réalité devint leurs mains liées. Au matin, ils ne remarquèrent pas tout de suite que le ciel avait changé de teintes et que le soleil se levait. Absorbés dans leurs pensées, leurs rêveries intérieures.

Au bout d'un moment, Eles frissonna.

– Viens, dit-il en essayant de ne pas avoir d'expression particulière. Il faut repartir.

Sa propre formulation l'étonna. Pourquoi fallait-il repartir ? Il eut presque envie, pour se contredire lui-meme, de se rasseoir et de lancer : "Non finalement, restons encore un peu."

Sauf qu'il ne le fit pas, Senséké le suivit et ils firent demi-tour. L'angoisse inommable et grandissante prenait de plus en plus d'ampleur en eux, jusqu'à occuper chacune de leurs pensées, chacun de leurs gestes, chacune de leurs secondes de vie. Des secondes de vie qu'il leur restait avant la Fin. On aurait dit une apocalypse, un Ragnarök. Ce voyage, c'était leur vie. Le voyage de leur vie. La rencontre de leur vie. L'histoire de leur vie. C'était juste... eux. C'était au travers de ce périple qu'ils avaient évolué, qu'ils s'étaient - re - construits. C'était... juste tout ce qu'ils possédaient. Alors la simple idée de le perdre etait insupportable. Et Senséké était trop maladroit pour décrire le besoin pur et simple de la présence du Lux à ses côtés. Trop maladroit pour lui dire qu'il l'aimait. Et il s'en voulait pour ça.

Ils surent sans avoir besoin de compter ou décompter les jours, que le dernier jour était arrivé. Ils le surent comme cela, avec une certitude absolue, comme la certitude qu'ils retenaient des larmes de détresse. Ils ne parlèrent presque pas, esquivèrent leurs regards, et un froid glaçant se répandit en eux, par manque de contacts physiques. Leur douleur était presque palpable mais ils ne trouvaient pas le courage d'y remédier. C'était la fin, le réel dernier jour. Peut-être auraient-ils du, pour cette occasion exceptionnelle, faire quelque chose d'exceptionnel. Mais ils avaient vu tant de choses, vécu tant d'expériences. Qu'est ce qui aurait été vraiment inédit ? Eles avait dit qu'il avait encore deux choses à montrer. L'une était les aurores boréales. Il restait donc l'autre. Senséké finit par se dire qu'il ne la connaîtrait jamais.

Le Lux, lui, hésitait encore. Enfin, il était certain de ce qu'il devait faire, de ce qu'il allait faire, mais il ne pouvait s'empêcher de se questionner. Y avait-il réellement une solution à ce calvaire ? Senséké pourrait tout à fait légitimement vouloir retourner chez lui. Sauf qu'Eles n'était pas sur qu'il le supporterait. Supporter de l'avoir connu, apprécié pendant un an jour pour jour. De l'avoir aimé, aimé jusque dans sa chair profonde, aimé envers et contre tout, aimé chaque seconde ce cruel voyage.

Le jour, lentement, commença à se dilater. Leur angoisse atteignit son apogée. Ils grimpèrent au sommet d'une petite montagne, perdue et solitaire au milieu du relief de la région. Ils y installèrent en tremblant leur dernier camp. Et puis ils s'assirent, à même la terre, face au soleil en déclin.

Lorsqu'ils inspirèrent profondément l'air frais, se préparant à une ultime discussion qui les briserait peut-être à jamais, leurs mains tremblaient encore.