Que ressentiriez-vous si quelqu'un vous enfonçait une clope dans le bec alors que vous lui aviez clairement exprimé votre désaccord trois minutes plus tôt ?

De la frustration.

Du dégoût.

De la rage.

Le semblant d'amitié qui m'unissait aux deux adolescents s'est volatilisé lorsque Kilian a saisi mes mains et Nathan a porté la cigarette à mes lèvres.

Contre mon gré.

Pourquoi ?

Parce que ça fait une blague de plus, parce que la caméra du portable de Nathan était allumée, parce que tout le monde voulait me voir fumer, parce que... Parce que Nathan et Kilian sont de gros débiles, voilà pourquoi !

Mais je n'ai pas à endurer ça.

Ils peuvent me détester autant qu'ils le veulent, mais ils doivent me respecter. Et ça, ils ne l'ont jamais compris.

— Alors, Rubis ? On s'est mis à la fumette ?

— Tu nous avais caché ça ! Comme quoi, t'es pas si innocente que t'en as l'air.

Leurs paroles n'ont plus aucun sens à mes yeux. Mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines. Tout ce que je vois, c'est le bout du filtre à la pointe de mes lèvres, et la flamme qui grandit, grandit, grandit jusqu'à brûler la peau de Nathan.

Son compère ne s'en aperçoit pas immédiatement tant il est plié de rire à côté de moi, mais les hurlements de son ami le ramènent brusquement à la réalité.

La cigarette est en feu.

Et des éclairs orangés crépitent sous mes doigts.

La sensation est tellement grisante que je reste immobile, incapable d'empêcher le mégot de s'échapper de ma bouche et s'écrouler à mes pieds.

Je reste stoïque un instant, sans réaliser le drame qui se joue sous mes yeux.

Kilian s'agrippe à moi comme si j'étais la seule capable d'éteindre ce brasier, mais s'il croit que je vais l'aider, il se trompe.

Comment le pourrais-je, alors que je n'ai même pas conscience de l'avoir allumé ?

— Rubis ! Arrête ça !

La peur.

C'est le sentiment qui noue l'estomac de Nathan lorsqu'il se tourne vers moi, les lèvres bleues et les joues en feu.

Il est terrorisé.

Ses yeux exorbités se fixent sur mon poignet. De fines zébrures rouges transparaissent sous ma peau, tels des rayons laser qu'on aurait gravés sur mon épiderme.

Des frissons remontent le long de mon échine. La situation n'a rien de « normal », mais pour la première fois de la journée, je me sens à ma place, entre les flammes et les hurlements de terreur de Nathan et Kilian.

— Rubis !

Plus aucun son n'arrive à se frayer un chemin jusqu'à mes oreilles. Je m'absorbe dans la contemplation des flammes et les imagine lécher les jambes des garçons, sans réussir à me représenter leurs cris d'agonie.

Leur souffrance serait certes intense, mais brève. Elle n'aurait rien de comparable à la solitude à peine dissimulée que j'endure depuis des mois, des années peut-être.

Mais même si Nathan et Kilian ne sont pas les amis dont j'ai besoin, ils ne méritent pas ça.

Aucun être humain ne devrait se retrouver pris au piège d'un tourbillon de feu sans autre échappatoire que la mort. Je ne souhaiterais pas ça à mon pire ennemi.

— RUBIS !

Les flammes sont presque aussi grandes que moi, à présent. Elles devraient me brûler, mais tout ce que je ressens, c'est de la colère.

De la colère parce qu'on s'est encore moqué de moi, de la colère parce qu'on ne me prend au sérieux, de la colère parce que je n'ai aucune idée de ce qui m'arrive, de la colère parce que personne n'est là pour me l'expliquer.

J'ai seize ans, et le monde marche sur mes pieds.

— AH !

Cette fois, le cri de douleur me sort de ma torpeur. Je redresse la tête et prends enfin la pleine mesure de la situation.

Je suis en feu.

L'étincelle de fureur qui s'est allumée dans mes iris s'est propagée dans tout mon corps. Même une allumette n'aurait pas pu s'enflammer aussi rapidement !

Une barrière de lumière me sépare de Nathan et Kilian, mais c'est en les voyant tomber à terre l'un après l'autre que je commence à m'alarmer. J'aimerais leur porter secours, les éloigner du bûcher, mais je reste tétanisée.

Mes mains, mes bras, mes épaules ne répondent qu'à l'appel du feu, attisé par la haine que j'ai gardée enfouie pendant si longtemps au fond de moi.

Je suffoque sous l'effet de la panique, me demandant comment nous en sommes arrivés à des circonstances aussi dramatiques. Nathan et Kilian voulaient juste me faire fumer une cigarette, contre mon gré certes, mais le châtiment qu'on leur impose est bien trop terrible pour que mon existence perdure après ça.

Mes inspirations sont de plus en plus espacées, et l'air peine à rentrer dans mes poumons, comme si le feu qui me consumait de l'intérieur absorbait tout l'oxygène nécessaire pour me maintenir en vie.

Mes yeux se lèvent une dernière fois vers le ciel, non pas pour attendre une averse, mais dans l'espoir d'enfin trouver la paix, si tant est qu'elle existe.

Et, comme pour faire écho à mes pensées, le vent se lève sans crier gare.

Il est tellement fort qu'il parvient à éteindre les flammes en quelques secondes à peine, là où mes vaines prières avaient lamentablement échoué.

Un nuage de cendres tournoie dans les airs et ma respiration retrouve son rythme normal à mesure que les particules de fumée s'échouent sur ma peau.

J'ai beau tourner la tête à droite et à gauche, je ne vois aucun élément extérieur qui puisse expliquer la présence de ces soudaines bourrasques.

— Rubis ?

C'est Kilian. Mon cœur se serre en entendant sa voix éraillée, aussi affreuse que les lambeaux de chair qui se détachent sûrement de son corps.

Mais j'ai beau fermer les yeux comme une demeurée, rien ne pourrait me préparer au spectacle que je découvre en les rouvrant : Kilian et Nathan, sains et saufs.

Des grains noirs et gris pigmentent leur peau, mais aucune brûlure, aucune plaie n'est apparente.

J'ai tout juste le temps de jeter un coup d'œil à mes bras que les étranges marques qui s'étaient dessinées sur mes mains, mes poignets et mes coudes disparaissent.

Comme par magie. 

Que s'est-il passé ? 😱 

Quelles seront les conséquences de cet incendie pour Rubis, Nathan et Kilian ?

Vous avez des théories concernant la suite ?