─ carpet ❀
— Eh ! Tu ne peux pas regarder où tu vas ?!
Les pneus de la voiture qui m'évitent de justesse, je les entends crisser brutalement contre la route goudronnée sous mes pieds. D'instinct, j'arrête de marcher et ma tête se redresse vers la voix grave et bourrue de l'homme qui vient de s'adresser à moi. Mais c'est trop tard, il est déjà parti, ne souhaitant pas s'attarder sur un gosse tel que moi.
Le bruit que fait le moteur de son véhicule en partant se répercute dans le paysage lointain que je ne peux apercevoir, et c'est d'un pas légèrement tremblant que je monte à nouveau sur le trottoir que j'ai quitté il y a de cela quelques secondes.
Déraper du bitume comme ça, ça m'arrive parfois. Beaucoup au début, mais maintenant que j'y suis habitué, moins. Mais ça me fait toujours autant peur quand j'entends les voitures passer à toute vitesse à quelques millimètres de ma frêle silhouette, sachant que je peux me faire faucher à tout moment.
— Est-ce que ça va, petit ?
Je n'en ai pas spécialement envie, mais la compagnie de Mme Mee est agréable. C'est le genre de femme qu'on devrait tous avoir en tant que grand-mère. Celle qui vous sèche les cheveux après une bonne douche pour éviter que vous ne tombiez malade, qui vous enroule dans – minimum – douze écharpes quand vous vous apprêtez à sortir en plein hiver, ou bien même qui vous offre toujours plus de billets à Noël qu'elle ne le devrait.
C'est donc ainsi que moi, Kim Taehyung, étudiant en arts, rentre dans le petit restaurant de Mme Mee – qui sent terriblement bon le bouillon de crevettes, les épices et les nouilles – en balançant ma canne blanche de droite à gauche pour sentir où je mets les pieds.
J'ai l'habitude de venir ici très souvent et j'ai donc appris à connaître par cœur l'endroit. Mais parfois, comme Mee reçoit de la marchandise et doit la stocker où elle en a la place, ça arrivait que mon bâton rencontre un ou deux cartons par-ci par-là. Mieux vaut être prudent. J'ai déjà perdu la vue, je n'ai pas envie de me casser un bras en plus.
À tâtons, je parviens sans problème à la table que je prends habituellement quand le restaurant n'est pas encore ouvert. Une fois assis, je me permets de laisser mes sens se faire chambouler par toutes les odeurs alentour et les bruits que fait Mee en préparant ma boisson.
Quelques minutes après, une fois qu'elle a fini, je perçois ses pas feutrés, grâce aux chaussons qu'elle a aux pieds, signe qu'elle revient en trottinant vers moi.
— Voilà, mon grand. Fais attention, c'est brûlant.
— Merci, Mee, vous êtes adorable.
Le petit bruit que fait la tasse en rencontrant le bois du plan de travail m'indique qu'elle est juste face à moi, et c'est avec précaution que je la prends entre mes doigts en me délectant de la chaleur qu'elle offre à mes paumes. Je peux d'ailleurs sentir sans aucun mal le regard intense de la gérante du magasin sur chacun de mes mouvements.
Vous savez, ce n'est pas si affreux que ça d'être aveugle une fois qu'on s'y est habitué. Ce qui est plus dur, c'est le regard que les gens vous lancent ou les chuchotements déplacés qu'ils ont à votre égard en pensant que vous n'entendez pas. Comme si vous étiez une mutation génétique ou un quelconque monstre qu'il ne faut surtout pas approcher au cas où votre cécité leur saute dessus.
Ce qui m'a plu avec Mee, c'est qu'elle n'est pas comme ça. Elle est simplement bienveillante. Les quelques jours qui ont suivi mon accident, elle m'a vu passer devant son petit commerce et m'a invité à y entrer, plusieurs fois. Et même si je n'ai pas voulu au début et que je le lui ai bien fait comprendre, elle m'a forcé à venir me poser ici, à cette même table, et à prendre un chocolat chaud.
