Ses lèvres noircies par l'obscurité semblent briller un instant, comme si elles étaient attirées par l'horreur qui se lit sur mes traits.

— Biologiquement ? Non. Il se fichait de tuer un nourrisson. Ça lui demandait moins d'énergie que de prendre son apparence et de se développer sous cette forme pendant plusieurs mois.

La simple idée que mon oncle et ma tante aient élevé un monstre pendant des années en le considérant comme leur fils me terrifie tellement que ma pochette me glisse des mains.

Aaron la rattrape avant qu'elle touche le sol, à une vitesse phénoménale qui n'est pas sans rappeler celle de Gauthier. Face à mon incompréhension, il juge utile de préciser :

— C'est l'un des nombreux avantages à être une Ombre. Je t'en aurais bien détaillé ses autres aspects, mais nous commençons à manquer de temps...

— Vas-y, je t'écoute.

C'est vraiment moi qui ai dit ça ? Une incarnation des ténèbres, menaçante et instable à souhait, s'adresse à moi et la seule chose que je trouve à répliquer, c'est un « d'accord, parfait, je suis ravie d'être ta future victime » à peine nuancé.

— À l'époque où Camille et moi assistions aux séances de Nomis, la Confrérie des Ombres n'était pas encore fondée. L'objectif de Nomis n'était pas de répandre ses idées, mais bien de gagner des partisans. Camille en est devenue une. Elle paraissait ensorcelée par ses mots, c'était effroyable. Bien sûr, les actes ont rapidement suivi. À elle et aux autres, il leur a demandé de n'utiliser que la magie noire, avant de les forcer à lui donner des offrandes plutôt... étranges. Ce n'était pas des sacrifices à proprement parler. Lui-même les définissait comme des « dons d'énergie ». Personne ne savait à quoi cela lui servait, jusqu'à ce qu'un jour, il propose à tous ses sujets de le suivre dans une petite ville magique nommée Pearlake, qui abritait un fleuve particulier.

Voilà un élément qui répond à mes nombreuses interrogations concernant son comportement étrange lors de notre rencontre. Il considérait l'eau comme un danger mortel, mais Gauthier m'avait rassurée en expliquant que son ancien comparse s'était joué de moi.

Sa blague n'en était peut-être pas vraiment une, finalement.

— Particulier ? C'est-à-dire ?

— C'était un réservoir d'énergie. L'eau qu'il contenait était elle-même enchantée : elle permettait de multiplier par deux les flux reçus.

— Et en quoi cela servait-il les intérêts de mon-cousin-qui-ne-l'est-pas-vraiment-et-qui-a-le-double-de-l'âge-de-ses-parents ?

— J'y viens, j'y viens. Nomis n'était pas un mage puissant, au départ. Il ne l'était pas plus que toi lorsque tu es arrivée à Talesia. Je ne sais pas exactement comment, mais il s'est identifié à Lucifer et a trouvé ses aspirations personnelles dans ce mythe : le pouvoir, la magie, mais surtout la domination. À partir de là, il s'est mis en tête de ressembler à son héros.

— Tu dis qu'il s'est identifié à Lucifer, mais je ne comprends pas : comment un gamin de treize ans à peine aurait-il pu être autant à côté de la plaque ? Il a dû être influencé, ou manipulé !

— Nomis était peut-être impuissant, mais il était malin – il l'est toujours, d'ailleurs. Personne ne sait quand il est né exactement, mais il doit être centenaire, maintenant. Il a réussi à trouver des alliés pour le rajeunir avant d'être capable de s'en charger lui-même. Si son visage te semble familier un jour, il sera totalement différent le lendemain.

— Comment en tu fais pour en savoir autant sur lui, alors ?

— C'est là que ça commence à devenir intéressant. Pour faire court, Nomis m'a plus ou moins maudit, comme toi. On est copains de malédiction ! C'est chouette, hein ?

— Ça explique sûrement pourquoi tu n'as pas été trop réticent à vouloir m'aider... Gauthier est au courant ?

— C'est mon côté altruiste qui l'a emporté. Gaugau n'en a aucune idée et crois-moi, il ne vaut mieux pas.

— Alors pourquoi tu me racontes ça ? Tu sais très bien que je risque de tout lui répéter, non ?

— C'est toi qui as voulu qu'on joue au psychologue et au patient, je te rappelle. Ne t'inquiète pas, mon ange : j'ai trouvé une super alternative au serment inviolable.

À ce stade de la discussion, je ne sais pas ce qui me choque le plus : qu'Aaron ait fait une référence à Harry Potter, ou qu'il soit parvenu à garder son sérieux pendant plus de cinq minutes.

— Tu te dis que je ne fais pas une Ombre très convaincante, c'est ça ?

— Plus ou moins, esquivé-je en tournant la tête sur le côté. Ton humour assez particulier ne joue pas en ta faveur, c'est sûr.

Le Diamant ne me semble pas plus maléfique, avec son masque d'Ombre. Il en paraîtrait presque vulnérable, si ses traits n'étaient pas constamment marqués par la terreur.

— Dis-toi que c'est parce que je suis encore en apprentissage. Pour devenir une Ombre, il faut commettre un certain nombre d'atrocités. Gauthier n'a pas été loin d'y parvenir, à un moment. Il faut dire que Nomis sait parfaitement comment s'y prendre. Il ne revêt son visage humain que pour des occasions très spéciales, comme sa rencontre avec toi par exemple.

