Inithil
La jeune fille termina son tour de scène par une petite mélodie à la flute, enjouée, presqu'ironique, comme pour souligner la dernière pique de sa chanson. Quelques applaudissements enthousiastes, mais clairsemés lui répondirent. À cette heure de la matinée, l'auberge était presque déserte.
Baste ! se dit Inithil, ça me paiera au moins le déjeuner.
Comme s'il avait lu l'esprit de celle qui l'accompagnait, Rhawloss, le grand tigre blanc, leva la tête avec un grognement interrogatif.
— Non, monstre ! Tu as déjà mangé hier.
Avec un gros soupir, il reposa sa tête à côté de la chaise de sa maîtresse. La serveuse, une gamine filiforme qui avait fait deux pas en arrière lorsque le tigre avait bougé, jugea qu'elle pouvait s'approcher sans trop de risque et apporta à Inithil de quoi se restaurer.
— Tu... tu es là pour le mariage ?
Inithil la regarda ; eût-elle été humaine, elle aurait probablement le même âge que cette jeune fille. Elle lui sourit.
— Oui, pour le mariage et le couronnement. Je suis arrivée hier soir, par-delà la Mer Étroite.
Dans un navire rempli de courtisans puants – certains littéralement – venus assister au triomphe de la civilisation kelenari, à la pacification d'une des plus anciennes marches, se retint-elle d'ajouter.
Elle attaqua son déjeuner et, de sa cuillère, montra la chaise en face de la sienne.
— Tu es Wirith, n'est-ce pas ? Assieds-toi un instant.
La serveuse jeta un œil inquiet sur son père, qui préparait déjà les plats du midi. Il hocha la tête et elle s'assit, jetant un regard nerveux sur l'immense masse poilue couchée de l'autre côté de la table.
— Raconte-moi.
***
Le mariage qui s'annonçait était plus qu'un beau mariage : c'était un mariage royal. Littéralement. La cité portuaire de Foithanc, capitale du minuscule duché du même nom, avait été capitale d'un beaucoup plus grand royaume – celui de Belisandar, avant la chute de celui-ci, il y a près de cent années. Et aujourd'hui, c'était comme une renaissance, avec le retour de Berangorn, deuxième du nom, fils du dernier roi en date – Berandar, mort en exil – et petit-fils de Berangorn le Grand, fondateur du royaume.
Le premier roi avait d'autres surnoms, bien moins flatteurs : il avait mené l'unification de son royaume à la rude. À l'époque, il ne s'agissait guère plus que des terres frontalières, des marches sans foi ni loi aux confins des territoires kelenari, dernières parodies de civilisation avant la barbarie des Ylech, les monstres sans visages qui reniaient la bienveillante gouvernance des dieux et des prêtres.
Berangorn, premier du nom, n'avait pas pris de gants pour s'assurer de la fidélité de ses sujets : otages, représailles, décimations. Sans oublier le mariage très arrangé – certains diront « forcé » – avec une princesse Eylwen, dans le but avoué d'assurer à son royaume une descendance immortelle. Ça ne lui avait pas réellement réussi : à sa mort, son fils s'était avéré plus à l'aise avec les arts qu'avec la politique et les dissensions internes avaient eu raison du royaume.
Mais ce nouveau Berangorn semblait disposé non seulement à restaurer le royaume, mais également à en bouleverser les habitudes. Sa victoire contre les dernières forces ylech s'était soldée, non par le massacre coutumier, mais par une retraite des ennemis – retraite que l'on disait négociée par le futur roi. Rien que ce fait faisait grincer des dents parmi les plus traditionalistes.
De plus, Berangorn se distinguait par des idées peu conventionnelles. Il faut dire que, si on en croyait sa geste – sa Légende – et les variantes plus ou moins fantasques qui s'y greffaient, le prince avait eu une jeunesse agitée, à commencer par un exil dans les îles plus ou moins pirates des Archipels du Levant. S'y ajoutait une vie de mercenaire dans les marches, qui lui avait apporté – outre un lot de faits d'armes qui aurait suffi à un corps d'armée entier – une approche très pragmatique à un certain nombre de problèmes sociaux et un désintérêt pour le protocole qui confinait au mépris.
