Chapitre 29
— « Mais crois-moi : c'est une fille bien plus précieuse que toutes ces pierres sans sourire...
— ... baignées dans un océan de larmes. »
Gauthier et moi échangeons un regard complice, comme la veille.
Il a beau m'agacer au plus haut point, cet idiot me laisse parfois penser que nous sommes branchés sur la même longueur d'onde.
— Ta vision, je l'ai vécue moi aussi. En vrai. C'était il y a quelques jours, quand je venais d'arriver à Talesia. J'étais parti prendre des affaires dans mon ancienne chambre d'étudiant, celle que j'occupais dans mon autre faculté, en L1. Il y avait cette fille assise dans la pénombre. Elle paraissait un peu perdue, mais elle avait ce subtil éclat, ce regain de colère dans les yeux. C'était toi.
— Alors tu sais qui est l'homme à qui tu t'adressais ?
Il hésite un instant avant de déclarer on ne peut plus sérieux :
— Son identité n'était qu'un détail pour moi. Ce n'était pas ce qui me préoccupait le plus...
Gauthier a l'air sincère, mais je comprends à son ton qu'il ne me dit pas toute la vérité. Je n'insiste pas, préférant prendre le temps de digérer ses paroles avant d'attaquer à nouveau.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la scène avec les deux silhouettes n'était pas hallucinatoire, au contraire. Mon compagnon de randonnée assure y avoir pris part dans un songe, mais son récit me laisse perplexe : il semble trop irréel.
Selon lui, il n'était qu'un simple observateur et a essayé de me reconnaître plutôt que de s'attarder sur son interlocuteur, avec qui il se disputait pourtant de façon véhémente.
Non, ça ne tient pas debout.
Le problème, c'est que Gauthier estime m'en avoir assez dit pour aujourd'hui. Pour le moment, il va me falloir garder tout ça dans un coin de ma tête, mais je reste certaine d'une chose : le deuxième inconnu ignore qui je suis – pour l'instant.
— Tu es quoi, toi ? demandé-je, autant par curiosité que pour changer de sujet.
— Tu ne l'as pas encore deviné ? Je pensais que tu t'en serais aperçue, depuis le temps.
— J'aurais dit un Diamant à cause du liseré blanc qui orne ton poignet, mais...
— Bien joué, Sherlock ! Tu es plus observatrice que je ne le pensais, finalement, raille-t-il, hilare.
La balade se poursuit dans le silence, et nous nous engouffrons dans un nouveau sentier. Le chemin boueux fait place à l'étendue de la forêt, extrêmement vaste dès qu'on s'y aventure un peu.
Se dresse alors, au détour d'un carrefour, une énorme dalle de pierre qui s'étend sur plusieurs mètres. Autour d'elle, des libellules géantes – oui, des libellules géantes – volent de façon rythmée et ordonnée. Répondant à la question qui se forme déjà sur mes lèvres, Gauthier m'explique :
— Ce sont les flux de pouvoirs qui agissent sur elles. Ils sont hautement concentrés dans des lieux spirituels ou des zones naturelles comme celle-ci. Le portail que nous allons emprunter nous permettra de nous rendre dans une ville où un sorcier trouve tout ce dont il a besoin pour exercer la magie.
— Et on était obligés de se rendre ici ? J'ai atterri à Talesia parce que je l'ai voulu. Mentalement, je veux dire. C'était tout de même plus rapide.
— Ça faisait partie de ton admission, m'explique Gauthier, sûr de lui. Normalement, les gens utilisent des cristaux pour se téléporter d'un endroit à un autre, mais il n'y a rien de comparable à la puissance qui émane d'une stèle comme celle-ci. Pour ne rien te cacher, je préfère garder notre petite expédition secrète : les étudiants ne sont pas censés se rendre où nous allons. Et puis, c'était une occasion pour te parler sans que tu te défiles.
Je ne pipe pas mot. Difficile de savoir laquelle de ces raisons a véritablement motivé Gauthier.
Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'Acacia ne m'aurait jamais laissé quitter l'infirmerie si elle avait su où il comptait m'emmener.
Pendant que je réfléchis au problème, le jeune homme dispose des blocs de cire à divers interstices de la dalle de pierre, probablement pour l'activer. Il se positionne au centre, me faisant signe de le rejoindre.
Lorsque je sens qu'il s'apprête à allumer les bougies, je me concentre sur chacune d'elles. Il me laisse agir, amusé par ma drôle d'initiative.
Ce n'est pas l'odeur âcre de la fumée qui s'en échappe qui m'avertit que j'ai réussi, mais les murmures étonnés du Diamant.
— Où tu as appris à faire ça ?
— Nulle part, protesté-je. J'ai utilisé la même méthode que pour le test d'entrée à l'université, et ça a fonctionné. C'est plutôt cool, d'ailleurs : plus besoin d'allume-feu pour la cheminée !
