Au fur et à mesure que les gradins se remplissent, le phénomène se répète, tant et si bien que je commence à me demander si la réaction des autres élèves à mon passage ne résulte pas d'une anomalie personnelle.

Alors que je débats intérieurement sur le sujet, une fille aux cheveux d'un noir de jais m'interroge du regard pour savoir si elle peut s'asseoir à côté de moi. J'acquiesce d'un signe de tête, en me souvenant qu'elle fait partie des rares adolescentes à ne pas avoir eu besoin d'effectuer un aller-retour à l'infirmerie.

Son tourbillon de terre m'a impressionnée : l'humus s'est mêlé à des feuilles mauves et argentées qui ont recouvert son émeraude.

Quelques secondes plus tard, elle se mord les lèvres et se tourne vers moi, laissant deviner qu'elle essaie de m'aborder sans savoir comment s'y prendre. Je prends mon courage à deux mains et la devance :

— Tu t'appelles comment ?

— Gabrielle Ulock. Mais tu peux m'appeler Gaby, si tu veux.

Je lui adresse un sourire d'encouragement, attendrie par cet évident manque de confiance en elle. On dirait moi !

— D'accord ! Je suis Rubis. Rubis Brightwood.

Vous voyez ? Je ne suis pas mieux ! Elle ne semble pas s'en offusquer et me rend mon sourire. Je lui suis reconnaissante de ne pas se moquer de ma timidité à l'égard des inconnus. Cette preuve de sympathie m'incite à faire plus ample connaissance.

Contrairement à moi, Gaby n'est pas ignorante de ce monde magique. Les membres de sa famille sont très importants pour elle, et elle se sent coupable de les avoir abandonnés pour partir étudier. Je l'étudie plus en détail : de grands yeux noisette encadrent son visage et même son nez crochu n'enlève rien à son charme naturel. Elle tient sa peau mate de son père, m'explique-t-elle, mais sa mère et ses aïeules sont toutes Espagnoles.

L'Émeraude fait partie de ces beautés subtiles qui n'ont pas besoin de maquillage pour paraître en public après une nuit blanche. Ses pommettes saillantes lui donnent un air bon enfant, mais elle n'en revêt pas moins l'apparence d'une jeune femme épanouie.

Mon observation s'achève lorsqu'elle me montre le Saphir situé au centre de l'enceinte. Il s'apprête à être emporté par une eau cristalline, presque transparente.

— Il est plutôt pas mal, tu ne trouves pas ?

Elle a raison.

Avec ses cheveux châtains légèrement ébouriffés et son air innocent, il a tout du garçon qui plaît aux filles, même aux plus réticentes.

Un petit poisson rouge se fraie un chemin à travers le tourbillon. Il s'en extirpe et retombe sur le sol. Le jeune homme passe la main dans ses cheveux et dirige les remous vers l'herbe rouge, jusqu'à créer une mare. Le pauvre animal peut enfin remuer ses nageoires en toute sécurité ! Son sauveur ramasse sa gemme et s'approche des professeurs, visiblement confus.

Bien entendu, il ne manque pas de provoquer l'admiration et l'enthousiasme de l'assemblée. De mon côté, je me penche pour mieux l'apercevoir. Alors qu'un enseignant l'accompagne à l'infirmerie, il se retourne un instant et son regard croise le mien.

Une onde d'électricité se propage dans mon corps et se dissipe dans l'atmosphère, tellement vite que je doute qu'elle se soit réellement produite. Par une chance inouïe, ma voisine ne semble pas avoir remarqué mon trouble. Elle le fixe avec une telle intensité... c'en est déroutant.

💎💎💎

D'autres élèves franchissent encore le seuil de leur prison blanche puis, après le passage d'un Diamant, le réceptacle et les scènes projetées sur les murs disparaissent. Je cherche vainement le Saphir du regard pour confirmer mon hypothèse de l'hallucination. Mais les portes centrales ont beau s'ouvrir et se refermer toutes les minutes, pas de trace du garçon.

J'abandonne, consciente que cet éclat résulte seulement de mon imagination débordante. Si ça se trouve, j'ai rêvé toute cette journée et je me réveillerai dans ma chambre aux murs jaunes subitement oppressants avec l'impression d'avoir vécu une vie antérieure chargée de bonheur – étincelles si brèves qu'elles demeureront floues dans mes souvenirs.

Après un énième débat intérieur, j'en reviens à la réalité alors que Madame Jacolot et l'un de ses collègues s'avancent vers nous. Ils nous demandent de nous mettre en rang.