Cette approche l'avait parfois desservi, notamment dans ses relations avec les puissants monarques kelenari qui auraient pu le soutenir, mais elle avait fait merveille avec la plupart des seigneurs locaux, à commencer par ceux de la fort prospère cité-État de Belsorien, qui avait fini par se rallier à sa bannière – en échange d'avantages commerciaux non négligeables.
Et puis il y avait sa future épouse, Daeithil : une prêtresse de haut rang – que l'on pressentait même pour entrer prochainement au Haut-concile – initiée de Eyrindil, la très sulfureuse déesse de l'amour. Une mystérieuse Eylwen à la beauté aussi grande que son passé était trouble et que l'on disait plus à l'aise l'épée à la main qu'à la cour. Ces deux-là s'étaient bien trouvés – dans des circonstances que les diverses Légendes rendaient plus rocambolesques les unes que les autres – et personne ne doutait de leur amour.
Ce qui ne voulait pas dire que tout le monde s'en réjouissait.
***
L'été au bord de la Mer Étroite étant ce qu'il est, le mariage était prévu pour la soirée et toute la ville faisait la sieste, écrasée sous la chaleur. Inithil tentait de faire de même dans la relative fraîcheur des écuries – le patron de la taverne n'était pas très enthousiaste à laisser un tigre des neiges se balader dans les étages et, de toute façon, aucun cheval n'était hébergé.
« Tentait », car, dans la petite ruelle attenante, on menait grand bal : bruits de pas multiples, entrechocs métalliques, chuchotements peu discrets. Pour un peu, elle se demanda si la parade nuptiale n'avait pas commencé sous son unique fenêtre. Elle risqua un œil par l'ouverture, prête à vertement tancer la horde.
Elle se félicita d'avoir regardé avant de râler. La troupe assemblée dans la ruelle ressemblait précisément à cela : une troupe en armes – surtout des arbalètes et quelques lance-dragons – et en armures discrètes, sans signe distinctif, marmonnant des consignes à voix basses d'où surnageaient les termes « basilique », « retranché » et « pas de témoins ».
À ce dernier terme, Inithil lança une injonction mentale à son tigre, qui commençait à grommeler :
**Rhaw, non ! Discret.**
L'animal n'était pas une flèche – sauf quand il s'agissait de manger ou de protéger sa maîtresse – mais il comprenait des concepts simples. Il ponctua sa mauvaise humeur d'un soupir bref.
Inithil avait beau avoir l'air jeune – et, techniquement, elle était à peine plus qu'une adolescente – elle sillonnait les routes depuis une bonne décennie. Elle avait donc appris à reconnaître un coup fourré quand elle en voyait un et celui-ci lui paraissait de taille plus que conséquente. Des invités respectables ne se pointaient pas à une noce en arborant un tel arsenal avec l'intention de ne faire valser que des jupons.
Elle se mordit la lèvre ; d'un côté, elle était venue là pour assister à un mariage et un couronnement, pas à un massacre et un coup d'état, mais de l'autre, elle était un peu toute seule dans ses bottines, même en comptant Rhawloss. L'animal était un – très gros – chaton ; il faisait le poids face à une poignée de bandits, mais pas contre une troupe de mercenaires surarmés.
Mais son hésitation ne dura guère qu'un ou deux battements de cœur. Elle lança au tigre l'injonction de la suivre en silence et fila vers la porte de l'écurie.
La ruelle était déjà vide ; elle s'en doutait un peu et devina que les conjurés étaient partis vers la basilique, au centre de l'enceinte principale de Foithanc. Inithil s'élança à leur poursuite, mais en passant par les chemins de traverse. Riche idée d'être venu repérer les lieux ce matin, pensa-t-elle, Rhawloss trottant à ses côtés.
Traversant les faubourgs à grande vitesse, le duo arriva bientôt en vue d'une des portes menant vers la ville proprement dite. Inithil réprima un juron – du genre qu'on apprenait en compagnie des mercenaires et des marins – en constatant qu'il n'y avait là nulle trace de ses poursuivants, mais un trio de gardes en tenue d'apparat.
