Allongée sur la stèle de la clairière, je serre la main de Gauthier dans la mienne. Le premier croissant de lune brille dans le ciel étoilé tandis que nous profitons de l'une des nombreuses nuits de l'été.

— Tu penses qu'on peut avoir plusieurs âmes sœurs ?

— Ça dépend...

— Ça dépend ?

— De l'intensité avec laquelle tu aimes l'autre. Il y a des relations que le destin lui-même ne peut prédire ou maîtriser.

— J'ai toujours cru que je serais seule, le jour de mes dix-sept ans.

— Pardonnez-moi, Mademoiselle Brightwood, mais il semblerait que vous ayez eu tort. Je suis là.

— Je sais.

Comme si c'était possible, mes doigts, ma paume, mon poignet se collent encore davantage à ceux du Diamant.

— Rubis ?

— Oui ?

— N'oublie jamais que la plus belle étoile qui puisse combler mon ciel, c'est toi.

— Tu es bien romantique, aujourd'hui. Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Et promets-moi de ne jamais baisser les bras, quoi qu'il se passe. Promets-le-moi.

— Pourquoi ?

— C'est sans raison particulière, juste... promets-le-moi.

— C'est promis.

— Rappelle-t'en, si un jour il t'arrive d'être submergée par un désespoir si grand que tu as l'impression de t'y noyer. Rappelle-t'en.

— Ça n'arrivera pas.

Malgré moi, je ne peux m'empêcher de penser à ma vision du soir de l'Esbat, celle présentant un Gauthier immobile au visage livide, pâle comme la mort.

— On ne peut pas savoir, surtout lorsqu'on part à la conquête d'un trésor mystique comme l'Esmantium.

— Si.

— Et comment le pourrais-tu ?

— Tu as déjà oublié ? Je suis censée être guide.

Un sourire moqueur s'étire sur ses lèvres. Il doit se demander où je veux en venir.

— S'il y a bien une chose que j'ai apprise ces derniers mois, c'est de m'accepter comme je suis. Je suis peut-être pleine de défauts, mais j'ai aussi des qualités, comme tout le monde. Il est grand temps que je me fasse confiance, et ça commence par mon rôle de guide.

— Tu t'es habituée à ce terme, alors ?

— Je ne m'y ferai probablement jamais, mais je reste convaincue que certains événements ne se produisent pas par hasard. Le départ de mon père, par exemple. Disparaître du jour au lendemain sans donner d'explication, ça ne lui ressemble pas. Même une gamine de six ans aurait dû comprendre ça.

— Ne t'en veux pas, Rubis. Tu ne pouvais pas savoir.

— À défaut d'en être certaine, je pouvais au moins croire en lui. Aujourd'hui, je dois réparer mon erreur et le retrouver, par tous les moyens.

— Tu as oublié un élément crucial, partenaire.

— Lequel ?

— Tu ne seras pas seule. Tu l'as peut-être été par le passé, mais tu ne le seras plus avec moi à tes côtés. Même Nomis ne pourra rien faire face au duo Chamewood !

— Chamewood ?

— La fusion de nos deux noms de famille : Chame et Brightwood.

— J'aime bien, ça nous ressemble. Tu as trouvé ça tout seul ?

— J'ai mes petits secrets, admet-il, cachotier.

— Si tu le dis. C'est toujours mieux que Rugau, Ruthier...

— Gaubis...

— Gobie ? C'est pas un poisson, ça ?

— Si l'un de nous deux avait été un Saphir...

— Ne me dis pas que tu penses à Aloïs dans un moment pareil !

— C'est toi qui l'as dit. Pas moi.

— Nous sommes en froid, je te signale. Ça ressemble à deux âmes sœurs, pour toi ?

— Non, c'est vrai.

— Il n'y a rien entre lui et moi. J'en suis sûre, à présent.

— Qu'est-ce qui t'a amenée à établir une telle conclusion ? Son baiser langoureux échangé avec une inconnue ?

— Non ! Je l'ai su avant...

— Quand tu arpentais les bois aux côtés d'Aaron ?

— Je croyais que tu refusais de parler de lui ? Aurais-tu trouvé une quelconque voie vers le pardon ?

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu l'excuses. Il est lâche.

— Peut-être, mais je reste persuadée qu'il est bien moins insensible qu'il ne veut le laisser paraître.

— Ce n'est même plus de l'optimisme, à ce stade : c'est de la naïveté.

— Il nous a quand même dit qu'il était désolé...

— Ça ne change rien, ce n'était que des paroles en l'air. C'est toujours le cas, avec lui.

— Et s'il regrette ?