— Tu as conscience que ton sens de l'humour est encore plus désastreux que le mien ? se moque-t-il, désabusé.
— N'exagère pas, voyons : tout est relatif.
Il m'observe avec une mine confuse, avant de me tendre une main que j'attrape aussitôt. Dans la foulée, une énorme décharge électrique me parcourt le corps, bien plus puissante que lorsque nos poignets s'étaient touchés, chez moi.
— C'était quoi, ça ?
Gauthier semble vouloir me répondre, mais il n'en a pas le temps. Le partage d'énergie a éclairé les libellules qui gravitaient autour de la stèle. Aucun de nous ne s'en serait inquiété, si elles ne s'étaient pas mises à nous fixer d'un air inquisiteur, auréolées d'une lumière rouge.
Une lumière rouge qui, à bien y réfléchir, est tout sauf naturelle.
Gauthier enroule sa main autour de mon bras, de sorte que nos deux croissants de lune soient solidement liés.
Une intense brûlure se propage dans tout mon corps, telle une déflagration qui consumerait ma chair tout entière.
Un cri de douleur lui échappe, bientôt suivi d'une incantation latine que je m'empresse de répéter :
— Teleportatio.
💎💎💎
La seconde suivante, nous nous retrouvons en plein air, apparemment sains et saufs – et sans libellules maléfiques pour nous attaquer. La faune et la flore environnantes s'apparentent aux paysages de Ladilis, mais une masse grise se détache de l'horizon.
Je me tourne vers le sorcier pour m'assurer qu'il n'a pas été touché par nos assaillantes.
A priori, il semble juste fatigué. Une goutte de sueur perle sur son front, seule répercussion visible de la mésaventure qu'il vient de vivre.
— Je suis désolé, je ne pensais pas que la stèle serait si difficile à activer. Une minute de plus, et nous nous faisions dévorer par des lycraks.
— Des lycraks ? répété-je, désireuse d'en savoir plus.
— Ce sont des petits gnomes malveillants qui ont la capacité de se métamorphoser en n'importe quelle créature. Ils ne sont pas plus grands qu'une pomme, mais ils peuvent se montrer très dangereux en fonction de la forme qu'ils prennent. Je suis presque sûr que ceux-là nous attendaient.
— Ce qui signifie... ?
— ... que quelqu'un les a placés ici et leur a lancé un sort pour qu'ils se transforment au-delà d'un certain seuil de magie, que nous avons dépassé en activant la stèle. Peut-être aurions-nous dû utiliser des cristaux, finalement.
— On s'en sort plutôt bien, alors... murmuré-je, quelque peu abasourdie par cette révélation. Tu as une idée du nombre d'espèces magiques qui peuplent l'univers ?
— Vaste question ! Des centaines, des milliers peut-être. Certaines sont plus civilisées que d'autres, mais on trouve toujours des exceptions. Le principal, c'est que tout le monde parvienne à s'entendre.
— Et comment les créatures font-elles pour ne pas être repérées des humains, s'il y en a autant ?
— La plupart se cachent et celles qui restent nous apparaissent sous diverses formes : insectes, poissons, oiseaux... Tu as l'embarras du choix.
— Tu veux dire que chaque être surnaturel peut se métamorphoser, comme les lycraks ?
— Non, mais chacun s'arrange pour obtenir ce qu'il veut. Les magiciens sont souvent sollicités pour ce type de problèmes.
— J'ignorais que nous étions si nombreux !
— Tu t'y habitueras, me rassure Gauthier, un sourire bienveillant au coin des lèvres. C'est dans l'équilibre des choses.
— Ça veut dire que j'ai encore beaucoup à apprendre, c'est ça ?
— Oui, mais tu sais, les gens te trouvent déjà exceptionnelle compte tenu de ton manque d'expérience, et il y a de quoi !
— Je rêve, ou c'est un compliment ?
— Pas vraiment. Juste une déclaration. J'ai tendance à penser qu'un compliment est utilisé pour embellir la réalité, alors que rien de ce que je viens de dire n'est exagéré. C'est une vérité générale, tout le monde partage cette opinion.
Je reste interdite un moment, ne sachant trop quoi penser. Déjà que Gauthier reprend mes propos d'hier, mais si en plus il s'en sert pour me déstabiliser...
Mais j'ai à peine le temps de m'y attarder qu'il me pousse en avant, glissant à mon oreille :
— Viens, petite Rubis. Tu as besoin d'un matériel de qualité si tu veux continuer à m'éblouir.
Je médite toujours sur la vertu des compliments en le rejoignant.
Le passage de Talesia à la ville commerçante a été pour le moins... tumultueux. Une idée de ce que signifie la brûlure ressentie par Rubis, lorsque son poignet est entré en contact avec celui de Gauthier ? 🤷♀️
Vous aimez le duo qu'ils forment, tous les deux ? 🥹
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