Les trois troufions semblaient rôtir sous leur cuirasse rutilante, rehaussée d'un plastron aux couleurs de la maison royale ; un instant, Inithil les prit en pitié. Elle s'avança vers le groupe, Rhawloss légèrement en retrait à ses côtés. Si elle ne pouvait rien faire, peut-être que la garde pouvait déjouer l'attaque à temps ?
— Hola, la garde ! J'ai une information très importante !
— Quel genre ?, demanda celui qui portait le plumet jaune des sous-officiers.
— J'ai vu des hommes en armes dans les faubourgs ; pas des gardes réguliers. Et ils parlaient d'aller vers la basilique.
L'esprit d'Inithil, habitué à sentir les mensonges et les pensées coupables, sentit une pointe de tension, alors que les soldats se regardaient brièvement avec l'air de novices pris à manger un jour de jeûne. Le sous-officier tenta de faire bonne figure et répondit d'une voix calme :
— Quel genre d'hommes en armes ? Combien étaient-ils ? Et qui es-tu donc ?
Inithil choisit d'ignorer la dernière question et répondit :
— J'en ai vu une vingtaine, mais ils sont peut-être plus ; sans uniforme apparent, mais avec des armures légères sous de grands manteaux, pas vraiment de saison. Ils portaient des arbalètes et quelques lances-dragons.
— Je vois, dit le sous-officier. C'est grave, en effet. Je vais rédiger un message pour la sécurité du prince, viens dans mon bureau.
La main sur son épée, il désigna la petite porte dans le mur d'enceinte, qui menait au poste de garde proprement dit. Inithil fit mine de s'y diriger, puis démarra vers la ville, tout en lançant :
**Rhaw, pousse !**
Le tigre bouscula sans ménagement les deux gardes, l'un tombant au sol et l'autre donnant de la tête contre le mur, puis il bondit sur le sous-officier, posant ses deux pattes sur ses épaules. Le garde eut le temps de contempler l'intérieur de la gueule du félin, tel un abysse plein de dents, avant de voler en marche arrière dans le petit bureau.
Inithil serra les dents ; derrière elle, beaucoup de hurlements, des feulements et un bruit de mobilier concassé. Si son intuition, nourrie par les bribes de culpabilité des gardes que son esprit entraîné avait capturées, était fausse, elle allait le payer très cher. En attendant, elle courrait à toutes jambes vers la basilique qui surplombait la ville, Rhawloss sur ses talons.
***
Debout devant la statue de sa déesse, Daeithil priait. Son oraison n'était pas la simple formule répétée par les novices : via l'Arbre-monde, elle pouvait réellement communier avec sa déesse, ou du moins un de ses messagers proches. Dans le cas présent, Eyrindil elle-même lui avait accordé sa bénédiction, avant de laisser son serviteur conclure la cérémonie.
À côté d'elle, le vénérable Keiranth communiait lui aussi, mais de façon plus classique. Son titre était « Grand-diacre de la basilique », ce qui était l'équivalent d'un intendant civil ; il avait certes été choisi en grande partie pour sa foi, mais il n'était pas à proprement parler un religieux. Cela faisait plus d'un siècle qu'il s'occupait du lieu de culte avec – et parfois contre – les autorités qui s'étaient succédées dans la ville depuis l'exil de l'ancien roi. Quinze gouvernements différents depuis la chute du royaume ; Foithanc n'avait pas été un endroit très calme, durant tout ce temps. L'arrivée de Berangorn en numéro seize, mais surtout en tant que prétendant légitime au trône, l'avait d'abord quelque peu effrayé, puis le vieil homme avait été conquis par les actes.
Mais déjà, Daeithil faisait le dernier salut de sa prière et se retournait vers lui. Il sourit à celle qui serait bientôt sa reine et qui était déjà sa prêtresse préférée – même si le culte d'Eyrindil avait une réputation plus que sulfureuse.
— Je suis prête, Keiranth. La cérémonie peut commencer.
— Tu m'en vois ravi, mais je pensais que le prince nous aurait rejoint pour les prières...
