Chapitre 116
Plume grège, plume grège,
Nos espoirs ensevelis
Sous une couche de pyrites.
C'est étonnant la façon dont on peut se sentir effrayé à la perspective d'un seul mot.
Malédiction.
On a beau m'enseigner depuis plusieurs mois son évolution dans le temps, ses subtilités, les contre-sorts qui existent pour s'en débarrasser, j'ai l'impression que tout ce blabla théorique ne vaut rien à présent que je suis passée à la pratique.
À l'origine, on trouve une créature – humain, sorcier, peu importe – victime d'un sortilège de magie noire très puissant, censé provoquer des dégâts à plus ou moins long terme – comme dévorer l'organe d'une personne chaque jour, par exemple.
Un crétin pour qui l'adage « ne fais pas aux autres ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse à toi » ne signifie rien.
À moins que ce soit le but, justement.
Faire mal, blesser jusqu'à ce que la personne visée n'ait plus une once d'espoir en elle, jusqu'à ce qu'elle abandonne complètement et accepte son sort sans plus chercher à s'en libérer.
— Ça a dû arriver aujourd'hui, lorsque tu étais à sa merci. Il en a profité pour... pour...
— Calme-toi, Gauthier. Il y a bien un moyen de s'en défaire !
— Pas toujours. Nomis a dû te lancer un maléfice suffisamment puissant pour te rendre incapable de lancer le moindre sort un tant soit peu élaboré. Il ne sera pas facile à rompre !
L'idée d'une existence sans magie, humaine et banale, m'est inconcevable. Si ma vie tout entière a été bouleversée ces derniers mois, ce n'est pas pour que l'inverse se produise. Et puis si je ne peux plus faire usage de mes pouvoirs, je ne pourrai pas non plus rester à Talesia !
C'est sans demi-mesure : soit je trouve un moyen de récupérer ma magie au plus vite, soit je retourne à mon quotidien de lycéenne déprimée et incomprise.
— Il faut que j'aille régler une affaire urgente, je suis désolé. Je... je te rejoins dès que je peux.
Je suspecte le Diamant de s'éclipser pour trouver une solution à la situation, mais je ne dis rien. À quoi bon ? Lui aussi a besoin d'encaisser la nouvelle.
Il s'échappe, me laissant en proie à une angoisse fourbe qui ne cesse de revenir à chaque fois que je crois m'être calmée.
Allez, Rubis ! Respire un bon coup et bouge-toi !
Je n'ai pas d'autre choix que d'essayer de régler le problème par moi-même.
« Seul le sorcier à l'origine du mal ou celui contre qui le sort est dirigé peut vaincre une malédiction. »
C'est ce qui explique que je me retrouve dans le bureau du directeur pour la troisième fois depuis le début de l'année.
— Si je me souviens bien, je t'avais interdit d'utiliser tes pouvoirs jusqu'à demain, non ?
— Théoriquement, j'étais dans mon bon droit. Il était minuit passé.
— Alors qu'est-ce que tu fabriquais dans le campus à cette heure-ci ?
Il a tort. En vérité, je n'étais pas à l'intérieur, mais à l'extérieur de l'université. Après quelques secondes de réflexion, je décide de lui donner raison. Il n'a pas besoin d'être au courant de ce petit détail, non ?
— Je faisais une insomnie, alors je suis sortie prendre l'air. Mais quand j'ai fait appel à la magie pour m'éclairer, ça n'a pas fonctionné. Je me suis sentie vide, impuissante.
Il incline sa tête sur le côté, confus et pas tout à fait réveillé. D'ici deux jours, soyez sûrs que les enseignants rappelleront à tout le monde que ce n'est pas parce qu'ils vivent sur le campus que nous avons le droit de les déranger au beau milieu de la nuit.
Oui, même si nous devons faire face à une invasion de zombies et de limaces géantes.
Si Alix avait été là, elle aurait trouvé cette moue « trop craquante ! ». Mais Alix n'est pas là, et vu son expression, je doute que Monsieur Jaffrès m'annonce de bonnes nouvelles.
— Assieds-toi en attendant que Madame Veinwic arrive, je te prie. On verra ce qu'elle en pense.
Génial, ma prof de Magie noire va me haïr pour le reste de ma Licence !
Comme si ça ne suffisait pas, il faut que j'attende qu'elle émerge un peu pour qu'elle se joigne à nous. Évidemment, le doyen se sent obligé de me faire la conversation.
Ce qui me dérange le plus, c'est le ton naturel qu'il emploie, comme si nous étions de vieux amis et non un directeur et son élève.
— Avant d'obtenir tes pouvoirs, comment te sentais-tu ?
La question peut paraître simple, comme si elle attendait une réponse d'un ou deux mots seulement.
Mais la vérité est tout autre, et je décide de la lui raconter. Le Saphir fait plus figure d'un thérapeute que d'un chef d'établissement : il ne m'interrompt que quand mon récit se trouble trop.
Je lui dis tout, évoquant mon adolescence tourmentée bien sûr, mais aussi mon enfance en demi-teinte et mes premières peurs...
Des phrases inconnues éclatent dès qu'elles franchissent mes lèvres, ma gorge se noue et mon sourire de façade se fragmente un peu plus chaque seconde. J'ai la sensation d'avoir refoulé ces paroles pendant bien trop longtemps, libérant une véritable cacophonie de mots et de sentiments.
Parfois, Morgan sourit. À d'autres moments, il prend un air contrit, mais il ne semble jamais s'ennuyer de mon infortune. Quand j'ai achevé mon énumération de malheurs, je lui fais remarquer, complètement déboussolée :
— Madame Veinwic n'est toujours pas là ?
