Plume mordorée, plume mordorée

Tourmaline magnétique,

Les vagues de mélancolie.

J'aurais dû me douter qu'une escapade à deux en plein sabbat ne laisserait personne indifférent. Le ballet « questions stupides, réponses insipides » débute dès le réveil avec Alix, mon indiscrète de colocataire.

— Pourquoi vous êtes partis, avec Gauthier ?

— Rien de grave, on s'est... embrouillés.

— Je vois. Au fait, tu as loupé le premier baiser entre nos deux tourtereaux.

— Quoi ? Tu veux dire qu'Ambroise et Em' se sont... ?

— Embrassés, oui. Et c'est en partie grâce à toi, d'ailleurs. Si tu n'avais pas joué les entremetteuses, ils n'auraient pas commencé à parler, et donc à avoir soif. C'est un type d'alcool particulier qui les a rapprochés. Il faudra dire merci à Gauthier et son banquet ! Imagine un peu le...

Elle interrompt sa phrase et recule d'un pas pour m'observer d'un air que je ne lui connais pas. Indigné, pourrait-on dire.

— Attends. C'est quoi, cette robe ? Tu te mets à porter du blanc, maintenant ?

En jetant un coup d'œil au miroir, je réalise que j'ai dormi tout habillée. Vu ma tête de panda, mon maquillage aussi a été oublié.

— Oh, ça ? Je vais me changer !

Finalement, c'est un bon prétexte pour m'éclipser. Elle a beau être gentille, la Rubis m'insupporte tout de même un peu, parfois. Je range la toge transformée dans mon armoire, pas encore prête à m'en débarrasser. C'est sûrement la seule chose que j'ai réussie hier soir, mis à part... le pendentif !

Je l'avais presque oublié, avec tout ce qui s'en est suivi : Aaron, l'Ombre...

J'inspire un bon coup. Il faut que je me concentre sur l'essentiel, à savoir mon entrevue imminente avec Gauthier. Même si la perspective d'un petit-déjeuner avec la bande ne m'enchante pas, je ne vais pas pouvoir y couper.

Pour limiter l'effet de mon apparition – et éviter qu'on nous dévisage, moi et mes cheveux rouges –, je suis Alix à travers le campus.

Par chance, le réfectoire est vide à cette heure-ci. Seuls quelques courageux étudiants ont daigné sortir de leurs lits pour entamer leurs révisions.

Les joies d'un samedi à Talesia... là où les pires châtiments supplantent toutes les heures de colle. J'ai beau m'efforcer de ne pas y penser, la fatigue qui m'assaille depuis hier est difficile à supporter. Pas besoin d'être devin pour réaliser que le transfert d'énergie m'a grandement affaiblie ! Même si ça m'étonnerait que je sois capable de lancer le moindre sort aujourd'hui, je me garde bien de le préciser : personne ne doit savoir ce qui s'est passé hier, mis à part moi, Gauthier et Madame Jacolot.

La punition était peut-être violente, mais je ne peux m'en prendre qu'à moi-même : vu le nombre de fois où j'ai dépassé le couvre-feu depuis mon arrivée ici, ce n'était qu'une question de temps avant que quelqu'un me réprimande. Mon seul regret, c'est de voir mon acolyte s'en tirer avec un simple rendez-vous. Certes, lui et l'enseignante de Sciences Occultes sont loin d'être amis, mais il n'a pas eu à endurer une séance de torture, lui.

Maintenant, il va falloir la jouer fine. Ça m'apprendra à jouer les chevalières servantes !

Ma voisine, elle, est toute pimpante. Un peu trop pour quelqu'un qui est censé avoir veillé tard.

— Comment ça se fait que tu sois si... réveillée ?

— Gauthier nous a laissé quelques potions de sommeil. Vous n'en avez pas pris ?

— Non, nous avons dû partir précipitamment. Mieux vaut attendre que tout le monde soit là pour tout vous expliquer.

Mon ami – puis-je toujours l'appeler ainsi ? – n'a sûrement pas voulu me rendre service, vu comment notre soirée s'est terminée. Il faudra pourtant bien que nous parlions de ce qui s'est passé hier soir avec le reste du groupe.

Le problème, c'est qu'il sera difficile de ne pas mentionner le double baiser si nous évoquons l'Esmantium, et plus précisément ce qui s'est passé dans le souterrain. Les autres vont forcément se poser des questions.