— Il avait d'autres engagements. Et puis Berangorn a une approche, disons... plus mystique de la religion.
— Hmpf. Autant dire qu'il n'en a cure.
Daeithil prit un air contrit, mais Keiranth sourit et poursuivit :
— Ne t'inquiète pas, de ce que j'ai vu de lui, je sais que c'est un homme bon et je préfère largement les mécréants vertueux aux dévots retors. Tant qu'il...
La phrase de Keiranth fut interrompue par un râle bref et le bruit d'une lance tombant sur le marbre. Instantanément, ses réflexes de combattante revinrent à Daeithil, qui ajusta sa vision pour percer la pénombre qui recouvrait encore l'intérieur de la basilique. Les deux gardes de faction à l'entrée étaient au sol, sans doute morts. Entre les colonnades décorées pour l'occasion et les bancs, plusieurs silhouettes hostiles avançaient, leurs lames reflétant la pâle clarté des quelques candélabres.
— Quel est ce sacrilège ?, cria le grand-diacre.
Daeithil tendit le bras pour lui interdire d'avancer ; elle entendait les rumeurs de combat en dehors du bâtiment. Un rapide contact mental : Berangorn était indemne. Pour le moment, c'est tout ce qui comptait.
— Protège le sanctuaire !, dit-elle à Keiranth. Je sais ce que je dois faire.
***
— Ça va ?
Berangorn arrivait de nouveau à respirer normalement. Il contempla les trois impacts sur sa poitrine et hocha la tête :
— Il faudra que je remercie l'artisan qui m'a réalisé cette cuirasse : pour de l'apparat, c'est de la belle ouvrage.
Ardanoth approuva. Sa propre tenue ne comptait que quelques lacérations – et beaucoup de sang, mais pas le sien. D'autres, beaucoup d'autres, n'avaient pas eu cette chance et la grande esplanade de la basilique ressemblait à une boucherie.
Marendhilien les rejoint. Le colosse à la barbe rousse – il avait consciencieusement fait teindre les quelques poils gris qui avaient l'outrecuidance d'y pointer – avait lui aussi essuyé quelques tirs : deux ou trois traits saillaient encore de sa cape, sans qu'il y prête trop d'attention.
— C'est bon, les gardes ont évacué tous les civils et le sanctuaire de Naerithil s'occupe des blessés.
— Au moins ça, merci. Et toi ?
— Pff, ça a à peine traversé. Bon, on fait quoi, maintenant ? Ces crevures tiennent les abords de la basilique et ils sont bien armés.
— Ardanoth, tes éclaireurs ?
L'ancien mercenaire – comme tous les trois – était le chef des Éclaireurs de Belisandar, ce qui se rapprochait le plus d'une troupe d'élite. Elle était célèbre dans une bonne partie des marches et des terres kelenari pour ses tactiques non conventionnelles. Ce qui impliquait notamment d'ignorer consciencieusement certaines règles tacites de la guerre. Ou des ordres directs, d'ailleurs.
— Je crains qu'ils n'aient fait fi des consignes royales concernant les armes.
Berangorn avait expressément demandé que les combattants laissent le plus gros de leur quincaillerie dans les arsenaux, pour éviter qu'une parade trop martiale ne renforce la conviction de ceux qui le voyaient encore comme un conquérant plus ou moins soudard.
— Je l'aurais parié. Envoie-les nettoyer les toits.
— C'est comme si c'était fait !
— Par contre, pour la basilique...
Marendhilien prit un de ses airs taquins. De ceux qui impliquaient des plans idiots, des destructions à grande échelle ou, le plus souvent, les deux.
— J'ai bien une idée, mais je ne suis pas sûr qu'elle te plaise.
Il pointa du doigt le carrosse, outrageusement décoré, qui aurait dû emmener les mariés pour une parade dans la ville. Berangorn se prit à rire :
— J'ai détesté cette abomination sur roues dès que je l'ai vue. Autant qu'elle serve à quelque chose !
