Chapitre 90
— J'avoue que je suis déçu.
— Déçu ?
Je viens littéralement de lui déclarer ma flamme, et il en veut plus ?
C'est encore trop compliqué pour moi. J'ai beau être une fleur bleue, ma fierté est quand même capable de parler à ma place lorsque c'est nécessaire :
— Tu as raison, on trouvera toujours mieux.
— Comme qui ?
— N'importe... Aloïs, par exemple.
Au moment même où les mots franchissent mes lèvres, je me rends compte de mon erreur. Mentionner ma soi-disant âme sœur alors que Gauthier et moi nous sommes embrassés dans la soirée n'était sans doute pas ma meilleure idée.
— Ah, oui. J'avais oublié, ricane-t-il, désabusé.
— Tu étais au courant ?
— Alix a dû m'en toucher deux mots tout à l'heure. Je croyais qu'elle bavassait encore des ragots sans fondement... ou j'attendais que tu confirmes.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, tu le sais !
— Pas besoin de te justifier. Je comprends, je t'assure. Impossible de lutter contre le pouvoir des âmes sœurs, n'est-ce pas ?
Je reste interdite, consciente que rien de ce que je pourrai dire maintenant n'arrangera la situation. Son regard s'est voilé, impossible pour moi de l'atteindre à nouveau. Impossible aussi de prendre la pleine mesure de ma faute : ma seule certitude, c'est d'avoir gâché notre complicité retrouvée, et peut-être condamné notre amitié.
Comme pour faire écho à mes pensées, le Diamant remet son masque invisible et reprend la parole d'une voix glaciale :
— Maintenant que nous avons mis les choses au clair, nous devrions trouver un moyen de sortir d'ici. Je pense qu'en allumant un feu et en cumulant nos deux énergies, ce sera suffisant pour ouvrir un portail temporaire. Malheureusement, il va nous falloir brûler quelques bancs.
— Ce n'est pas un souci. Ça fera peut-être réfléchir quelqu'un sur l'obligation de laisser l'église ouverte à n'importe qui.
C'est comme si mes propos prenaient directement leur source dans les iris noirs du Diamant, plongés dans le déni le plus total.
Gauthier détourne ses yeux des miens et part rassembler les morceaux de bois qu'il me balance d'un geste mécanique, presque inconscient.
La lévitation : le meilleur moyen d'éviter tout contact entre deux êtres ! C'est mon domaine, en tant qu'asociale reconnue.
Une de mes mains se place au-dessus du tas tandis que l'autre empoigne fermement mon rubis, qui s'enfonce dans ma chair sans même que je ne m'en rende compte. J'imagine que la douleur est la seule chose qui me permet de me maintenir dans un état stable pour ne pas littéralement mettre le feu à l'église.
Tant mieux, je suppose.
Un mince filet de sang coule le long de mon poing serré, atterrissant tout droit dans le brasier. C'est à croire que ma magie est étroitement liée à mes sentiments...
Une fois sa tâche achevée, Gauthier reste en retrait et m'observe ouvrir le portail, sans pouvoir s'empêcher de faire allusion au manque de temps dont nous disposons. Je sais qu'il est pressé de rentrer et de s'éloigner de moi, mais tout de même...
Comment la situation a-t-elle pu dégénérer à ce point à cause d'une malheureuse phrase balancée sans réfléchir ?
— Il nous reste exactement cinq minutes pour rentrer à Talesia avant qu'ils nous retrouvent.
Le jeune homme a sûrement raison. Il est bien renseigné, de toute façon. Combien de fois a-t-il pris en chasse d'autres sorciers ?
Alors que de nouvelles questions se mêlent à mes pensées, le Diamant pose sa main sur la mienne.
— Tu t'es coupée ?
— C'est rien, juste une petite entaille pour nous permettre de rentrer.
C'est bien connu : le sang versé accroît les pouvoirs magiques.
— Tu as bien conscience qu'à nous deux, nous sommes tout à fait capables de lancer ce type de sorts ?
Mon mouvement de tête en direction de nos croissants de lune ne lui échappe pas, mais j'ai l'impression qu'il ne fait qu'attiser sa rancœur. Si je ne peux même plus le regarder...
— Oui, tout le monde le dit. Nous sommes plus puissants grâce à...
— Ton pendentif. Uniquement grâce à ton pendentif.
Mes traits se crispent d'eux-mêmes. Sa réponse ne me laisse pas d'autre alternative possible que de changer de sujet, encore une fois.
— Je te dépose où ?
— À l'entrée des Appartements, ce sera très bien.
Sans dire un mot, je me positionne sagement face aux flammes. Chassant tout élément parasite de mes pensées, je me concentre sur la porte qui mène à mon dortoir.
Quand l'odeur âcre de la fumée cesse de m'envahir le nez, j'en déduis que j'ai réussi – pardon, que nous avons réussi. Ce passage n'était pas forcément compliqué, en comparaison de nos autres tentatives pour nous téléporter sans avoir recours aux cristaux.
Aujourd'hui, la difficulté résidait davantage dans le fait de nous mettre d'accord.
