Chapitre 61
Plume cerise, plume cerise,
Cueille une larme d'argent,
Le sang versé, douleur opale.
Je ne sais toujours pas ce qui m'est passé par la tête à ce moment-là.
Un surplus d'adrénaline, peut-être, à moins que ce soit le souvenir du petit Gauthier apeuré qui m'ait poussée à agir.
Après l'avoir soigné, son double adolescent m'entraîne dans la mystérieuse forêt qui encercle Talesia, sans aucune indication supplémentaire. Je ne devrais pas m'y rendre, et encore moins à cette heure-ci, accompagnée d'un patient qui était encore alité il y a cinq minutes à peine.
Acacia me tuerait si elle voyait ça.
Mais Gauthier est chamboulé : son regard se noie dans le vide, et je suis tiraillée entre ma raison et mes sentiments. Bon sang, pourquoi est-ce si facile de m'attendrir ?
Je ne pouvais pas le laisser là, en proie à ses démons les plus redoutables. Il fallait bien qu'il prenne l'air au risque d'étouffer, j'ai bien fait de l'accompagner.
Avec un peu de chance, il m'expliquera enfin comment il en est arrivé là, comment ses tourments du passé ont ressurgi dans le présent.
Je le sais mieux que personne : parfois, quand la souffrance atteint son paroxysme, quand est trop écrasé par les maux, on a besoin de s'en aller, de partir pour extérioriser, juste prendre le temps de penser.
Pour Gauthier, c'est d'autant plus nécessaire, au risque qu'il s'autodétruise.
Personne, humain comme être surnaturel, ne peut accepter de ressentir ça.
J'ai l'impression que ses idées noires déteignent sur moi et étrangement, j'en éprouve une certaine satisfaction. Il est mon ami, et si je peux lui éviter de commettre l'irréparable – parce que vu la noirceur qui se répand peu à peu dans ses yeux, il en est capable –, c'est tant mieux.
💎💎💎
Après une bonne demi-heure de marche, nous nous arrêtons dans un endroit peu boisé, où règne une moiteur âcre. Le parfum de sapin mêlé à celui des fougères embaume le lieu d'une douce senteur.
Il m'a tout l'air d'un sanctuaire, d'un refuge pour Gauthier. Je dégage un peu de mousse d'une énorme souche et m'assois dessus, l'invitant à me rejoindre.
Seuls les souffles irréguliers causés par notre marche rapide et le bruissement des feuilles troublent la quiétude qui se dégage de la forêt.
— Raconte-moi. Raconte-moi tout.
Mais il ne dit rien. Les mots sont bloqués dans sa gorge. Même pas un râle ne s'en échappe. Quelques instants supplémentaires et je me lève, désormais face à lui.
— Gauthier ! Parle !
J'attends une minute, puis deux, puis trois, sans recevoir de réponse.
Sans le quitter des yeux, je m'installe par terre sur un tapis d'aiguilles, celles des conifères alentour. Je sors une bougie de ma besace et l'allume après l'avoir placée entre le Diamant et moi, puis je tends la main, le regard rivé sur lui. Il finit par toucher mes doigts et ferme les paupières.
Je me concentre, comme la veille, jusqu'à être enveloppée dans un silence profond, signe caractéristique d'une nouvelle vision.
Vais-je revoir le petit garçon ? Rien n'est moins sûr, mais je m'accroche à cette idée.
Il est encore là. Il le faut.
💎💎💎
Les contours d'une frêle silhouette se dessinent à quelques mètres de moi, plus blanche, plus triste encore que la dernière fois.
J'ai envie de la serrer à l'étouffer tant je suis heureuse de la retrouver.
— Gauthier.
L'enfant frémit au son de ma voix, mais finit par lever la tête. Son visage a beau être baigné de larmes, ses yeux sont redevenus gris.
D'un gris pur, d'un gris perle. D'un gris qui fuit le noir d'encre, recroquevillé dans sa coquille.
Pas à pas, je m'approche. Le petit Gauthier m'observe, immobile. Je cherche dans mes poches un mouchoir, sans succès, alors j'en fabrique un à l'aide de mes pouvoirs. Ma magie met plus de temps à opérer – le milieu n'est pas le même, comme la lumière qui filtre à travers l'eau.
