Chapitre 72
Ce ne sera pas toujours facile, bien sûr.
Malgré ce lien, je suis pourtant convaincue que nous réussirons à surmonter la plupart des épreuves. Ce n'est pas comme si nous avions le choix, de toute façon...
Je marche.
Un pas, deux pas, trois pas.
Non pas que je n'arrive pas à assumer cette situation, mais tout ça est encore trop récent pour que je puisse en parler clairement.
La gêne ne se dissipe pas en quelques jours !
Toujours aussi silencieux, nous passons devant une bijouterie où sont exposées des bagues de fiançailles. Aloïs détourne le regard et presse le pas, mais j'avoue que j'ai du mal à comprendre sa réaction.
C'est tellement dommage ! Notre sortie se passait bien, jusqu'à maintenant. C'est lui qui m'a obligée à sortir de mon mutisme pour m'amuser – personne n'a jamais fait ça pour moi, avant.
Forte de ce constat, je l'arrête et lui agrippe le bras.
— Aloïs, on devrait discuter de ce qui s'est passé.
Il hoche la tête. Pas sûr que ça lui fasse plaisir, mais tant pis. Je décide d'aborder le sujet un peu plus tard, lorsque nous nous arrêterons pour manger. Mieux vaut être posé.
Pour l'heure, une question demeure. Nous approchons de la Place de l'Étoile et il n'est encore entré dans aucun magasin. De quoi me rendre suspicieuse...
— Tu n'as rien acheté, en m'efforçant de sourire.
— J'ai déjà ma tenue.
— Mais je croyais que...
— Je t'ai menti.
Je ne trouve rien à dire face à son ton sec. Pendant que nous continuons à marcher, je cherche une explication logique à la raison de notre présence ici.
Pourquoi Aloïs aurait-il voulu m'emmener spécialement à Paris pour faire les boutiques en prétextant que lui-même n'avait rien à mettre pour demain ?
Après réflexion, j'en viens aux hypothèses suivantes : soit il m'a menti pour que je vienne au sabbat, soit il l'a fait pour... passer du temps avec moi. Même si elle me paraît peu vraisemblable, cette théorie recèle forcément une part de vérité.
Bon sang, il faut que j'arrête de penser ! Ça me donne la migraine, et je vais finir par faire quelque chose que je risque de regretter, du genre...
Non, Rubis, cesse de réfléchir.
En passant près de l'Arc de Triomphe, j'oublie complètement le reste. Impossible de ne pas s'émerveiller face à une telle grandeur, à deux pas des magasins de luxe et des limousines.
C'était la vision que je me faisais de la magie, avant. Ces petits instants de bonheur qui rythment votre existence, vous rendant plus ou moins heureux selon une échelle qui ne possède même pas d'unité.
C'est une invention purement humaine, le bonheur, inspirée par la peur.
En tant que sorcier, on se sent plus fort, certes, mais on n'apprend pas pour autant à relativiser.
Étonnamment, cette petite escapade remplit son rôle et m'empêche de me focaliser sur Gauthier et le mélange d'espoir et de souffrance qui l'entoure.
Comme convenu, le Saphir et moi passons commande dans un fast-food d'une rue adjacente. Installés dans un coin du restaurant, nous attendons nos plateaux sans rien dire. Les gens ici restent simples, à deux pas de la plus belle avenue du monde.
Parfois, je me demande si ma vie aurait été différente si j'avais vécu en ville. Maintenant que je suis à Paris, c'est étrange de réaliser que la question ne se pose même plus pour moi.
Les genres, les mixités sociales se confondent, ici. C'est tout le contraire de ma campagne natale. Ça ne signifie pas que j'aurais réussi à m'intégrer, mais cet environnement en mouvement constant me plaît bien.
Ma mise à l'écart venait probablement de ma trop grande différence avec les autres – et non de ma banalité comme je l'ai longtemps pensé.
À Talesia, il n'y a que des énergumènes. C'est cette normalité qu'on réfute, justement. Et pourtant, je suis parfaitement à l'aise dans un milieu qui m'était complètement hostile il y a encore quelques mois.
— Qu'est-ce qui te fait sourire ?
— Les gens. Ils sont humains, uniques. Quand j'y pense, je réalise que je n'ai jamais réussi à me fondre dans la masse. J'ai toujours pris ça pour un problème et je viens de comprendre que ce n'en était pas un – au contraire.
Les derniers mots se coincent dans ma gorge. À chaque fois que j'évoque le passé, c'est toujours la même émotion qui m'étreint. Je suppose que c'est parce que j'ai gardé ça pour moi pendant trop longtemps. Lorsque la colère et la solitude s'accumulent pendant des années, elles ne s'évaporent pas en une confidence.
