Chapitre 107
— Rub's ! La curiosité est un vilain défaut, s'exclame Aaron, faussement indigné.
Si Gaby n'était pas apparue derrière lui, je lui aurais très certainement lancé un sort pour le pétrifier ou – à défaut – le réduire au silence. Ça existe, pas vrai ?
Mais le regard que mon amie pose sur moi me déstabilise complètement : j'ai intérêt à rectifier le tir, et vite !
— Gaby ! Ton partiel s'est bien passé ?
Les éclats de rire du Diamant coupent court à ma supercherie. Personne n'est dupe, à commencer par Gaby.
— Je voulais te demander comment Gaugau et toi vous étiez échappés, l'autre jour, mais j'ai l'impression que Mademoiselle Ulock te mettra bien plus mal à l'aise que moi, s'amuse Aaron, fier de sa tirade. À bientôt, Rubis... très bientôt !
J'attends de le voir disparaître au bout du couloir avant de reporter mon attention sur Gaby, sans savoir si sa colère est dirigée contre moi ou contre Aaron.
— Tu as tout entendu, pas vrai ? me devance-t-elle en se laissant tomber contre le pilier.
J'acquiesce d'un signe de tête. Inutile de nier : notre confiance a déjà été suffisamment malmenée pour la journée.
— Je crois que je lui suis liée... murmure-t-elle, incapable de prononcer le nom de Nomis.
J'ose à peine imaginer les horreurs qu'elle a vécues ces dernières semaines.
— Comme des âmes sœurs ?
Si c'est le cas, Roméo et Juliette ont du souci à se faire !
— Non, c'est différent. Le lien est artificiel. Je suis sûre que Nomis l'a créé quand il s'est introduit dans la faculté. Je préférais ne pas vous en parler avant d'en avoir découvert la nature exacte, mais les révisions et tout le grabuge autour de l'Esmantium ont rapidement interrompu mes recherches. J'ai tenté de cuisiner Aaron, mais on ne peut pas dire qu'il m'ait vraiment conseillée.
— Ça me coûte de l'admettre, mais je suis d'accord avec lui, objecté-je en me mettant à sa hauteur. Si Nomis pense avoir une quelconque influence sur toi, il aura beaucoup plus de facilité à t'atteindre. Tu dois ériger un mur, lui refuser l'accès à ton esprit. Madame Veinwic pourra peut-être te renseigner ? Ça a sans doute quelque chose à voir avec la magie noire.
— Je lui poserai la question, assure-t-elle en esquissant un faible sourire. Merci, Rubis.
Elle se relève lentement, prête à partir. Je suis étonnée qu'elle ne me réprimande pas sur ma tentative d'espionnage. À sa place, j'aurais eu beaucoup de mal à garder mon calme.
— Attends ! m'écrié-je en la voyant déjà s'éloigner. Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ? On est amies, non ? J'aurais pu t'aider. Moi ou quelqu'un de la bande, d'ailleurs. Tu avais besoin de soutien, et ni moi, ni les autres ne nous en sommes rendus compte.
— Je n'étais pas certaine de ce que j'avançais, et tu avais déjà beaucoup à penser, avec l'Esmantium et tout le reste. Alix était convaincue que Nomis et Aaron nous laisseraient tranquilles, et je n'ai pas voulu la stresser. Je voyais ça comme un effet secondaire, quelque chose de passager.
— Mais si c'était l'inverse ? Si c'était le symptôme d'un mal-être plus profond ? insisté-je, de plus en plus nerveuse.
— Si c'est le cas, il ne tient qu'à moi de le découvrir, argue-t-elle. Ne raconte pas ça à Aloïs, Ambroise, Émilie et Alix, s'il te plaît. Je n'ai pas envie de les inquiéter pour rien.
Je hoche la tête, distraite. Gaby n'est pas la seule à avoir des secrets...
— Désolée, il faut vraiment que j'y aille ! J'ai un examen dans une heure.
— Tu me tiendras au courant ?
— C'est promis ! affirme-t-elle en s'engouffrant dans la Cité Souterraine.
Mais malgré toute ma bonne volonté, j'ai bien du mal à la croire.
💎💎💎
Quand je rejoins le dortoir, quelques minutes plus tard, Alix est déjà là, assise sur son lit, des dizaines de feuilles éparpillées tout autour d'elle.
— Comment ça s'est passé ?
— Mieux, me répond-elle avec un faible sourire, pas tout à fait remise de sa matinée.
— Si ça se trouve, tu as réussi ta première épreuve. Ça me faisait toujours ça, avant : je rentrais chez moi, bouleversée, convaincue d'être hors sujet, et je me retrouvais avec un 12, un 13 ou un 14.
— Merci, mais je ne suis pas aussi sûre que toi concernant mon degré de réussite. J'ai toujours tendance à me surestimer. Tu m'aides quand même à réviser ?
— Bien sûr ! On commence par quoi ? Magie blanche ?
Nous travaillons efficacement jusqu'à la fin de l'après-midi.
Aux environs de 17h30, je file me préparer en optant pour un look discret : un jean foncé et un sweat à capuche noir recouvrant mes cheveux écarlates, sans oublier mes baskets, indispensables pour piquer un sprint nocturne.
En quelques minutes à peine, je me suis transformée en véritable petite Ombre !
Suivant les étapes de mon plan à la lettre, je préviens Alix que je vais voir ma mère, tout juste revenue d'un « voyage d'affaires ».
Elle me rappelle de faire attention à l'interdiction de quitter le campus instaurée par l'administration de Talesia et je la remercie, confuse. Si elle se doutait que cette étape n'était rien en comparaison de ce qui m'attend ce soir...
En passant par l'entrée pour rejoindre les jardins des Émeraudes, la trouillarde qui sommeille en moi me souffle que c'est peut-être la dernière fois que je dévale les marches des Appartements.
Brrr, comme si je ne flippais pas assez comme ça ! Les intentions de la Confrérie des Ombres sont restées floues jusqu'à présent, ce qui explique pourquoi j'ai le sentiment de commettre une terrible erreur en me jetant tout droit dans la gueule du loup.
C'est comme si je sautais dans l'inconnu sans avoir la moindre idée de la hauteur de la falaise : de la folie, de la folie pure et simple.
Tout à coup, une main se pose sur ma taille et je sens un souffle chaud contre mon cou. Si je n'avais pas reconnu le parfum boisé de Gauthier, j'aurais détalé sur le champ.
Comment vais-je me dérober, maintenant ?
— Vous méritez un Oscar, Madame. Votre performance était époustouflante.
— Moi ? Qu'est-ce que tu insinues ? Je... je ne joue pas !
— À d'autres ! Qu'est-ce que tu fais toute seule à cette heure-ci ?
Son ton se veut doux, posé, mais une étincelle brille au fond de son regard, une pointe de jalousie qui poursuit lentement son ascension jusqu'à atteindre son point culminant, l'explosion de sentiments. Même si sa question m'agace – m'angoisse, surtout –, un sourire se dessine sur mes lèvres. Indifférent à mes déplacements, vraiment ?
— J'allais retrouver un amant secret, ironisé-je en poursuivant mon chemin. Tu permets ?
Comme je l'avais escompté, il me rattrape et m'entoure de ses bras protecteurs. Je soupire. J'aimerais tellement y rester !
— Sérieusement.
— Je vais voir ma mère. Elle rentre plus tôt que prévu, finalement.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
Il faut que je trouve une diversion, et vite !
— Ça me semble un peu compliqué, vu l'état actuel de notre relation.
— Soirée entre filles, c'est ça ? devine Gauthier, l'air contrit.
Je réalise à sa voix qu'il aurait vraiment aimé m'accompagner.
— C'est ça. Je dois vraiment y aller, sinon rien ne sera prêt avant qu'elle soit là. Préviens les autres pour moi, tu veux ?
Et je me détache de lui en priant pour que ce mensonge ne me revienne pas en pleine face.
— Attends !
Bon sang, il vient de comprendre.
Quelle idiote, aussi ! Je n'ai jamais été douée pour esquiver la vérité. Pourquoi aujourd'hui ce serait différent, avec Gauthier en plus ? Je me suis trahie toute seule.
Bravo, Rubis : impossible de quitter Talesia, à présent !
Mon corps pivote lentement sur lui-même. Le balbutiement que je m'efforce d'articuler sort difficilement de ma bouche :
— Oui ?
Pour toute réponse, Gauthier réduit à néant les quelques mètres qui nous séparent et dépose un baiser sur mes lèvres.
Un long et doux baiser – peut-être le dernier.
Il m'offre un sourire sincère, pur, avant de repartir en direction de Talesia sans rien ajouter. C'est lui le jour, à présent, et si son regard se reflète dans mes pensées, c'est bien parce que sa présence solaire ne cesse de m'éblouir, moi la Lune mensongère.
Mes lèvres sont en sang au bout de quelques minutes à peine tellement je suis anxieuse à l'idée que mon petit ami ait finalement décidé de me suivre.
Aurai-je le temps de m'habituer à ce terme, ou une autre fille me remplacera-t-elle bientôt, moi l'inconsciente, la mystérieuse disparue ?
Non, Gauthier ne va pas t'espionner, Rubis. Il te fait suffisamment confiance pour ne pas douter de toi, et il a tort. Par ta faute.
Comment aurait-il pu penser que je filais à un rendez-vous nocturne avec l'ennemi, en m'embrassant ? Stupide rendez-vous nocturne auquel je vais arriver en retard, si je ne me presse pas un peu !
Une fois parvenue au lac d'Argent, je me cache derrière un bosquet d'arbres pour allumer un feu de téléportation sans me faire repérer.
Lorsque j'arrive chez moi, j'entre effectivement dans ma maison comme je l'ai annoncé à Gauthier. Même si je n'ai jamais été une fée du logis, passer le balai, l'aspirateur et la serpillière sans avoir recours à de la poudre d'animation m'apaise. Mes mains sont occupées et mon cerveau a intérêt à l'être aussi, au risque de salir plus que de nettoyer.
Quand je crains pour ma vie, je fais le ménage. Logique, n'est-ce pas ?
Une fois que le manoir a retrouvé un semblant de vie, je décide de rejoindre la clairière.
Si la « tombée de la nuit » peut être sujette à interprétation, je la considère comme l'entre-deux qui sépare le jour de la nuit : le crépuscule.
Comme le soleil commence déjà à se coucher, mieux vaut ne pas trop tarder. Je me récite mentalement des sorts d'autodéfense en marchant, plus pour me détendre que par réelle intention de les utiliser. Nomis ne me laissera pas le temps de murmurer la moindre formule, j'en suis consciente.
Lorsque je pénètre dans la clairière, le ciel s'obscurcit. Les fleurs se parent de mille et une couleurs en cette fin de printemps, c'est magnifique ! Boutons d'or et pâquerettes sont dispersés entre les brins d'herbe, comme si les plantes évoluaient avec moi au fil des saisons. Je m'assieds sur le croissant de lune désormais recouvert d'un fin duvet vert, profitant de mes derniers instants de sérénité : le calme avant la tempête.
Quelques minutes plus tard, un changement est perceptible dans l'air. Une Ombre se meut à l'orée du bois, jusqu'à se rapprocher et adopter une forme tout autre : Aaron.
Aussi malfaisant soit-il, j'ignorais qu'il avait la capacité de prendre cette apparence.
— Qu'est-ce que tu fais là ? bougonné-je même si la réponse me paraît évidente.
— Je médite. J'ai beaucoup apprécié la quiétude qui émane de ce lieu, l'autre jour – jusqu'à ce que tu me frappes, bien sûr. Depuis, j'y reviens régulièrement.
Les sentiments qui m'étreignent à cet instant sont étrangement ambivalents. Je suis à la fois mortifiée de savoir qu'un individu de ce type traîne non loin de ma maison, et blessée que quelqu'un d'autre s'approprie la clairière. Je ne comprends pas : son visage est pourtant dépourvu d'une quelconque trace de malice.
— Je croyais que ton Nomis voulait me rencontrer en personne, pas m'envoyer l'un de ses larbins.
— Ne te donne pas trop d'importance, Rub's. Le maître aime se faire désirer.
— « Le maître » ? Non, mais tu t'entends ? Je ne comprends pas. Tu es à peine plus âgé que moi, mais au lieu de profiter de ta vie ou de t'assurer un avenir, tu as choisi de te tourner vers cette secte par dépit ou par amertume, j'ai du mal à savoir.
— Arrête de te la jouer ! Tu n'es pas obligée d'employer ce ton d'intello avec moi, tu sais.
Intello.
Je sursaute rien qu'à l'évocation de mon ancien surnom, prise d'une soudaine envie de l'étriper. Non, calme-toi, Rubis. S'il y a bien quelqu'un qui n'en vaut pas la peine, c'est lui. Il veut juste t'atteindre, te déstabiliser.
Le pire, c'est que ça fonctionne.
— Ça y est, j'ai pigé ! Ton job, c'est de faire l'écrémage, de détruire les gens pour qu'ils soient bons à ramasser à la petite cuillère quand ton « maître » passe derrière. C'est à se demander qui est le plus écœurant : toi, ou lui ?
— Désolé de te décevoir, très chère Rubis, mais c'est probablement moi.
Comme l'autre jour, la voix surgit de nulle part.
Une voix d'écho, vide d'une quelconque enveloppe, une voix blanche qui en deviendrait neutre si elle ne diffusait pas une brise glacée dans la clairière. J'ai beau regarder dans tous les sens, je ne distingue que le sourire amusé d'Aaron.
— Sais-tu, poursuit-elle, qu'une fois j'ai tué un vieil homme qui s'apprêtait à retrouver sa fille après une dizaine d'années d'absence ? Une de mes plus grandes fiertés. Pour être honnête, j'ai horreur des happy ends. Les histoires dramatiques sont toujours plus recherchées que les comédies à l'eau de rose.
L'intensité de la voix, jeune et rocailleuse, ne faiblit pas tout au long de son discours. Au contraire, elle se propage dans tout mon corps et provoque toute une série de frissons le long de mon échine.
« Peur. Peur et effroi scelleront ton destin. »
Des cris, des pleurs bruissent dans ma tête, comme si elle devait assumer le poids du monde à elle toute seule.
Il veut te manipuler, Rubis. Montre-lui que tu ne doutes pas de toi.
Le silence désarmant qui s'ensuit me fait prendre la pleine mesure de mon erreur. En plus d'avoir menti à mes amis et d'avoir désobéi aux règles de Talesia, je me suis méprise en espérant stupidement passer un pacte raisonnable avec l'Ombre du Diable.
— Si vous croyez m'impressionner avec vos tours de magie, c'est raté.
— Je ne suis pas certain que Nomis compte uniquement sur ses pouvoirs, Rub's. Il a d'autres cartes en main.
— Ah oui ?
— Attends un peu, pour voir. Il ne doit plus être très loin d'ici.
C'est comme si Aaron était le chef d'orchestre de ce spectacle absurde, et Nomis en était le maestro : celui qu'on fait entrer non pas au début du morceau, mais à la première note un tant soit peu complexe que lui seul est capable de tenir.
Comme l'a annoncé le jeune homme, l'Ombre se profile à l'horizon, glissant lentement dans la prairie jusqu'à se retrouver face à mon corps désarmé. Je n'aperçois d'abord qu'une masse sombre à mes pieds, mais bientôt les particules se dispersent, laissant apparaître un visage caché par le temps, la haine et l'obscurité.
On dirait que Rubis a réussi à embrouiller Gauthier, finalement ! Il finira par le savoir, vous croyez ? 😔
Pourquoi Aaron est-il présent à cette entrevue ? Pour protéger Nomis ?
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