Le Diamant garde le silence, perdu dans ses pensées. Rien ni personne ne pourra le lui faire admettre.

— Tu peux te fourvoyer autant que tu veux, Gauthier, mais je crois en lui, tout comme j'ai cru en toi.

— Espérons que ta foi en ce traître aura le même effet qu'elle a sur moi...

— On ne le saura probablement jamais, puisque tu l'as banni.

— Il est allé trop loin. Je ne veux plus qu'il... s'interpose entre nous, peu importe comment il s'y prend.

Au même moment, il lève ses yeux vers moi, et j'aperçois dans son regard le reflet d'une étoile filante, à moins que ce ne soit une étincelle de bonheur. Nos deux poignets se rejoignent mécaniquement, comme si le rouage déformé avait enfin trouvé sa pièce manquante.

Un chef-d'œuvre, la différence transformée en force.

— Il va nous falloir un plan si nous voulons savoir ce qu'est devenu ton père.

— J'ai du mal à trouver comment nous pouvons battre Nomis sans l'Esmantium, c'est ça le problème. Quoi qu'on fasse, il reste bien trop puissant. Qui sait quels stratagèmes il a déjà mis en place pour anéantir nos projets ?

— Ça ne coûte rien d'essayer ! Tout ce qu'il nous faut, c'est l'Esmantium. Ça ne devrait pas être bien compliqué d'en obtenir toutes les pierres.

— C'est clair que notre dernière tentative était une franche réussite... raillé-je, sarcastique.

— Ce n'est pas ma faute si Aloïs est un abruti fini !

— Ni la mienne. On ne peut pas se risquer à rester centré sur un seul objectif. Il va falloir nous séparer pour trouver les gemmes restantes.

— Je pense avoir compris comment fonctionne la stèle de la pierre bleue. Ce n'est qu'en observant les marées qu'on en obtiendra la clé. Le problème, c'est que ça peut prendre des jours.

— Ça ne marchera pas avec toi, tu n'es pas un Saphir.

— Et si j'emmenais Émilie ?

— Ambroise ne la laissera pas partir.

— Et toi, tu ne me retiendrais pas ?

Je me suis coincée toute seule, là.

— Pourquoi le ferais-je ? Qu'y a-t-il de si envoûtant chez Gauthier Chame pour que je désire passer l'été à ses côtés ?

— Je crois bien t'avoir déjà soufflé une ou deux idées...

Et sans crier gare, ses doigts se détachent des miens pour se retrouver sur mes reins. Je ne peux plus échapper à ses lèvres.

— Vraiment ?

Son visage se colle un peu plus contre le mien. Nos bouches ne sont éloignées que de quelques millimètres seulement.

— Vraiment.

Le Diamant bascule mon corps en arrière, laissant mon dos retomber sur l'herbe sauvage. Il se rapproche de moi. Son souffle irrégulier réchauffe mon cou, ses mains enserrent ma taille et ses jambes se confondent avec les miennes. Enfin vient la délivrance, le baiser tant attendu.

L'air s'engouffre dans ma bouche, ma gorge, mes poumons jusqu'à atteindre mon cœur, attisant un brasier qui ne demande qu'à s'embraser tout entier.

Un vacarme assourdissant retentit autour de nous, mais nos membres enlacés sont insensibles au moindre bruit. Seules les caresses comptent. Les mots dérivent avec la brise, balayés par le vent de nos promesses. Je n'ai jamais ressenti une telle passion entre deux êtres.

— Moi non plus.

— À moins que tu ne te sois transformé en télépathe, j'ai l'impression que...

— Je lis bel et bien dans tes pensées, Rubis. Et ça ne peut signifier qu'une seule chose...

— Nous sommes des âmes sœurs.

Sans que l'un de nous puisse esquisser le moindre mouvement, une barrière de feu se dresse face à nous.

Mon rubis et son diamant lévitent l'un jusqu'à l'autre. Ils sont tellement proches que j'ai peur qu'ils fusionnent, tels deux aimants d'un même élément.

Leurs reflets se combinent et nous illuminent tellement que je suis obligée de couvrir mon visage pour ne pas être éblouie.

Ça ne dure que quelques secondes, mais lorsque je rouvre les yeux un instant plus tard, mon poignet gauche est solidement attaché à celui de Gauthier et mon exposé de Sciences Occultes me revient immédiatement en mémoire : quelqu'un a enclenché la Cérémonie du lien.

Et le seul moyen de s'en défaire, c'est de briser le lien... ou de le sceller à jamais.

Alors, âmes sœurs confirmées ou pas ?

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