J'ignore si c'est parce que nous sommes en colère ou trop sûrs de nous, mais le comité d'accueil qui nous attend à l'arrivée suffit à nous dégriser.
Moi plus que Gauthier, d'ailleurs.
Même si Madame Jacolot a tout d'une barbe à papa, avec ses cheveux roses filandreux, son expression est des plus hostiles. J'ai beau m'efforcer de rester calme, les doutes m'assaillent aussitôt, aussi douloureux qu'incisifs : est-ce que les autres ont réussi à passer entre les mailles du filet, ou eux aussi se sont fait prendre ? Pourquoi, parmi toutes les fois où j'ai grillé le couvre-feu, faut-il que ce soit celle-ci que l'enseignante choisisse pour me réprimander ?
— Mademoiselle Brightwood, Monsieur Chame, raille-t-elle en étudiant nos robes de prêtres avec un mépris plus qu'apparent.
Je me mords la lèvre. Sans surprise, son aversion pour le Diamant est toujours aussi prononcée. Elle ne s'en cache même pas.
— C'est ma faute ! clamé-je sans réfléchir. C'est moi qui ai poussé Gauthier à enfreindre le règlement, il n'y est pour rien.
Je baisse la tête, à la fois anxieuse et honteuse, sans savoir si mon acolyte me fixe de ses pupilles charbonneuses ou s'il se contente de hausser les épaules. Il peut penser ce qu'il veut, mais ma bravoure n'en est pas une. J'ai agi par égoïsme, dans l'espoir de lui montrer que je tenais – que je tiens – à lui.
Et s'il peine visiblement à s'en apercevoir, ma prof référente, elle, n'est pas dupe.
— La seule erreur que vous ayez commise, reprend-elle en nous entraînant à travers les jardins des Émeraudes, c'est de tomber amoureuse.
En d'autres circonstances, sa perspicacité m'aurait gênée. Ce soir, je prie pour qu'elle suffise à nous sauver. De toutes les punitions possibles et inimaginables, le bannissement m'apparaît comme la plus cruelle, la plus malheureuse d'entre elles. Mes espoirs se sont déjà suffisamment noyés dans mes larmes pour être réduits à néant encore une fois... n'est-ce pas ?
Même si le corps svelte de Madame Jacolot nous sépare, je sens toute la rage et la fureur qui traversent Gauthier. Nos croissants de lune sont comme aimantés : sa haine m'appelle, m'ensorcelle. Sans que je songe à les contrôler, des étincelles crépitent sous mes doigts et se reflètent sur les pans de ma tunique. L'éclat blanc du tissu, mêlé aux braises rougeoyantes qui colorent ma peau, attire rapidement l'attention de mon chaperon. Mais ce n'est que lorsque nous sommes parvenus à proximité du réfectoire que ma prof s'arrête, les traits fermés et les poings serrés.
— Mademoiselle Brightwood, confiez-moi votre rubis.
Je me crispe aussitôt. Son ordre revêt peut-être l'apparence d'une protection, mais il n'en demeure pas moins une injonction.
Il n'y a qu'une personne à qui je serais susceptible de donner ma pierre de plein gré, et elle se trouve à sa droite.
Pourtant, ni elle ni moi n'esquissons le moindre mouvement lorsque l'enseignante de Sciences Occultes s'empare de ma gemme, enfouie dans l'une des poches du vêtement.
J'essaie de relativiser. Si elle avait soulevé mon col, elle y aurait découvert la pierre rouge, et mon calvaire n'aurait fait que commencer.
Si j'arrive à rester calme suffisamment longtemps pour ne pas lui donner plus de raisons de me suspecter, la séance de torture touchera bientôt à sa fin.
C'est ce que je ne cesse de me répéter, sans vouloir croire que le cours des événements puisse me donner tort.
Mais Gauthier a vu clair dans le jeu de la sorcière, et sa réaction me désarçonne complètement :
— Caroline ! Tu ne peux pas faire ça ! Il te l'a...
Un sifflement aigu fend l'atmosphère, interrompant mon ami par la même occasion. Les yeux révulsés de Madame Jacolot se fixent dans les siens, le réduisant au silence dans la seconde.
Pendant toute la durée de ma sentence, le Diamant restera interdit, sans qu'une trace de souffrance transparaisse sur sa peau de nacre.
Contraint, réduit au silence.
Mais même si son visage reste de marbre, son sourire n'est qu'une façade, un leurre destiné à me tromper et nous éloigner encore davantage.
— Comme vous le savez, débute Madame Jacolot, les flux de magie qui entourent Talesia sont particulièrement puissants.
Je me retiens de toutes mes forces pour ne pas lever les yeux au ciel. Qu'elle le veuille ou non, le moment est particulièrement mal choisi pour m'offrir une leçon de sorcellerie.
— Mais pour pouvoir se déployer, poursuit-elle en agrippant fermement mon poignet, ces flux doivent prendre leur source quelque part.
Sans me laisser le temps de protester, elle m'entraîne derrière le restau U, à la frontière entre la zone des Saphirs et des Rubis, Gauthier sur les talons.
— Ici.
