Chapitre 71
— Qu'est-ce que tu as ? Tu ne vas pas me dire qu'elle ne te plaît pas ?
— C'est juste que... le prix... balbutié-je, ne trouvant plus mes mots.
Tout en tenant compte du vigile posté non loin, Aloïs me glisse à l'oreille, tout à fait serein :
— Ne t'inquiète pas pour ça, je m'en charge. Contente-toi de sourire et de sortir cinquante euros de ton sac.
Son ton ne laisse pas de place aux questions, alors je me tais, réfléchissant à la façon dont il va réduire le prix de cette robe d'au moins 1 000 euros.
À la caisse, il adopte une posture que je ne lui connais pas pour charmer la vendeuse. Très divertissante, en tout cas.
— Bonsoir, Monsieur Dubois ! Que nous vaut l'honneur de votre visite ?
— Bien le bonsoir... Ana, dit-il en se penchant pour lire son nom. Ma... nièce a besoin d'une robe pour une soirée. J'étais bien obligé de l'accompagner.
— Très bien, répond-elle en s'occupant de l'article. Ça fera cinquante euros, s'il vous plaît.
Je reste sciée. Ça fonctionne !
Pourtant, je suis certaine que le prix indiqué sur l'étiquette dépasse le millier. Malgré ses hésitations, Aloïs a réussi à se fondre dans son personnage du vieil oncle particulièrement généreux.
— N'y aurait-il pas moyen de baisser le prix ? Je suis un client fidèle, vous comprenez, et ma nièce insiste pour payer. Je voudrais qu'elle débourse le moins possible.
Il achève sa phrase sur le ton de la confidence, tandis que j'essaie de garder mon calme pour ne pas céder à la panique. Derrière, le vigile se demande sûrement pourquoi nous mettons autant de temps à régler...
— Vous acceptez enfin un cadeau de la maison ? J'en suis ravie ! Pour vous, ce sera gratuit aujourd'hui.
Je me frotte les yeux et me pince successivement les deux joues pour vérifier que je ne rêve pas, mais non : c'est bel et bien la réalité.
— Merci, Ana. Je vois que vous comprenez. C'est très aimable à vous !
Pendant qu'elle glisse ma robe dans un sac à l'effigie de la maison, je jette un regard à Aloïs, toujours aussi interloquée. La vendeuse me tend le sac, suivi d'un habituel « bonne fin de journée » qui paraît si irréel ici, dans ce temple de la mode.
Le Saphir franchit la porte le plus naturellement du monde. Il a même l'insolence d'adresser un grand sourire à l'agent de sécurité.
Une fois que nous nous sommes éloignés de plusieurs mètres, je laisse transparaître ma stupeur :
— Bon sang, comment tu as fait ça ?
— Secret professionnel, Mademoiselle, élude-t-il, se dirigeant déjà vers la prochaine boutique.
S'il croit que je vais me contenter de ça...
— Attends une seconde ! Tu les as ensorcelés ?
— Pas exactement. Hypnotisés serait plus approprié. Je me suis fait passer pour Monsieur Dubois, un de leurs plus fidèles clients.
— Ça revient au même, rétorqué-je. Et pour ne rien dépenser ?
— Là, j'avoue que j'ai un peu triché...
— Triché ? C'est carrément du vol ! Et moi qui pensais que les Saphirs étaient sincères...
— En théorie, oui. Aujourd'hui, c'est un cas exceptionnel.
— Je ne vois vraiment pas en quoi.
— Tu devrais en avoir conscience, pourtant !
Nous nous affrontons du regard. Ses iris, encore plus clairs que d'ordinaire, semblent dévoiler tous mes secrets : Gauthier, mes sentiments, le message. Je secoue la tête pour chasser cette idée complètement absurde de mes pensées. Il ne manquerait plus que ça...
Je le devance et entre dans le magasin de chaussures, lui spécifiant au passage :
— Cette fois, ne trafique pas les codes-barres !
Sans attendre de réponse, je m'enfonce dans le magasin. Il me dépasse aussitôt en marmonnant :
— Mince, ils viennent juste de faire le ménage ! Je ne vais pas pouvoir me faire passer pour un autre Monsieur Dubois...
— Tu veux dire que tu sais quelle vision tu leur donnes ?
— Non, je le découvre sur le moment. C'est l'inconvénient ! s'esclaffe-t-il avec flegme. J'ai pris une poudre d'acélane avec moi, une créature marine extrêmement sensible qui ne supporte pas la présence des humains. Comme ils sont partout, elle se cache dans les profondeurs. Des sorciers expérimentés retrouvent parfois certaines de ses écailles : broyées, elles sont particulièrement efficaces sur les ADN. C'est assez technique. Tu ne m'en voudras pas si je te passe les détails, si ?
Je fais signe que non.
— Parfait ! Maintenant, allons te trouver des escarpins. Tu chausses du combien ?