Et ce sont les meilleurs chocolats chauds du monde.
— Fais attention en rentrant, Taehyung. À bientôt.
Quelques minutes plus tard, me voilà déjà reparti avec ma meilleure amie la canne, sur le trottoir goudronné en direction de mon petit chez-moi. Autant vous dire dès le début qu'il n'a rien d'exceptionnel.
C'est un simple appartement implanté comme les autres dans la petite ville qu'est Daegu, cette dernière étant située dans le sud de la Corée du Sud. Des murs décorés de manière basique par mon meilleur ami qui vit avec moi depuis l'accident, une cuisine, deux chambres, une salle de bains, un tapis dans l'entrée qui manque de me jeter par terre à chaque fois que je rentre, et des toilettes. Vous voyez, tout ce qu'il y a de plus banal.
Une fois arrivé à destination, je trouve rapidement la poignée qui sort de la porte et m'empresse de la tourner pour rentrer en veillant bien à lever les pieds pour éviter de m'éclater le nez contre le sol à cause de cette affreuse carpette qui campe devant. Mais à mon plus grand étonnement, elle n'y est plus.
Merde.
— Je peux savoir où tu étais ?
J'aurais dû m'en douter. Si ce foutu tapis n'est pas à sa place quand je rentre, c'est parce que Namjoon le retire à chaque fois que je sors sans le lui avoir dit, pour me faire comprendre qu'il le sait avant même que l'entièreté de mon corps ne passe la porte.
Foutu meilleur ami.
— J'ai essayé d'aller à Venise, mais mon radeau a coulé.
— Tu te trouves drôle ?
Je soupire en levant les yeux au ciel, avant de complètement rentrer dans l'appartement.
— Un peu ? C'est bon Namjoon, je vais bien. Trois bras, deux jambes, un torse, un pénis, un nez, une bouche, et pas d'œil. Tu vois, rien n'a changé.
— Tu viens de comparer ta canne à un bras là ?
— Bah, faut bien lui donner un titre méritant, c'est elle qui traîne dans les merdes de chien et qui se sacrifie pour éviter que je marche dedans.
Je hausse les épaules l'air de rien avant de me diriger vers Namjoon une fois débarrassé de ma veste en jean et de mes baskets. Sa voix grave et posée me parvient directement depuis le salon.
— T'as failli mourir combien de fois aujourd'hui, Taehyung ?
— Hm, deux. Un cycliste m'a bousculé en me faisant descendre sur la route et juste après une voiture était à deux doigts de m'offrir un billet gratuit pour les Enfers.
Un lourd soupir répond à mes confessions tandis que je pose mon fessier sur les coussins moelleux du sofa, juste à côté de Namjoon.
— Parfois, j'ai l'impression que tu le fais exprès. Je t'ai déjà dit d'y aller avec moi, et même si tu ne veux pas marcher à mes côtés, je peux rester en retrait !
— Oui papa, mais là je n'ai pas envie. C'est bon, lâche-moi avec ça et fais-moi un câlin plutôt.
L'un des soucis quand vous devenez aveugle, c'est qu'il faut sans aucun doute vous attendre à une forte baisse de votre autonomie, ou à sa disparition totale pour certains cas.
Mais moi, je n'ai pas envie qu'on me pouponne, ni qu'on me prenne pour un enfant chétif, ni qu'on me suive en permanence. J'ai perdu la vue, oui. Mais je ne suis pas en sucre, je peux très bien me débrouiller tout seul.
— T'es qu'un idiot, Kim Taehyung, vraiment.
— Je t'aime aussi.
Sans attendre sa permission, je trouve facilement le chemin de ses bras, et je viens m'y blottir agréablement en laissant ma joue reposer contre son torse chaud. Je ne le lui dirai probablement jamais, mais je suis heureux et soulagé qu'il soit avec moi depuis que cette malédiction m'est tombée dessus. Sa présence me rassure plus que je ne veux l'admettre. Et ça fait du bien.