Pour ma part, je n'ai pas le choix. Si je me dégonfle, Alix se doutera de quelque chose et la vérité finira par éclater. Je vais devoir la suivre en évitant de me faire remarquer.

Aloïs et Gaby sont déjà attablés.

Lorsque mon amie m'aperçoit, elle se dirige aussitôt vers moi en levant les bras :

— Ça, c'est notre vilaine petite Rubis qui a laissé ses amis en plan toute la nuit pour aller pécho un Diamant ! Tu ne nous refais plus ça, hein ?

Mes joues rougissent d'elles-mêmes : et si elle était au courant ?

Je m'interroge sur ce que je devrais craindre le plus : que tout le monde apprenne ce qui s'est passé entre Gauthier et moi, ou que Gaby se venge face à mon silence.

Mon angoisse redescend d'un cran lorsqu'Aloïs profite de me faire la bise pour me chuchoter à l'oreille :

— Laisse tomber, elle n'a pas tout à fait décuvé. Réveil difficile ?

Je n'arrive pas à le regarder en face. Lui comme les autres, d'ailleurs. Vu ma bourde monumentale, je ne sais même pas quoi dire, sans compter que la pointe d'amertume que je décèle dans sa voix accentue mon doute. Son air détaché est-il vraiment naturel ?

— Oui, nous nous sommes réconciliés et...

— Salut, toi ! Tu tombes bien, Rubis nous parlait justement de...

Ne jamais dénigrer nos réflexes.

Ils peuvent parfois nous sauver la vie, ou la mise dans mon cas précis. Si je n'avais pas violemment écrasé le pied de Gaby, par exemple, ses propos auraient provoqué une catastrophe relationnelle sans précédent avec Gauthier.

Et comme c'est moi qui suis responsable des principaux fichiers créés en la matière, je fais ce qu'il faut pour éviter tout scandale supplémentaire.

— De la stèle. La stèle et Aaron, tu sais...

— Le souterrain, argue-t-il sans m'adresser un regard, tout en s'asseyant en face d'Alix – à l'opposé de ma chaise.

J'aimerais lui poser des questions sur son entrevue avec Madame Jacolot, ne serait-ce que pour savoir s'il va bien, mais je me retiens. Même si je le voulais, je ne parviendrais pas à relater l'humiliation que j'ai subie aux autres. Et puis, ce n'est pas comme si j'étais en position de lui demander quoi que ce soit...

Je ne saurai probablement jamais ce qu'ils se sont dit lors de cet entretien, mais mon instinct me souffle que ce n'est peut-être pas plus mal. Gauthier n'aura qu'à l'évoquer de lui-même, s'il décide de me reparler un jour.

Si Ambroise et Em' n'étaient pas arrivés pile à ce moment-là, la situation serait devenue franchement embarrassante. Je ne suis pas sûre que l'attitude du Diamant traduise la « réconciliation ». L'Émeraude visiblement très joyeux me donne l'impression d'être un ange gardien lorsqu'il prend la parole :

— D'accord, nous sommes en couple. Nous vous demandons juste de nous laisser un peu de temps. Tout est nouveau, pour nous... Tiens, vous deux ! Vous étiez passés où ?

Finalement, c'est un véritable démon.

Par réflexe sans doute, je me tourne vers mon acolyte pour qu'il nous sorte de cette mauvaise passe. Pour une fois, je n'ai pas tort de lui faire confiance.

Il parle d'une voix posée, dénuée de toute ambiguïté. Même moi je me prends au jeu de son mensonge. Il évoque tout, hormis nos rapprochements, notre dispute et, plus surprenant encore, notre métamorphose et les robes de prêtres dérobées.

Malgré notre différend, je lui en suis reconnaissante. Les prochains jours seront plus faciles à supporter si on n'y ajoute pas les réactions des autres.

Bien entendu, le passage concernant Aaron et l'Ombre fait bondir toute la bande.

Seule Gaby ne réagit pas, manifestement perdue dans ses pensées. Gauthier se propose pour aller voir son ancien comparse et lui demander des explications.

En temps normal, je le lui aurais déconseillé, mais vu l'état actuel de notre relation, je préfère m'abstenir.

Le retour à Talesia n'a pas été simple pour Rubis, on dirait... Comment peut-elle arranger la situation ? 

Et Gaby ? Vous croyez qu'elle est au courant de ce qui s'est passé entre Gauthier et son amie ? 

– Bien sûr ! 😌

– Pas encore... 👀