Aloïs tend le bras et glisse sa main dans la mienne, visiblement touché. Un picotement entre nos deux poignets me ramène brusquement à la réalité. Je m'éloigne aussitôt. Voilà que même un geste d'amitié peut valoir plus, à travers ce fichu lien.
— Je voulais m'excuser pour tout à l'heure, commence-t-il, l'air grave. J'ai besoin de faire le tri dans mes sentiments, de démêler le vrai du faux. Pour parler franchement, j'ai l'impression que toute notre relation est remise en cause, avec ça.
Il désigne nos poignets avec un air de dégoût. Mon sourire s'élargit : c'est soulageant de savoir qu'il ressent la même chose.
De la frustration.
— C'est pareil pour moi. Et puis, avec les autres qui n'attendent que le moment où on se jettera dessus, ça complique la situation. Je pense qu'on a besoin de temps, chacun de notre côté. Considérons ça comme une anomalie : il faut juste qu'on apprenne à vivre avec.
Je suis persuadée qu'il n'existe pas d'autre moyen.
J'ai été pendant suffisamment longtemps le cobaye de singularités de la sorte pour avoir une idée de comment agir dans ces cas-là. Le Saphir acquiesce, compréhensif. On nous sert et nous reprenons la conversation sur un tout autre sujet : Aaron.
Je lui confie mes doutes, et nous élaborons un plan pour nous montrer plus vigilants lorsqu'il est dans les parages. Mon ami se dévoue pour lui poser des questions sur la magie noire pour un soi-disant « exposé de fin d'année ». Aaron se méfiera moins si ça vient d'un tiers comme lui, je pense, surtout qu'Aloïs est particulièrement acharné au travail.
Pendant ce temps-là, je m'occuperai de le surveiller de loin, au cas où...
💎💎💎
Il est dix heures passé quand nous rentrons à Talesia.
Mon acolyte s'étonne que je connaisse la technique du cristal, mais je n'ose pas lui dire que c'est Gauthier qui me l'a apprise. Je prends rapidement congé, remerciant le jeune homme pour cette soirée. Lorsque je regagne les Appartements, les quelques sorciers présents dans les couloirs ouvrent grand les yeux en me voyant entrer avec des sacs à l'effigie de marques prestigieuses. J'en connais qui vont encore se faire des idées...
Heureusement que mes camarades ne peuvent pas voir le contenu des sacs : à cette heure-ci, seules les oriflammes éclairent le bâtiment.
Je rougis en pensant au prix de mes achats ; la somme est astronomique !
Quelques murmures attirent mon attention. Les gens déblatèrent encore sur mon âme sœur et moi. Je ne sais pas comment, mais quelqu'un fait même allusion à une « virée romantique à Paris... se sont embrassés ».
Cette fois, ça dépasse clairement les bornes. Je m'exclame, à bout de nerfs :
— On ne sort pas ensemble, d'accord ? Si tu n'es pas capable de différencier une amitié de ragots stupides, tu ferais mieux de te taire.
Je ponctue ma remarque d'un haussement de sourcils et profite du froid glacial qui règne dans la pièce pour m'échapper. Ça leur apprendra, à raconter n'importe quoi !
Une fois dans ma chambre, j'éprouve l'envie soudaine de m'allonger sur mon lit et de fermer les yeux pour oublier tous les mauvais souvenirs de cette journée et n'en garder que les meilleurs. Je n'aime pas parler aux gens de cette façon, mais ils sont allés trop loin.
Mon exaspération atteint son paroxysme lorsque je remarque le lit vide d'Alix avant d'aller me coucher.
À sa place, j'aurais au moins fermé ma porte... sauf si elle l'a fait exprès pour que je remarque son absence. Génial, elle aussi se met à m'éviter !
En passant près du lit, dépitée, j'entends un ronronnement provenant de sous ma couette. C'est surprenant de la part de Céleste, elle n'a jamais... Oh.
Mon étonnement s'accroît en découvrant un chat blanc chamois, tranquillement allongé sous mes draps. Malgré l'obscurité, ses yeux noirs me transpercent d'un regard. La minette s'est tranquillement assoupie près de lui, imperturbable, mais je n'y prête pas attention sur le moment, absorbée par les iris du félin.
L'un paraît plus sombre que l'autre, à moins que la faible lumière offerte par les rayons lunaires ne me joue des tours.
En m'approchant de lui, je suis immédiatement attirée, charmée même, par une irrésistible senteur mêlant citron et aiguilles de sapin. Mon visage s'enfonce dans son pelage sans que je m'en rende compte, et je m'endors.
Les senteurs de la forêt de conifères s'offrent à moi, et je plonge dans les limbes obscurs d'un paradis qui m'a toujours semblé inaccessible.
Que pensez-vous d'Aloïs maintenant que vous le connaissez un peu mieux ?
Et ce chat blanc ? Que fait-il dans la chambre de Rubis ? 😼
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