Lorsque la nuit pointe le bout de son nez à l'extérieur, plongeant le salon dans une noirceur à laquelle je suis déjà habitué, Namjoon me tapote l'épaule pour que je me redresse et que nous allons faire la cuisine ensemble.
— Demain, je vais t'emmener manger chez Mee.
Namjoon, qui remue le riz en train de cuire, vient de soudainement prendre la parole d'un ton direct, signe qu'il ne me laisse pas le choix.
— Mais j'y vais presque tous les jours !
— Rectification, tu y vas de temps en temps et tu prends juste un chocolat chaud à 16h. Tu sais, ça lui ferait plaisir si tu allais y manger, pour de vrai. Déjà que tu ne suis même plus tes cours par correspondance ! Tu passes ton temps à l'appartement à ruminer et à toucher à tout.
Ma planche à découper recouverte de légumes coupés en carré, j'avance vers l'emplacement de Namjoon avec précaution pour verser le tout avec le riz. Je hausse les épaules d'un air désinvolte suite à ses paroles, continuant de faire ce que je fais.
— Je sais ça. Mais les études par correspondance et par voie orale, c'est compliqué à suivre. J'aime l'art, mais soyons réalistes, lui et moi, c'est une histoire d'amour avec un cul-de-sac au bout, tant que j'aurai ces yeux-là.
— Tu dis ça pour plus bosser tes cours là ? On t'a donné l'opportunité de pouvoir étudier ce que tu désirais, alors fonce.
— Mais j'ai plus la même motivation qu'avant, c'est tout. À quoi bon essayer d'apprendre des cours dont je ne pourrai jamais me servir ? Qui voudra d'un aveugle dans son entreprise, sérieux ? Alors oui, je veux faire une pause dans mes « pseudo » études à cause de ça, parce qu'au bout du compte, j'aurai rien à la fin. Je préfère profiter. Et pour Mee, si j'y vais de temps en temps, c'est parce que j'aime bien aller me promener dehors aux alentours de son restaurant, et quand je passe devant, elle m'invite pour le goûter. D'ailleurs, tu sais qu'elle achète du cacao exprès pour mes chocolats ?
— D'accord. De toute façon, ça reste ton choix, je le respecte. Fais comme tu veux. Et oui, je sais, Taehyung. Et je sais aussi que Mee a toujours été avec toi depuis ce qu'il t'est arrivé. Elle t'aime, alors fais-moi plaisir et va manger chez elle demain midi.
Être aveugle m'a en quelque sorte éloigné de la société, dans le sens où je me suis renfermé sur moi-même, persuadé que personne ne peut me comprendre.
Mes amis – que je peux compter sur le bout des doigts – ainsi que mon père et ma belle-mère, que je ne vois que très rarement comme ils ne vivent pas ici, sont les seuls êtres à qui je témoigne un semblant d'affection. C'est donc tout naturellement que je hoche la tête vers Namjoon pour lui signifier mon accord.
Il m'arrive de penser parfois que je me comporte comme un monstre avec autrui. Je fuis ceux qui m'aiment – sauf Namjoon qui, lui, est beaucoup trop collant, pour mon plus grand bonheur – ou je parle de manière froide et sèche pour qu'on me laisse tranquille.
Oui, je suis terriblement insociable, c'est vrai, mais à quoi bon faire un effort envers les autres alors qu'ils vous traitent comme si vous étiez sans arrêt atteint de la peste ?
C'est ce que je pense du monde. Tous des enfoirés et des abrutis qui ne se soucient que de leur minuscule nombril du moment qu'il ne leur arrive rien. Du moment que rien ne vient chambouler leur petite vie tranquille.
Mais ça c'était avant lui.
Avant Jeon Jungkook.
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