Les Perles de Pluie donnaient à leur consommateur une influence sur l'eau et l'air. Ainsi, les deux voyageurs pouvaient détourner la pluie et le vent pour ne pas qu'ils les touchent et s'en servir pour faire une vague qui les portait à une vitesse prodigieuse. Ils s'amusèrent un peu à s'éclabousser. Kogeio avait raison, les sensations étaient grisantes. Mais c'étaient deux voyageurs intrépides, ils avaient déjà ce dont ils avaient besoin. Effectivement, avancer de cette manière était bien plus drôle et bien plus facile. A Zaterneïl, c'est à dire à deux ou trois cents kilomètres de là où ils étaient partis, les effets des Perles commencèrent à s'estomper. Ils trouvèrent, dans la périphérie de la ville calfeutrée, une embarcation à l'air solide.

– Eles, tu es sur de vouloir prendre la mer par un temps pareil ?

– Le cyclone est moins violent ici. Et puis si on ne part pas le plus vite possible, on risquera d'être coincés encore plus longtemps. Utae-ne est une île fragile. Tu n'en as peut-être jamais entendu parlé, mais il y a quelques années de ça, une tornade d'une violence inédite était allée jusqu'à fracturer le littoral et emporter une partie de la presqu'île.

Senséké sembla peu convaincu. Il fallait bien le connaître pour voir l'inquiétude profonde qui se cachait sous ses traits. Ce que personne n'aurait pu déceler, en revanche, c'était que ce n'était pas pour lui qu'il avait aussi peur. Pas pour sa vie à lui. Je crois qu'il pressentait déjà ce qui allait se passer. Ce qui devait se passer. Je crois que tout, tout, tout au fond, il le savait, mais que c'était bien trop pour lui. Insupportable.

L'on raconte, dans les tréfonds du braseroy de Iruy'Kovirt [Irui Kovirté], qu'il existe des Amants; des êtres dont la connexion est si pure, si profonde, qu'il leur est impossible de vivre séparément l'un de l'autre et que, si quelqu'un venait à les écarter, il serait condamné à subir la même douleur implacable qui accablerait les Amants. Ils seraient aussi capables de libérer, ensemble, une puissance magique inégalable et parfaitement inconnue des sciences : l'Agape.

Ce bateau à l'air solide, trouvé par les deux voyageurs, eut bientôt la carrure d'une coque de noix face à la fureur des éléments. Eles réfléchit longuement. Une solution par le ciel était inenvisageable à cause des vents. La mer risquait trop de les engloutire pour qu'ils tentent de la franchir en l'état actuel des choses. Alors il songea à passer sous le détroit.

– Eles, si tu veux nous enterrer tout de suite, dis-le !

Le Lux rit un peu. Senséké regretta amèrement cette plaisanterie anodine par la suite. Quand il comprit quelle valeur avait réellement la vie.

– Non, non, je t'assure, c'est très logiques ! Même si les courants sont forts, c'est la meilleur option.

– Et tu veux y aller à la nage ?!

– Mais non ! Il existe des créatures marines qu'on appelle Neagale. Ils ressemblent à des serpents de mers recouverts d'algues. Ils font partis des reptiles aquatiques les plus rapides du monde ! De plus, ils respirent par des orifices sous leurs écailles, aspirent l'eau et rejettent assez d'oxygène pour qu'on puisse respirer.

– Oh mes dieux, ne me dit pas que tu veux faire du rodéo sur serpent de mer furax tout en espérant qu'il nous emmène bien à destination au lieu de nous noyer et de nous dévorer vivants ?

– Ce sera toujours plus excitant que d'attendre que l'orage passe.

Le Lux lui lança un clin d'œil et, prenant sa main dans la sienne, l'entraina près du ponton. Senséké leva les yeux au ciel avec amusement mais n'opposa pas de résistance.