— Excuse-moi, mais j'ai du mal à relier « spécial » et « moi » dans la même phrase.

— Moi aussi.

J'avoue, je l'ai bien cherché.

— Avec un réservoir d'énergie et une centaine d'idiots prêts à se sacrifier pour lui, Nomis semblait bien parti pour réaliser ses plans.

— C'est là où le « mais » entre en jeu, c'est ça ?

— Exactement ! Tout ça, c'était bien beau, mais c'était sans compter sur les amoureux transis tels que moi ! J'étais naïf, certes, mais j'avais commencé à voir venir le danger depuis un moment déjà. Camille m'a largué deux heures avant le début du carnage, figure-toi. Mais au lieu de me morfondre devant la télé en me gavant de glaces au caramel au beurre salé – les meilleures –, je me suis débrouillé pour la suivre. Notre lien avait beau avoir perdu en intensité ces dernières semaines, nous demeurions des âmes sœurs et je savais comment la retrouver.

Tout en parlant, l'Ombre se tourne lentement vers moi, laissant le temps aux ténèbres qui l'encerclaient un instant plus tôt de disparaître dans la nuit.

Des contours d'abord, puis des traits bien définis dévoilent le visage du Diamant, qui lève son poignet pour me montrer le croissant de lune tatoué sur sa peau.

Pas besoin de mots pour confirmer ce que je supposais déjà : la source de nos pouvoirs est aussi celle du lien entre deux âmes sœurs.

— Cette option de localisation ne fonctionne qu'avec les âmes inversées, contrairement à ce qu'on a pu t'apprendre en cours. Ne me demande pas pourquoi, je présume que c'est parce que leur lien est plus intense, plus passionné... un truc dans le genre.

— Toute cette histoire d'âmes sœurs est devenue beaucoup trop compliquée pour moi, Aaron. Ce que tu dis là...

— ... ça correspond à ta relation avec Gauthier, je sais. Je t'expliquerai ça plus tard, mais pour le moment, tu dois juste savoir que j'ai fait une grosse gaffe il y a quelque temps. Disons que ton lien avec Aloïs n'est pas aussi réel qu'il n'y paraît.

— Réel ? Qu'est-ce que tu veux dire ? Que nous ne sommes pas des âmes sœurs ?

— J'aurais aimé t'expliquer, Rub's, mais Gauthier arrive, alors je n'ai plus beaucoup de temps. Après avoir suivi Camille jusqu'au mystérieux fleuve aka « le super réservoir magique de Nomis », j'ai attendu que les choses deviennent intéressantes pour intervenir. Il a encore fait tout un discours sur la fin du monde, l'importance de dominer la Terre aujourd'hui et pas demain, bla bla bla. Étrangement, son sermon me semblait plus long que d'habitude. Quand j'ai enfin compris pourquoi, il était trop tard : Nomis avait disposé des cristaux un peu partout autour de la rive, seulement visibles par lui. Pendant qu'il parlait, ils commençaient à aspirer le pouvoir des fanatiques, de sorte qu'ils soient tous trop épuisés pour lancer le moindre sort dès qu'il aurait achevé son discours. Je dois avouer que j'ai moi-même été jaloux de son petit stratagème. C'était du pur génie ! Les victimes ont dépéri sous ses yeux, sous les miens aussi, tandis que des flux de magie se déversaient dans le fleuve, rendant l'eau de plus en plus noirâtre au fur et à mesure que les corps se vidaient de leur substance vitale. Je ne pouvais pas les aider. J'étais tétanisé, condamné à assister en silence à la mort de mon âme sœur.

— C'est impossible ! Comment pourrais-tu être aussi... aussi...

— Aussi insensible à l'évocation de cette histoire ? Tu devrais plutôt le demander à Nomis. Je t'ai dit que nous étions tous les deux maudits, tout à l'heure, tu t'en souviens ?

Très drôle. Comment ne pas se souvenir de ce qui m'empêche de jeter le moindre sort depuis plus d'une semaine ?

— Sérieusement ?

— D'accord, c'est vrai. Tu n'as pas pu l'oublier, tout comme il m'est impossible d'effacer ce qui s'est passé avec Camille il y a une trentaine d'années. Pourtant, je ne ressens aucune souffrance en pensant à elle, aucune culpabilité si j'ôte la vie de quelqu'un, aucune affection pour un ami. Je ne ressens rien. Crois-le ou non, mais après avoir gagné en puissance grâce à son sacrifice géant, Nomis n'a rien trouvé de mieux à faire que de jouer à cache-cache avec mon âme pour mieux asseoir son pouvoir. Tu m'as dit l'autre jour que je lui étais asservi, mais c'est pire que ça : il se joue de moi depuis des décennies.

Une sensation de malaise me noue l'estomac : Simon adorait jouer à cache-cache avec moi, quand nous étions enfants.

Et il gagnait toujours.

Aaron est tout aussi maudit que Rubis, si ce n'est plus... 🥶 Il ne lui a peut-être pas encore tout expliqué, mais le vol de son âme, ça en dit long sur ce qu'il a subi. Que Rubis fera-t-elle de cette information ?