— Je préfère passer mon tour, désolée.
— Détends-toi, Rubis ! Ce n'est pas à cause d'une ou deux paires que leur marque va s'effondrer. Tu crois vraiment que nous sommes les seuls à employer ce stratagème ?
— Non, ce n'est pas ça. Les chaussures ne m'iront pas. Soit mes pieds sont trop gros, soit elles sont trop grandes pour moi.
Je me garde bien de lui préciser que je chausse du 36 ½.
Malheureusement pour moi, même les baskets n'aiment pas les chiffres décimaux. Il s'éloigne avant même que j'aie terminé ma phrase, pour revenir avec deux boîtes dont le prix seul dépasse certainement mon budget chaussettes pour la décennie.
— Ce n'est pas ma pointure.
— C'est pas un problème : il suffira de les ajuster si elles te plaisent.
Pas pour autant convaincue, j'enfile la première paire d'escarpins – évidemment trop grande –, alors qu'Aloïs tourne le dos aux caméras pour déclamer :
— Dispositio.
Une formule d'ajustement !
Il est bien plus malin que moi. Les souliers rapetissent jusqu'à se fondre parfaitement dans mes pieds, comme s'ils formaient une seule et même entité.
Peu optimiste, je n'ai pas prêté grande attention aux chaussures auparavant. Pourtant, elles sont sublimes ! Dotées d'ornements noirs et rouges, elles me grandissent un peu, avec leurs six centimètres de hauteur. Absolument ravissantes, même si c'est le genre de talons que je ne porterai qu'une fois dans ma vie, tant je serai traumatisée de m'être étalée par terre avec.
Le sorcier ouvre la deuxième boîte. Ce sont les mêmes, à la différence près que les lanières sont ornées de pierres noires et rouges, scintillant comme des diamants.
Je souris, essaie la paire, et la réajuste à ma taille avec le même sort. Elle est parfaitement associée à ma robe : c'est un coup du destin – impossible autrement.
Lorsque je me tourne vers Aloïs, j'ai des étoiles plein les yeux. Sans même réfléchir, je me dirige vers la caisse, tellement obnubilée par les chaussures que j'en oublie de regarder l'étiquette.
— Ça fera 110 euros, s'il vous plaît.
Mon sauveur vole à ma rescousse, flattant la vendeuse de la voix la plus mielleuse qui soit, lui décochant par la même occasion un sourire à tomber par terre. Je ne saisis pas tout de leur conversation, mais j'hallucine en le voyant sortir un papier de sa poche et y inscrire ce qui semble être son numéro :
— Mademoiselle, ne pourriez-vous pas baisser le prix, déjà très élevé, d'une trentaine d'euros ? Voyez-vous, mon amie dispose aujourd'hui d'un budget limité. Vous m'aideriez beaucoup si vous pouviez l'aider.
Elle bat des cils, charmée.
Charmée...
Bon sang, dites-moi que je rêve.
— Je n'y vois aucun inconvénient. Pour vous, minaude-t-elle en insistant bien sur le « vous », je peux même les faire à –50%.
Je ne savais pas que les soldes commençaient au milieu du mois de mars !
Elle ne détache plus ses yeux de lui. Je ris sous cape, la situation a de quoi être comique.
Aloïs acquiesce et me laisse payer pendant qu'il sort, un sac à la main. Son flirt paraît déçu – j'espère qu'elle n'aura pas trop d'ennuis avec son patron lorsqu'il se rendra compte de cette « erreur de caisse ».
Une fois à l'extérieur, je ne réprime pas plus longtemps mes gloussements. Mon comparse fait mine d'être scandalisé, ce qui ne fait qu'accentuer mon fou rire.
— On ne va pas en faire tout un plat, ça n'a rien d'exceptionnel.
— Bien sûr que si ! Tu devrais aller dîner avec elle, ce soir. Je suis sûre que ça lui ferait plaisir ! Par contre, appelle-la « madame » et non « mademoiselle », quand tu l'ensorcelleras. C'est démodé.
— Certainement pas ! Elle n'est pas du tout mon genre de fille. Franchement, je préfère mille fois passer la soirée avec toi qu'avec elle...
Il s'interrompt net, prenant conscience de la portée de ses paroles. Sans y prendre garde, il vient d'aborder un sujet tabou entre nous.
Je ne dis rien, feignant l'indifférence, et continue mon chemin. C'est dans ces moments-là que je me rends compte que notre relation ne sera plus tout à fait la même, désormais.
La réalité est là, inutile de se voiler la face. Nous devons juste tenter de conserver notre amitié. « Faire avec », comme on dit. S'il y a bien quelqu'un avec qui je peux y arriver, c'est lui.
Pas vrai ?
Aloïs et Rubis peuvent-ils être amis ?
– Oui, leur lien d'âmes sœurs ne va rien y changer
– Non, ils ont forcément des sentiments l'un pour l'autre
– Une autre option ? 😏
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