***
Daeithil abattit le candélabre sur le crâne de son assaillant – le troisième. Il en restait encore autant et le pauvre accessoire, fondu dans un métal plus élégant que solide, n'était clairement plus en état d'estourbir qui que ce soit. Elle souffla.
— Félicitations, princesse guerrière !, lança une voix moqueuse. Tu es bel et bien à la hauteur de ta réputation, mais c'est maintenant fini.
Daeithil vit, comme dans un brouillard, la silhouette faire un geste dans sa direction et les deux derniers sbires lever leur lance-dragon. Mais ce n'était pas exactement la fatigue qui obscurcissait la vision. Et celle qui répondit n'était plus non plus entièrement Daeithil :
— J'allais le dire, maudit !
Elle se redressa et canalisa l'énergie de l'Arbre-monde dans ses paumes, tendues vers l'avant.
***
Propulsé par une demi-douzaine de combattants très énervés, au premier rang desquels le futur monarque en personne, le carrosse, agrémenté d'une collection spectaculaire de décorations supplémentaires – principalement des traits d'arbalète, mais aussi deux agresseurs pas assez rapide pour en esquiver la charge – avait fini sa course dans la barricade improvisée qui barrait l'entrée du péristyle de la basilique. Le reste de la troupe avait suivi, à peine dérangé par les tireurs des toits, qui avaient fort à faire face à des Éclaireurs déchaînés.
— Sympa ta petite fête, mais j'aurais pensé que tu aurais attendu la fin de la cérémonie pour ouvrir le bal !
Suivant son habitude, Ardanoth donnait l'impression de s'amuser comme un petit fou dans la mêlée, plantant une hache dans le crâne d'un adversaire, récupérant son arbalète au vol pour l'utiliser contre un autre et, plus généralement, semant terreur et destruction sur son passage avec une impression de facilité terrifiante. Par opposition, le style de Berangorn conciliait académisme et pragmatisme, avec une grande économie de geste.
— Si ça ne te fait rien, j'aimerais d'abord sauver Daeithil avant de penser à la rigolade !
— Ne te fais donc pas de souci pour elle ! Tu la connais, elle sait se débrouiller toute–
À cet instant, la porte de la basilique vola en éclat, comme sous l'action d'un immense souffle, accompagné par une lumière intense.
— – seule ?
— Bon sang !, hurla Berangorn. Une Arcane majeure ! Elle doit être complètement épuisée. Hardi ! Nous devons percer !
***
L'entrée de la basilique ressemblait plus à une auberge après une bagarre générale qu'à un respectable lieu de culte. Les bancs étaient éparpillés comme du petit bois au vent, les tentures qui masquaient les vitraux avaient été en partie arrachés, faisant entrer le lourd soleil de l'après-midi.
Là, dans un rayon de lumière, Daeithil gisait, prostrée.
— Bien essayé, princesse. Mais je m'y attendais.
Le dernier assassin, seul survivant de son groupe, surgit de derrière un pilier et s'avança, lentement. Il sortit son épée, la leva et l'abattit vers la tête de la prêtresse.
Métal contre métal, le tintement retentit longuement sous les voûtes. L'assassin regarda un instant, interdit, la jeune fille qui venait de s'interposer, bloquant la lame de ses deux cerceaux d'acier doré. Derrière la masse de cheveux blancs en bataille, des yeux d'un magenta profond – teinte que l'on ne rencontre en général que chez des individus multi-millénaires – brillaient de détermination.
D'un rapide mouvement du poignet, Inithil renvoya la lame sur le côté et s'élança, forçant son adversaire à reculer de deux pas. L'homme pesta entre ses dents ; il faillit lancer une imprécation plus articulée, mais la sale gamine poussa son avantage, l'obligeant à se défendre. Du coin de l'œil, il vit Daeithil se traîner vers l'arrière de la basilique.
Il n'avait plus beaucoup de temps, il devait se débarrasser de cette furie – et vite. En quelques passes, il jaugea son adversaire : elle était rapide et audacieuse, mais elle manquait de souffle ; en plus, ses armes étaient très efficaces en défense, mais peu dangereuses. L'assassin enchaîna alors une série d'attaques en force ; aucune n'était destinée à aboutir, mais en les contrant, Inithil s'épuisait un peu plus, jusqu'au moment où il put suffisamment écarter les anneaux de métal pour loger un puissant coup de pied dans le ventre de la jeune fille, qui alla s'écraser dans une corbeille de fleurs.
