Chapitre 69
Cette situation me rend folle.
Durant toute la semaine, je n'ouvre quasiment pas la bouche, ne mange presque rien, et c'est à peine si j'écoute en cours.
Arrivée à la veille du sabbat, je prétexte une migraine auprès de Gaby pour m'excuser. Elle n'en croit pas un mot et me crie :
— Réveille-toi, Rubis ! On a tous compris ce qui n'allait pas ! Ce n'est pas parce qu'il n'est plus là que tu dois t'arrêter de vivre. Il a décidé de partir, et c'est son choix. Respecte-le.
Cette dernière phrase me met littéralement en rogne.
C'est, je crois, ce qui finit par déclencher ma colère.
— Son choix ? Personne ne s'est inquiété de son départ, ni même de savoir s'il allait bien !
— C'est mieux comme ça, crois-moi.
— « Mieux comme ça » ? Vas-y, explique-toi ! Je t'écoute.
— Ses intentions n'ont jamais été claires, Rubis. La plupart des gens étaient persuadés qu'il te voulait du mal, que c'est lui qui t'a assommée et qui t'a...
— Tu dis n'importe quoi ! Comment tu peux savoir ça alors que tu ne le connais même pas ?
— Parce que toi tu le connais, peut-être ? Non, Rubis. Tu es aveuglée par tes sentiments.
Je reste interdite. Les mots font mal, ils me transpercent de part en part.
Pourtant, je sais qu'au plus profond d'elle Gaby ne veut pas me blesser. Elle fait ce qu'elle pense être le mieux pour moi. Je suis seulement déçue qu'elle ne m'ait pas fait part de ses doutes avant, je croyais que nous étions amies...
De véritables amies.
— Rubis, je...
Elle s'arrête, prenant conscience de la dureté de ses propos.
De mon côté, je me contente de hocher la tête et de regarder loin, très loin devant.
Inspirer un bon coup.
Passer au-dessus.
Extérioriser.
C'est la posture à adopter dans ces cas-là, même si je n'y arrive pas.
Un, deux, trois, souffle.
Un, deux, trois, sou...
— Rubis ?
— Tu sais quoi ? Reste avec tes faux amis, ton hypocrisie et tes mensonges. Ignore-moi ou déteste-moi, comme tu veux. Ne me parle pas, c'est tout. À partir de maintenant, on ne se calcule plus.
Et je m'éloigne sans lui laisser le temps de me répondre. Je traverse le lac d'Argent et me rends sur l'îlot, à l'abri des regards, à l'abri des mots, aussi.
J'ai juste mon rubis sur moi. Aucun autre objet magique n'est là pour me perturber, si bien que je fais ricocher les rayons du soleil contre ma gemme en espérant me détendre un peu. Elle est vraiment magnifique ! Des reflets de mille et une couleurs s'étendent jusque sur mon poignet, apportant un peu de gaieté dans ma vie redevenue morne et inintéressante.
C'est comme un retour en arrière, avec des regrets en plus.
Je suis seule, sans personne à qui le dire. Mon ami s'est enfui.
Avant, du temps de mon enfance, je confiais mes secrets à mon cousin. Mais lui aussi s'est envolé, emportant la clé de mon identité avec lui.
Depuis, je dérive entre passion et silence...
Et puis comme pour faire écho à mes pensées, une feuille glisse entre mes doigts. Des caractères d'une encre rouge s'inscrivent sur le papier, dans une écriture qui me semble familière.
« Se résoudre à mentir, pour tout obtenir.
Admettre la vérité, pour se retrouver.
Ego surdimensionné jamais abandonné.
Viens.
G. »
Mes mains tremblent. Les mots s'effondrent un à un sous mes yeux ébahis.
La feuille désormais vierge se consume face à moi, ne laissant qu'une traînée de poudre en guise de souvenir.
G.
Faut-il vraiment demander ?
Qui d'autre que Gauthier ? Son message si énigmatique ne fait aucun doute : c'est lui qui l'a écrit, j'en suis sûre. La graphie en elle-même est déjà loin d'être anodine. Les lettres soigneusement alignées suffisent pour m'en convaincre. Reste à savoir ce que le reste signifie...
Je me creuse la tête pendant un bon moment en énumérant toutes les possibilités.
Plusieurs hypothèses se présentent à moi, toutes liées à ce « viens » mystérieux. Il annonce sans doute une rencontre, peut-être à la stèle ou carrément à Talesia, bien que les chances pour que le Diamant y revienne restent minces.
Une part de moi ne peut s'empêcher de penser au sabbat. Même si le doute subsiste, j'ai retrouvé espoir.
Le craquement subtil des brindilles à travers l'îlot interrompt ma rêverie. Mon cœur s'affole malgré lui. J'ai bien conscience que je peux me retrouver en face de n'importe qui, de la meilleure personne comme de la pire.