Je jette un regard incertain au grand cristal. D'aussi loin que je m'en souvienne, je l'ai toujours vu comme un élément décoratif inhérent à la faculté. Impressionnant, certes, mais un peu trop... extravagant.
— Sans cet immense réceptacle, la sécurité du campus ne pourrait être correctement assurée, de même que les repas, ou le matériel magique fourni par l'université. L'énergie qu'il contient nous est vitale, vous comprenez ?
Même si je doute que la jeune femme réclame mon assentiment, je hoche vivement la tête, attendant son sermon.
Mais la leçon de morale ne vient pas, tout comme le jugement, et ma punition est aussitôt exécutée : sans m'accorder une minute pour me défendre ou me préparer à ce que je m'apprête à endurer, elle plaque mon rubis contre la paroi translucide du grand cristal.
Au début, je ne sens qu'un picotement, mais bientôt, une série de tressaillements me secouent le bras gauche, aussitôt suivis d'une douleur diffuse qui s'empare de tout le haut de mon corps. J'ai à peine le temps d'intimer à la professeure de faire cesser ce supplice que mes genoux ploient sous leur propre poids, trop faibles, bien trop faibles pour lutter contre la gravité.
Immanquablement, mon corps se vide de toute son énergie, de tout ce qui lui permet de rester en vie : sa magie.
Et ni Gauthier, qui fixe résolument ses pieds sans oser lever la tête, ni Madame Jacolot ne cherchent à couper court au massacre.
Inadmissible. Incompréhensible.
Même combinés, ces deux mots ne suffisent pas à évoquer le sentiment d'injustice qui me serre le ventre lorsque je me relève enfin, après de longues secondes de torture.
Madame Jacolot me jette ma pierre à la figure, sans douter un instant de l'efficacité de son châtiment.
— Monsieur Chame, je vous attends en salle de Sciences Occultes demain, à la première heure. Nous discuterons de votre... absence inexpliquée, et des conséquences qu'il convient d'en tirer.
Quand Gauthier se précipite vers moi pour me prendre dans ses bras, l'air hagard, elle est partie depuis un moment déjà.
Je me dégage de son étreinte en m'efforçant tant bien que mal de faire abstraction des frissons qui remontent le long de mon échine.
La nuit de rêve a tourné au cauchemar, et mes sueurs froides commencent à me faire découvrir un tout autre aspect de Talesia.
Sombre. Terrifiant.
— Ce que je t'ai dit tout à l'heure, énoncé-je à l'intention du Diamant, c'était faux. J'ai menti. Je n'ai pas voulu te montrer à quel point tu m'étais précieux, alors je t'ai raconté tout ça.
— C'est bon, Rubis. Ce n'est pas ta faute, assure-t-il en déposant un baiser sur mon front. C'est moi. J'ai toujours su qu'on ne pouvait pas défier le destin.
— Tu peux me promettre quelque chose ? chuchoté-je en retenant tant bien que mal le flot de larmes qui menace de se déverser sur mes joues.
— Tout ce que tu veux.
Je pourrais lui demander de me pardonner, d'oublier mes propos maladroits de tout à l'heure, mais c'est la peur qui s'exprime à la place de mon cœur :
— Ni toi ni moi ne reparlerons de ce qui vient d'arriver. Je ne te poserai pas les dizaines de question qui m'ont traversé l'esprit lorsque tu es resté muet, à m'entendre souffrir en silence...
— Rubis...
— ... et tu n'y répondras pas. Ce dont j'ai besoin, c'est de l'ignorance. De l'innocence.
De la naïveté.
— Oublie Madame Jacolot, oublie le grand cristal, oublie ma détresse. Souviens-toi de mes mots, de notre cavale, de ma maladresse.
Je m'attends à ce qu'il proteste, à ce qu'il s'insurge, en vain. La fatigue a probablement eu raison de sa volonté. C'est elle qui l'anime lorsqu'il détache ma main de son bras et disparaît de mon champ de vision.
— Et tu sais pertinemment qu'Aloïs n'est pas brun ! m'écrié-je avant de le voir disparaître à l'angle du couloir, courant désespérément après le sentiment de banalité que j'ai passé toute ma vie à balayer.
Mais Gauthier ne se retourne pas.
Ravalant mes sanglots, je me précipite vers les Appartements et monte dans ma chambre.
Par la porte entrouverte, je constate qu'Alix est déjà couchée. J'ai peut-être souffert le martyre, mais ça me soulage de savoir que le reste de la bande y a échappé.
Le sabbat, qui s'annonçait pourtant comme une soirée pleine d'espoir, n'aura pas tenu toutes ses promesses.
Ce n'est certainement pas la solution, ni même une option acceptable, mais il n'y a qu'en me murant dans le silence que je pourrai donner du sens à ce que je viens de vivre.
Quand ce n'est pas l'un, c'est l'autre... Gauthier et Rubis parviendront-ils enfin à s'entendre et à laisser leur fierté de côté, ou est-ce trop leur demander ? 👀
Sinon, on est d'accord que Madame Jacolot a totalement disjoncté, avec sa punition ?
– 👍
– 👎
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro