> Lui

Début Juillet 2016

La résolution de prendre de la distance avec C. s'était évanouie en moins de dix minutes après l'envoi de mon mail. Je ne souhaitais rien d'autre que de me réconcilier avec elle.

Mon élève préférée avait réussi son concours. Mon supplice avait pris fin. Je pouvais relâcher la pression. J'étais si fière d'elle. Maintenant elle est prof, comme moi. Mes sentiments étaient ambivalents : la joie de sa réussite côtoyait le désespoir de la perdre.

L'année sonnait son crépuscule et nous avions décidé avec Fabrice Siden, d'organiser un repas avec la promo de Lettres. Les concours étaient obtenus pour la plupart et nos étudiants étaient presque des collègues désormais. Nous voulions avoir l'occasion de discuter avec eux dans un cadre moins formel et plus décontracté pour faire un bilan de l'année entre autres sur la formation et leurs ressentis. C'est une pratique que nous reconduisions tous les ans.

Mais cette année j'étais plus motivé que jamais. Je savais que je LA verrais et ce, probablement pour la dernière fois. Il fallait que cette soirée soit parfaite. Peut-être trouverais-je le moyen de lui faire entendre mes sentiments.

Cela devenait nécessaire car dès lors que les résultats du concours étaient tombés, l'intégralité de mes pensées étaient tournées vers C. . Avant cela, bien qu'elle m'obsédait déjà, il me restait un peu d'espace intellectuel disponible... mais là... Je ne saurais d'ailleurs dire ce qu'il m'est arrivé depuis. Rien a trouvé grâce à mes yeux, rien de ce que j'ai pu vivre pendant ce dernier mois n'était réellement digne d'intérêt et je ne garde aucun souvenir remarquable de cette période que j'ai vécu comme un homme en retard à une réunion, qui doit attendre l'ascenseur pour s'y rendre. Un ascenseur qui met presque une trentaine de jours à monter... l'enfer.

Un événement insolite vint entretenir ma dépendance et renforcer l'ardeur de ma flamme. Peu après l'échange de mail avec C., je croisais Fabrice Siden dans les couloirs de la faculté à l'occasion des oraux de rattrapage pour les élèves de Licence. Nous échangions sur les sujets des candidats au concours pour nous aider à affiner la préparation l'an prochain et nous en sommes venus forcément à celui de C. :

- J'ai aussi eu des nouvelles de Mademoiselle D., elle m'a envoyé un mail pour m'informer qu'elle avait eu un poème de René Char. Un sujet assez complexe, je suis étonné qu'il propose ce genre d'auteur.

- Ah. Elle ne m'en a rien dit. Il semble qu'elle n'ait envoyé qu'un seul mail.

- Et ? Je ne comprenais pas vraiment où mon collègue voulait en venir.

- Et... du coup j'y pense : avant qu'ils partent en révision et en oral nous avons eu une petite discussion après notre dernier cours. Évidemment pour les taquiner un peu, je leur ai demandé quel professeur ils avaient préféré. Pour me faire plaisir ils ont répondu que c'était moi. Mais C. n'a rien dit. En revanche, Adèle a vendu la mèche : apparemment elle aurait un faible pour toi. Tu penses, je lui ai demandé si c'était vrai, histoire de voire si ce n'était pas une blague entre amis et à mon plus grand étonnement, elle ne s'est pas démontée et a assumé avoir un petit coup de coeur pour, je cite : "un excellent prof, vraiment attentionné qui ne laisse pas indifférent".

- Ah bon...

Évidemment je suis surpris mais je ne laisse rien paraître. J'hésite à le croire. Et en même temps je ne vois pas de raison pour que mon collègue me mente. Nous nous entendons bien. Je sais que c'est une commère qui adore les ragots et je ne peux pas m'empêcher de penser que C. le sait, certainement aussi bien que moi. Il n'est pas impossible qu'elle se soit servie de lui pour me faire parvenir un message. Elle était particulièrement maligne. En revanche, il fallait que je réponde quelque chose :

- Probablement une passade d'étudiante. Je tentai de rester fermé.

- C'est ce que je me suis dit au départ, c'est pour ça que je ne t'en ai pas parlé. Je sais que tu as un "fan-club" d'étudiants, rit-il. Mais elle n'a pas l'air d'être le genre d'étudiante à s'amouracher d'un prof et avec ce que tu viens de me dire...

J'essayais de garder mon calme pour que mon collège ne se doute de rien mais je jubilais intérieurement. Le petit chaton farouche avait fait un pas vers moi. Je désespérais la seconde suivante : et moi j'avais répondu d'un mail sec et froid... Pourquoi Fabrice Siden ne m'en a pas parlé avant ?!

- Non ce n'est pas le genre comme tu dis...

- Fais attention Tybalt, certes nos étudiants sont majeurs et ceux-ci vont devenir pour la plupart et incessamment sous peu nos collègues mais le doyen pourrait voir d'un très mauvais œil un couple professeur-ex étudiante. On forme les élèves pour leur avenir et cet avenir n'est pas dans notre lit ! s'amusa t-il.

- Je connais mes devoirs Fabrice ! Répondis- je sèchement.

Il m'avait piqué. Comme si j'étais capable d'oublier mon éthique... En réalité je n'avais rien oublié, je me battais avec ma conscience tous les jours. Mon ami faisait probablement un rappel général sans m'accuser directement mais il ne se doutait pas à quel point son rappel à l'ordre faisait mouche.

- Oh je sais mon ami ! Je sais bien que tu es probablement le plus éthique d'entre nous. Mais je vais finir par devenir jaloux si les étudiants te préfèrent toujours à moi, ajouta t-il en me donnant une petite tape sur l'épaule avant de partir.

Fabrice Siden avait pris l'événement à la légère, sous estimant tout ce qui était en train de se jouer et sous estimant C. Il ne l'aimait pas tellement et en conseil de "promo" avait déjà dit d'elle qu'elle avait des airs de Sainte-Nitouche. S'il savait que ma petite princesse est loin d'avoir froid aux yeux ! La situation lui déplaisait et même s'il ne m'avait pas livré le fond de sa pensée, il ne s'était pas fait prier pour donner son avis sur la question. Il ne me soutiendrait pas si j'avais une liaison ouvertement avec C. . Il fallait rester prudent. Je devais protéger le petit chaton farouche.

Farouche mais malin ! Elle savait vraiment s'y prendre, mieux que moi d'ailleurs. Et elle avait assumé publiquement son attirance pour moi. Enfin je m'emballais peut être, elle a dit que j'étais un bon professeur, pas qu'elle était folle de moi...

La situation allait être un peu embarrassante ce soir : elle ne savait pas que Monsieur Siden avait fait sa commission puisque je n'avais pas donné signe de vie. Ajoutons à ça le mail froid, elle devait penser que je la repoussais.

Tout en me préparant pour la soirée, je pensais à C. : qu'allait elle mettre ? Serait- ce une tenue que je connaissais ? Aurait-elle ses cheveux détachés ? Elle était tellement belle, une petite déesse de la fertilité tout en courbes pleines et en chair. Ses yeux malicieux et son doux sourire.

J'avais compris que même si elle avait toujours le mot pour rire ou distraire l'assemblée, elle parlait en réalité peu. Elle ne se livrait jamais vraiment. Les informations dont je disposais à son sujet était très restreintes : elle avait étudié dans une autre université dans la capitale avant de revenir ici chez ses parents. Elle était célibataire depuis la fin de son idylle avec le jeune étudiant d'histoire (j'avais carrément été fouiller les trombinoscopes...pathétique Tybalt...), elle avait 21 ans, elle travaillait en dehors de la formation, elle était toujours en retard, adorait les chats, était drôle mais pas très sociable car un peu timide quand elle n'était pas en terrain connu... C'était vraiment un caractère à apprivoiser. J'avais récemment pris le temps de réfléchir en assemblant les morceaux du puzzle : si je me doutais de ses sentiments, j'étais presque sûr de son désir pour moi. Un peu malgré elle, elle avait envoyé un certain nombre de signaux.

Deux questions s'imposaient alors : 1. Était- ce réciproque ? 2. Et qu'allait on faire de cet imbroglio ?