Bon sang, mes désirs me font tourner la tête ! Il est trop tard pour fuir, de toute façon ; quelqu'un arrive.
— Rubis ?
C'est Aloïs. Il se tient bientôt face à moi, un saphir à la main.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? demandons-nous en chœur.
— Je te cherchais, répond-il en premier. J'avais besoin de te parler et la pierre m'a permis de savoir où tu étais. Je n'étais pas sûr que ça fonctionne, mais tu sais... grâce au lien...
Super ! Il se sert de sa gemme comme d'un GPS pour me localiser, maintenant ! Si je n'étais pas passablement énervée à cause de toute cette histoire d'âmes sœurs, j'aurais sûrement flippé.
— Tu n'étais pas obligé...
— Écoute, j'ai conscience que la situation est loin d'être agréable, mais je suis là en tant qu'ami. Je pensais que tu ne devais pas rester seule, ces jours-ci.
Je lui adresse un faible sourire. Enfin quelqu'un qui me comprend !
— Il va revenir, j'en suis sûr.
J'acquiesce, sans pour autant l'informer du mot de Gauthier. Ce n'est pas que je ne lui fais pas confiance, mais ça me gêne d'aborder ce sujet avec lui. Je préfère garder ça pour moi.
Mais Aloïs semble tout de même percevoir quelque chose. Ses yeux s'ancrent dans les miens et sa mâchoire se crispe lentement.
Un tic nerveux, sans doute.
— Viens au sabbat, demain soir. Ça te remontera le moral.
« Viens... »
— Je n'en ai pas vraiment envie... et puis, je n'ai même pas de robe.
— C'est pas grave. Moi non plus, je n'ai pas encore trouvé ce que j'allais mettre. J'y vais avec toi ce soir, si tu veux. Et ne t'avise pas de te plaindre : tu auras un avis masculin sur la question ! En toute objectivité, bien sûr, se presse-t-il d'ajouter.
Je ne peux réprimer un petit rire. Son innocence en deviendrait presque mignonne. Un peu de légèreté, ça ne fait pas de mal, non ?
— Tu viens souvent ici ?
— Quand je veux me retrouver seul, oui, explique le Saphir. C'est caractéristique de mes pouvoirs : j'ai besoin d'être entouré d'eau pour me sentir mieux.
— On a tous nos habitudes. Avec les torches suspendues aux murs de Talesia, nous n'avons pas à nous plaindre, nous, les Rubis. Les Diamants et les Émeraudes n'ont pas plus de difficultés à rester en contact avec l'air et la terre.
Après quelques secondes de silence, Aloïs se décide à aborder un sujet plus sérieux :
— Tu t'en doutais, pour les âmes sœurs ?
— Non, je l'ai découvert comme toi. Je n'aurais jamais cru que...
— Je comprends, me coupe-t-il. C'est nous qui avons été les plus surpris, finalement.
— Oui ! À cause de ce fichu exposé, on a pris un abonnement quotidien aux rumeurs.
— Personnellement, ça ne me fait ni chaud ni froid. Les gens racontent ce qu'ils veulent.
— Tu as sans doute raison...
Nous nous observons du coin de l'œil et, l'espace d'un instant, un éclat de complicité passe entre nous. Je réalise alors à quel point le Saphir est un bon ami ; il tient à moi autant que je tiens à lui.
Au loin, la sonnerie annonce la reprise des cours. Aloïs se lève, me tendant sa main au passage. Je l'agrippe tout en lui chuchotant :
— Merci. Pour tout.
Il n'ajoute rien, me gratifiant de son éternel sourire.
C'est rassurant de se dire que notre relation n'est pas forcément vouée à l'échec. Elle s'apparente à l'eau d'une cascade : pure et intemporelle. Tout en lui a un rapport avec cette force de la Nature, du bleu cristallin de ses yeux au rayonnement distinct de sa gemme.
Avant de nous quitter, j'accepte sa proposition.
Nous nous donnons rendez-vous devant l'entrée pour « dévaliser les boutiques parisiennes », comme il le dit si bien. Je ne suis allée qu'une fois à Paris, mais j'en garde un souvenir confus. Je me demande pourquoi Aloïs a choisi cette ville plus qu'une autre... J'en saurai sans doute plus ce soir.
Il m'assure aussi qu'il va arranger les choses avec Gaby, alors que les remords me serrent l'estomac. Je ne demande qu'à le croire...
💎💎💎
Quand j'arrive en Minéralogie, j'ai l'esprit un peu plus léger à la perspective d'occuper ma soirée. Avec un ami, qui plus est.
Décidément, la nuit m'attire depuis que je suis arrivée à Talesia, et je dois bien avouer que je suis contente d'avoir retrouvé un peu d'énergie grâce à l'espoir suscité par le message de Gauthier...
Vous pensez vraiment que Gauthier est l'auteur de ce message ?
– Oui ! 👀
– Non... 💁♀️
Qu'est-ce que ça signifie, d'après vous ?
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