À côté de moi, Gauthier est à nouveau tétanisé.

Mon champ de vision s'étend jusqu'à Aaron. Lui qui s'était fait discret depuis l'arrivée de l'Ombre bouge anormalement des lèvres.

Une incantation !

Mue par mon instinct, je rassemble mes forces et projette un tourbillon de feu dans sa direction. Un rire dont le sadisme dépasse l'entendement retentit derrière moi alors que le tourbillon s'éteint face au vent.

— C'est plutôt impressionnant, pour de la simple magie blanche. Dommage ! Ce n'est pas cette piètre tentative qui va repousser Aaron, chère Rubis.

Ne tenant pas compte de la voix, je réitère l'opération en insistant davantage sur la douleur que peut ressentir la victime, comme je l'ai appris en cours.

Le vortex grandit, grandit, grandit jusqu'à foncer sur mon ennemi à la vitesse d'une tornade ; une tornade qui s'essouffle quelques mètres plus loin après lui être passée sur le corps.

Un cri à vous glacer le sang se répercute dans toute la clairière, tandis que le Diamant essaie de se dépêtrer des flammes noirâtres qui ne font que croître à ses pieds.

J'en éprouve une certaine satisfaction, c'est vrai, d'autant plus lorsque Gauthier retrouve l'usage de ses membres. Il se précipite sur l'Ombre qui gravite autour de moi, mais elle le repousse par une boule de feu qui le met à terre sans même qu'il puisse l'atteindre.

— Tu n'es pas la seule à savoir manier les flammes de l'Enfer, Rubis. Aaron t'avait pourtant mise en garde, peu de temps après ton admission à Talesia. Puisque tu ne consens pas à me faire don de ton collier millénaire, je vais devoir m'en emparer moi-même. Malheureusement pour toi, mes manières ne sont pas aussi raffinées que celles de ton ami.

L'allusion à ma rencontre avec Gauthier remet les choses en perspective. Cet homme est au courant de bien des choses, trop pour se résumer à une simple petite Ombre qui répondrait aux ordres de son mentor.

Le mage qui se tient face à moi n'est pas seulement un membre de la Confrérie des Ombres : il en est l'un des principaux dirigeants, si ce n'est le dirigeant.

— Ne soyez pas si sûr de vous.

Lui qui a essayé de m'intimider à plusieurs reprises, pourquoi ne pas lui faire comprendre que mon caractère agit directement sur ma magie ?

Je me retourne d'un bloc et plaque ma main gauche contre son corps – si c'est bien le terme exact pour désigner cette masse visqueuse –, répétant frénétiquement l'une des formules apprises en Magie Noire : l'étourdissement momentané.

L'objectif n'est pas de le blesser, mais de l'immobiliser suffisamment longtemps pour que Gauthier et moi puissions prendre la fuite – ça m'étonnerait qu'un Aaron brûlé au troisième degré soit en état de nous poursuivre.

Je n'attends pas que l'Ombre se relève pour prendre mon partenaire par le bras et fuir la clairière, tout en lançant un sort de défense qui provoquera une vive douleur à quiconque osera toucher un objet m'appartenant, comme... le pendentif, par exemple.

— Hoc est meum vos ardebit.

Ce qui est à moi te brûlera.

— Tu connais un passage spatio-temporel comme celui des lycraks, dans le coin ? crié-je à Gauthier tout en poursuivant ma course effrénée à travers les champs. Nous sommes trop faibles, nous ne pouvons pas nous téléporter à Talesia en nous focalisant simplement sur le grand cristal, sans compter que l'administration saura qu'on a utilisé la magie noire... je ne sais pas toi, mais personnellement, je n'ai pas spécialement envie de leur raconter ce qui s'est passé ce soir.

Et dire qu'il n'y a même pas une heure, nous étions en train de nous embrasser.

— C'est toi qui me demandes ça ? Je te rappelle qu'on est sur tes terres ! Vite, ils sont déjà en train de se relever !

— Il faut d'abord qu'on se mette à l'abri, on réfléchira ensuite.

— Il a beau être terrifiant, Nomis n'est pas un menteur ! Une part de vérité est présente dans chacune de ses paroles et si ce qu'il dit concernant les démons est vrai, nous ne trouverons refuge que dans des lieux de culte. Théoriquement, ils ne peuvent pas entrer dans les espaces religieux.

— Théoriquement ? répété-je nerveusement en cédant déjà à la panique.

— À nous de voir ce qu'il en est en pratique !

L'aptitude du jeune homme à raisonner en toutes circonstances ne cessera jamais de m'impressionner. Le problème, c'est que sa réponse ne me satisfait pas complètement, bien au contraire.

L'église de mon village est située à un bon kilomètre d'ici, et nous sommes encore bien trop près de ma maison. Autrement dit, atteindre le bourg relève d'une mission impossible, surtout avec une robe et des talons – je m'autocongratule toujours d'avoir pensé à ce bon vieux sort antichute.

Une fois mes chaussures retirées et balancées dans le fossé le plus proche, je reviens à hauteur du Diamant.

Il faut réfléchir, et vite.

Pour le moment, la priorité consiste à s'éloigner de chez moi et bifurquer avant de continuer sur la ligne droite à venir qui, je le sais, se soldera obligatoirement par une impasse.

Malheureusement, un détail risque de compliquer notre traversée : le chemin escarpé au détour de ma propriété. Déjà que je déteste être pieds nus, mais alors avec des gravillons partout, c'est la souffrance absolue !

Mon partenaire m'entraîne dans les fourrés en m'informant que nos poursuivants sont à quelques centaines de mètres derrière nous.

Avec des super-pouvoirs et une super-endurance, ils risquent de nous rattraper en un clin d'œil. En tant que L3, Aaron dispose certainement d'une quantité de sorts qui conviennent parfaitement à ce genre de situations.

Quant à l'Ombre... les dégâts qu'elle a infligés à Gauthier témoignent assurément d'une grande maîtrise de la magie. Noire, qui plus est.

— Aïe !

Mon compagnon me pousse sans ménagement dans un talus qu'il m'intime d'escalader. Bon sang ! Il est complètement...

— Fais-moi confiance, d'accord ?

Malgré ce qu'il m'a raconté et tout ce qui s'en est suivi, une part de doute me rappelle sa fugue mystérieuse – pas tout à fait expliquée, si on y réfléchit bien. Il reste pourtant le seul à qui je peux faire confiance.

— Fais ce que je te dis, sans poser de questions.

Il ne se tourne pas vers moi pour me voir acquiescer. Il est persuadé que je vais l'écouter.

Et il a raison.

Un picotement caractéristique parcourt mon corps. Son croissant de lune se colle au mien, et je l'entends prononcer d'une voix claire et distincte :

— Animal metamorphosis.

Que va-t-il se passer, pour Gauthier et Rubis ? 😌