Un mélange de terreur et de fascination se lit sur les traits du garçon, mais ça lui donne un air tellement adorable que je ne peux m'empêcher de sourire. Un brin rassuré, il s'avance vers moi et prend le bout de tissu de sa petite main toute tremblante.
Plus rien n'est pareil, alors.
Imperceptiblement, quelque chose a changé. Il me fait confiance. Quel âge a-t-il ? Quatre, cinq ans peut-être ? Ses joues sont pâles, bien plus que la dernière fois.
Il devrait être occupé à jouer comme tous les bambins de son âge, recréant le monde à l'intérieur de sa chambre d'enfant, ou rêvant d'attraper les nuages, perché sur la balançoire de son jardin. Être entouré de sa Maman, se sentir invincible dans ses bras.
Qui peut bien continuer à vivre en le laissant là, seul avec ses chagrins à peine voilés ?
Un premier sanglot lui échappe avant que les larmes ruissellent sur ses joues. Je lui fais un câlin, attendrie ; il ne m'oppose aucune résistance.
Instinctivement, je fredonne l'air que me chantait ma mère quand j'étais petite. Moi qui n'ai jamais eu de frères et sœurs, je suis étonnée de réussir l'impensable. Ses tremblements cessent, ses pommettes sèchent.
Plus rien ne peut l'atteindre. Il est dans mes bras.
— Comment... comment tu t'appelles ? balbutie-t-il de sa petite voix, pareille au son cristallin que produisent les anges en battant des ailes.
— Je suis Rubis. Et toi, tu es...
— Gauthier, m'interrompt-il.
— Je connais quelqu'un qui porte le même prénom que toi.
— Vraiment ?
— Oui, et je l'aime beaucoup.
— Comme Papa aime Maman ?
— Non, pas comme ça. Disons que je l'aime autant que je t'aime toi.
— Mais... mais tu ne me connais pas !
Je lui lance un clin d'œil et ouvre la bouche pour lui répondre, lorsque des craquements de brindilles se font entendre derrière nous.
Je me retourne et découvre, horrifiée, un homme entouré d'ombres.
Petit Gauthier se referme aussitôt tandis que la silhouette s'approche de lui et s'apprête à lui lancer un sort. Comme elle ne semble pas m'avoir remarquée, j'agrippe mon rubis de toutes mes forces, comme si ma vie en dépendait.
Il ne doit pas lui faire de mal ! Pas encore.
Un tourbillon de feu jaillit face à moi, dressant une barrière imaginaire entre l'enfant et son agresseur. Je lui chuchote alors même qu'il se replie sur lui-même :
— Je suis là, ne t'inquiète pas.
Et je lance mon sort de prédilection à l'attention du détracteur, le premier que j'ai réussi à maîtriser, mais pas le plus inoffensif, au contraire :
— Ardebit.
Le tourbillon prend de l'ampleur et l'homme se retrouve bientôt submergé par les flammes. Il disparaît, laissant une tache sombre sur le sol, à la place des aiguilles de sapin. Je pose le petit Gauthier par terre et arrête le feu, tout en disposant des pierres de sûreté trouvées dans mon sac de part et d'autre du petit bois.
Il se remet à frémir, mais ma main se pose sur son front dans l'espoir d'arrêter ses spasmes.
— Ze suis sûr que Monsieur Gauthier, zelui que vous connaissez, il est bien plus courageux que moi.
Je ris à son zozotement. C'est trop craquant !
— Tu l'es tout autant. C'est juste que tu ne t'en rends pas compte.
— Vous devez beaucoup l'apprécier.
— Beaucoup, oui.
Nous échangeons un regard complice. Je me suis prêtée à un jeu que je m'interdis avec les autres, celui de la confidence.
Petit Gauthier connaît désormais des secrets que je n'osais même pas m'avouer à moi-même.
Nous restons un moment comme ça, moi à le bercer et lui à m'écouter, les oreilles grandes ouvertes. Il finit par s'endormir et, juste avant qu'il ferme les yeux, je l'entends murmurer à mon attention :
— Merci, Madame Rubis.
Mon sourire grandissant estompe la larme qui roule le long de ma joue.
Le présent m'appelle.
Je lui réponds, bouleversée.
Petit Gauthier est de retour ! Quels secrets se cachent derrière ses iris gris ? 👀
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