— Je lui ai dit de prendre son temps.
Il poursuit face à mon air étonné :
— Une malédiction tire souvent son origine dans notre passé, Rubis. Elle peut très bien s'être liée aux souvenirs de ton enfance pour s'y enraciner. Ça expliquerait pourquoi tes pouvoirs n'agissent plus dans le présent...
J'acquiesce, ne sachant trop quoi répondre. Dans les situations gênantes ou inconfortables, il y a toujours un moment où l'on ne trouve plus rien à ajouter. Par miracle, je parviens tout de même à sauver notre échange :
— Pour vous résumer la situation, Nomis, une Ombre psychopathe à la tête d'une confrérie maléfique, se trouve être mon cousin disparu depuis une dizaine d'années. Et rien ne me dit qu'il ne retient pas mon père en otage.
— Drôle de famille !
— C'est le cas de le dire.
— Pourquoi Nomis l'aurait-il enlevé ?
— Il paraît qu'il est puissant, mais je ne sais rien de lui. Il est parti quand j'avais 6 ans.
— Tu veux dire qu'il serait un magicien ?
— Nous ne disposons d'aucune preuve tangible pour l'instant, mais oui. Pour tout vous dire, nous ne sommes même pas certains qu'il soit encore en vie.
Il va pour ajouter quelque chose, mais Madame Veinwic fait enfin irruption dans le bureau, interrompant notre discussion par la même occasion.
Curieusement, elle ne semble pas agacée par ce réveil nocturne. Soit je ne m'y connais pas, soit les potions de sommeil ont encore fait des miracles !
— C'est de la profonde magie noire, annonce-t-elle après avoir été mise au courant de la situation. Il est d'autant plus difficile de s'en défaire. Mademoiselle Brightwood ne doit plus lancer le moindre sort ou entrer en contact avec un quelconque objet magique ; ça ne fera que l'affaiblir davantage.
On touche le fond, là.
— Et combien de temps je suis censée supporter ça ?
— Aussi longtemps qu'il le faudra. Ce type de sort est souvent plus psychologique qu'autre chose : c'est à vous de chercher dans vos souvenirs de quoi briser la malédiction, à moins que le lanceur du sort décide de l'annuler...
💎💎💎
En ressortant du couloir des enseignants, je suis interdite de magie jusqu'à nouvel ordre – Monsieur Jaffrès a bien insisté sur ce point.
Comment je vais faire, moi ?
Je suis censée pousser Aaron dans ses derniers retranchements lors des duels de magie, mais je suis incapable d'allumer la moindre bougie !
Il ne me reste plus qu'à annoncer la bonne nouvelle aux autres et à empêcher Gauthier de massacrer son ancien ami, Nomis ou toute autre Ombre qu'il pourrait croiser sur son chemin.
Et éviter qu'Aloïs nous refasse son petit numéro d'âme sœur désespérée, aussi !
Bon sang, comment vais-je survivre à ce semestre ?
Des bruits venus de l'extérieur attirent mon attention. On ne peut plus grommeler en paix, ici ? Le plus discrètement possible, je m'approche de quelques pas pour découvrir... Gauthier et Aaron, en pleine dispute.
— Tu y étais, n'est-ce pas ? Avoue-le : tu étais là avec lui !
— N'importe quoi ! Je ne sais même pas de quoi tu parles.
Si le fauteur de troubles n'utilise pas ses horribles surnoms, c'est que quelque chose ne va pas. Je me trompe peut-être, mais on dirait qu'il n'est pas au courant de la situation.
— Ne joue pas à ça avec moi, A'.
— Mais qu'est-ce que tu as ? Tu as appris que tu étais cocu ou...
Mieux vaut s'interposer entre les deux avant que la situation ne dégénère ! Mon petit ami est tellement aveuglé par sa colère qu'il ne se rend même pas compte qu'il fait erreur. Heureusement, ses yeux retrouvent leur teinte gris-bleu en m'apercevant.
— Maintenant que tu t'es un peu calmé, je te répète que je n'y suis pour rien. Si tu veux tout savoir, j'ai décidé de me ranger, moi aussi. Pas totalement, hein – n'abusons pas. Nomis ne me semble plus aussi cool qu'avant. Ces derniers temps, il est devenu complètement obsédé par toute cette histoire d'Esmantium. J'ai arrêté de le suivre depuis deux semaines, au moins.
— Et comment suis-je censé te croire ? Je dois te rappeler la fois où tu as fait semblant de perdre ta tante pour ne pas louper la sortie de GTA V, peut-être ?
— Laisse Tata Josie où elle est, s'il te plaît. Tu dois me faire confiance, tout comme les autres t'ont cru lorsque tu es parti. Pour une fille, en plus.
Étrangement, le Diamant ne le contredit pas. Il esquisse même un sourire. Ce serait donc la vérité ?
— Au fait, j'ai oublié de vous féliciter, tous les deux. Je vous offre mes plus sincères vœux de bonheur !
— Ce n'est même pas officiel.
— Arrête ton char, Gaugau. Tout le monde est au courant. C'est ma faute, d'ailleurs. Tu as intérêt à bien prendre soin de mon vieux frère d'armes, Rub's.
— Nous ne sommes pas amis, A'.
— Nous l'avons pourtant été, à un moment.
Que vous inspire cette nouvelle entrevue avec Monsieur Jaffrès ? 🥶
Vous pensez qu'Aaron a quelque chose à voir avec la malédiction de Rubis ?
– Forcément !
– Peut-être pas
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