Et puis, sans autre forme de procès, Eles plongea dans l'eau, entraînant le Sombrane stupefait avec lui. Dans les profondeurs du quai, ils ne tardèrent pas à apercevoir d'immenses formes mouvantes. L'eau n'était pas aussi froide qu'ils l'auraient pensé. Senséké perdit quelques longs instants à regarder son compagnon se mouvoir avec aisance vers le fond de l'eau. Même au cœur de la tempête, alors qu'il n'y avait presque pas de lumière, les quelque rayons qui filtrairent s'accrochaient aux reflets dorés qui serpentaient sur le corps du Lux. Le Sombrane se demanda fugitivement si ces éclats parcouraient vraiment tout son corps. Eles se retourna, son compagnon le rejoignit en quelques mouvements, glissa tout près de lui comme une sirène effleure une victime prochaine. Leurs doigts s'effleurèrent. Leurs regards s'allumèrent d'une lueur indéfinissable. Senséké se déplaça à nouveau, un peu à la façon d'un serpent de mer, justement, en se glissant avec aisance et délicatesse. Eles le rejoignit, tournant autour de lui de la même manière. Ce jeu; qui tenait plus d'une danse aux gestes emplis de tendresse, empreint de délicatesse, mêlé de gentillesse, comme dans ce bar à Oklis ou dans les airs sur le dos des wyverns; dura jusqu'à ce que leurs poumons brûlent et qu'ils se reconcentrent sur leur tâche première. Vers le fond, de nombreux Neagales grouillaient, comme une masse informe de racines entremêlées. Ils pouvaient voir leurs écailles se soulever régulièrement, à l'image des branchies, et libérer des bulles d'air qui remontaient en petits tourbillons. Des sortes de membranes pâles flottaient autour d'eux, comme des algues, ce qui leur donnait probablement leur nom (Note : de "Iraï", "mer, eau" et "Ngale", "fantôme". La langue ancienne ayant subi de nombreux changements, le nom originel était Nirgale; puis le "ir" est devenu "ea", ce qui pose un débat au niveau de la prononciation. Certains prétendent qu'il faut respecter la prononciation du premier peuple à avoir nommé les créatures, c'est à dire [Nigalé]. D'autres préfèrent suivre le cours de l'histoire et ses changements et le disent plutôt [Négle]).

Eles s'accrocha aux écailles de l'un des Neagale. Celui-ci sortit immédiatement la tête du tas. Senséké l'imita un peu plus loin. Les créatures s'élancèrent aussitôt avec un cri strident - leur production d'oxygène leur permettait d'émettre des sons vifs et audibles sous l'eau - vers le large. Le Sombrane fut presque étonné de voir que ce plan improbable fonctionnait. Il aurait dû s'y attendre. C'était Eles après tout. Tous deux échangèrent un regard. Ils inspirèrent avec fascination l'oxygène libéré.

– Eles, comment se fait-il qu'ils se dirigent toujours vers le continent ?

– C'est leur lieu de naissance. Ils migrent tous les ans. Il y a près de la côte, vers de Enercomant ou Vafnergalb, une sorte de sanctuaire pour les Neagales. Seuls ceux de plus de deux cents ans ont le droit de venir y vivre. Peu de gens s'aventurent là-bas, les Neagales deviennent très agressifs si on s'approche de ce repaire secret. On dit que Jorumgand, le Serpent-Monde originel des mythes nordiques, était le premier de ces créatures. Bref, c'est là-bas que vivent leurs Parents, leurs Anciens. Hors, ceux-ci ont l'obligation de venir aider un de leurs confrères s'ils sont en danger. Si tu t'aggrippes aux écailles d'un jeune, il partira immédiatement chercher ses protecteurs.

– De l'autre côté d'un détroit ?!

– Hey, je ne suis pas dans leurs têtes écoute ! Et puis leur vitesse est probablement largement supérieure à celle que tu appréhendes.

Et le Sombrane de hausser un sourcil peu convaincu.

– Ça marche aussi dans l'autre sens ?

– Surtout pas ! Les plus âgés sont très puissants et ils t'écraseront avant que tu ais eu le temps de dire "aïe".

– Bon programme. Aïe.

– Quoi ?

– Je voulais m'assurer de pouvoir placer cette parole avant que la mort ne me rattrape.

Eles éclata de rire. Senséké sentit son regard se parer de tendresse. Il se força à ne pas s'interroger sur la révolte que menaient ses yeux contre son cerveau. Sa raison. Son bon sens. Ne pas se poser de questions, bon sang !

Senséké se félicita que le Lux ne puisse pas voir ses pensées. Un doute insidieux le prit tout de même à la manière dont Eles lui rendit son regard. Il rougit. Hésita. Détourna les yeux.

Encore.