Un mélange d'anxiété et d'excitation est perceptible dans l'air, ce qui rend l'atmosphère pesante, étouffante, même. Il se dissipe lorsque la professeure prend la parole, s'adressant à nous de sa voix douce, mais puissante :

— Bienvenue à Talesia ! En réussissant cette épreuve, vous êtes devenus des élèves à part entière de notre université. L'instinct vous a permis de surmonter vos peurs et a fait de vous des sorciers. Durant ces courts instants, peut-être vous êtes-vous sentis tout à fait extraordinaires, loin de votre enveloppe de simple mortel. Vous êtes des êtres exceptionnels, doués de pouvoirs encore insoupçonnés. Je ne vous réclamerai qu'une chose, essentielle pour chaque individu, qu'il soit bon ou mauvais : croyez en vous. Ne laissez jamais quelqu'un vous dénigrer impunément, juste parce que vous êtes « différents ». Cette altérité fait votre force, peu importe ce qu'en pensent les autres.

Elle laisse passer quelques secondes pour que nous prenions la pleine mesure de ses paroles, avant de poursuivre sur un ton plus posé :

— Vous l'avez sans doute remarqué : ce sont vos rubis, saphirs, émeraudes et diamants qui ont provoqué votre avènement dans ce monde mystérieux. Vous avez beaucoup à apprendre, ici. Grâce à eux, vous intégrez dès aujourd'hui une Licence de magie rouge, bleue, verte ou grise selon la couleur de votre gemme. Vos cours seront communs, mais les enseignements que vous en retirerez seront bien différents : force, instinct, connaissance, loyauté. Le premier semestre de votre cursus a pour objectif de vous familiariser avec les tenants et aboutissants du monde magique, celui dans lequel vous allez baigner pour le restant de vos jours. Les choses se compliqueront davantage au deuxième semestre. Tout ce que vous avez à faire, pour l'instant, c'est vous intégrer.

Nous intégrer. Facile à dire, mais plus difficile à faire...

— À présent, reprend la quadragénaire, nous allons vous séparer en deux groupes. Ceux d'entre vous qui ont brillamment réussi leur examen d'admission intégreront les Appartements situés au nord-ouest du campus. Chacun des cinquante mages choisis bénéficiera d'une chambre spacieuse avec vue sur la faculté. Vous ne la découvrirez que si vous avez fait vos preuves. Sinon, il faudra retenter votre chance l'année prochaine !

Une main se lève parmi la foule rassemblée devant Madame Jacolot. Il faut avoir du courage, pour oser l'interrompre ainsi.

— Et pour les autres ?

— Ceux qui nous ont le moins impressionnés devront cohabiter dans la bien nommée Cité Souterraine et ses 1 200 étudiants. L'espace y est plus restreint, je vous l'accorde, mais vous ne manquerez pas d'admirer les magnifiques somniis nageant dans le lac d'Argent. Ces petits lutins des eaux peuvent parfois être pénibles, mais vous verrez : vous vous y habituerez très vite. Les salles d'eau sont communes à tout le dortoir et les chambres sont partagées par douze sorciers. Vous pourrez déménager autant de fois qu'il vous plaira, mais sachez que l'administration de Talesia ne tolérera pas le moindre écart, quel qu'il soit.

C'est sensationnel ! Et très inégal, aussi... Même si beaucoup d'entre nous aimeraient savoir à quoi fait allusion Madame Jacolot lorsqu'elle évoque les somniis, je doute que la majorité souhaite se retrouver dans la Cité Souterraine. Les conditions de vie ne sont visiblement pas les mêmes que dans les Appartements...

Moi ? Je veux seulement trouver une alternative pour rentrer régulièrement chez moi. J'en aurais bien parlé maintenant, mais je n'ose pas : ce n'est pas le moment de se faire remarquer par quatre cent quarante-neuf autres adolescents.

— Dernière petite précision : les habitants du sous-sol ont interdiction de pénétrer dans les Appartements. C'est un privilège que possèdent les sorciers qui en sont dignes. Bien entendu, seuls les 50 élèves résidant au-dessus du lac d'Argent pourront rentrer chez eux quand ils le désirent – à leurs risques et périls. Pour les autres, il faudra attendre les vacances d'été. Votre scolarité à Talesia, elle, restera secrète : vos dossiers sont actuellement transférés de votre ancien à votre nouvel établissement. À partir de ce soir, considérez vos vies de mortels comme révolues : c'est un sacrifice nécessaire si vous voulez pleinement embrasser la sorcellerie.

Si je résume, les étudiants de la Cité Souterraine sont retenus prisonniers contre leur gré sans que cela ne choque personne ?

On est bien loin du tableau idyllique que m'a vendu la féline...

On dirait que Rubis a réussi son épreuve d'entrée à Talesia ! 

Pourquoi y a-t-il une différence de traitement entre les étudiants de la Cité Souterraine et ceux des Appartements, d'après vous ? 🤨