Derrière lui, les bruits de la bataille s'amenuisaient ; il n'avait aucun doute sur l'issue finale, puisque ses incapables d'associés n'avaient pas réussi à tuer Berangorn, ni même à le blesser sérieusement. Tant pis ! Il restait encore un espoir de sauver cette mission du fiasco total. D'un pas décidé, il franchit le cercle symbolique qui séparait le profane du sacré.
Keiranth avait beau n'être que grand-diacre, le titre s'accompagnait de quelques pouvoirs. La plupart d'entre eux ne s'appliquaient que dans le sanctuaire – les dieux aiment que leurs maisons soient bien tenues. En franchissant le cercle, l'assassin n'eut guère le temps de faire le moindre geste hostile : il se sentit comme soulevé du sol, puis immobilisé. En face de lui, les traits du vieil homme s'étaient faits plus que menaçants : il était l'incarnation de la colère divine.
— Cela suffit, maudit ! Quitte ce lieu...
Il leva la main et l'assassin accomplit le trajet inverse dans la basilique sans toucher le sol et à grande vitesse.
—... À l'instant !
Berangorn et Ardanoth, qui venaient de pénétrer dans le bâtiment, s'écartèrent à temps pour laisser passer le bolide. Pas Marendhilien ; l'assassin le percuta de plein fouet, ce qui fit reculer le géant d'un pas.
— Hé, bé..., commenta Ardanoth.
— J'allais le dire, répondit Berangorn.
***
— Aïe ! Mais tenez-lui les jambes !
— GRAWAAOOORRRRR !
— Aaah, le tigre ! Abattez ce tigre !
— Lâchez-moi, bande d'abrutis !
Les retrouvailles entre Daeithil et Berangorn, tous deux indemnes, mais épuisés, avaient été interrompues par un spectacle qui tenait à la fois de la pantomime et du montreur d'animaux. Six gardes essayaient de retenir une frêle jeune fille, couverte d'éclats de bois, tout en tenant à distance un tigre dont la robe blanche et – surtout – les babines étaient maculées de sang.
— On peut savoir à quoi vous jouez ?, demanda le prince à ses gardes.
Berangorn avait encore son épée à la main et, entre sa forte carrure qui se découpait dans la pénombre et sa voix de royauté pas contente, à peu près tout le monde se calma instantanément – même Rhawloss, qui lâcha la cuisse d'un des gardes et s'assit.
— Euh, on en a capturé un autre, seigneur ! Enfin... une.
La principale intéressée allait prendre la parole quand Daeithil s'avança :
— Cette jeune fille m'a sauvé la vie. Elle a arrêté la lame de l'assassin.
Inithil ferma la bouche et hocha vigoureusement la tête. Elle échappa à l'étreinte des gardes, très relâchée pour le coup, et fila vers Rhawloss, qui lui donna un grand coup de langue affectueux.
— Et je suppose donc que cet animal est avec toi, ce qui explique les quelques corps déchiquetés que mes gardes ont trouvé derrière la basilique.
— Oui, monseigneur, répondit la jeune fille en esquissant une révérence.
— Quel est ton nom, toi qui a sauvé ma promise ?
— Inithil Melminyo. Et voici Rhawloss. Je suis conteuse.
Berangorn sourit.
— Eh bien Inithil, tu es l'invitée d'honneur à notre mariage. Cela devrait te donner de quoi conter.
Le prince s'en fut, confiant la jeune fille à sa future épouse. Il avait des choses à réorganiser. La cérémonie serait quelque peu retardée, sans doute écourtée, mais il n'allait pas laisser une poignée de malveillants ruiner son mariage.
Il ne vit point l'étrange regard que Daeithil et Inithil s'échangèrent longuement. Peut-être même que seuls les dieux le virent, ce regard qu'ils pensaient avoir tout fait pour éviter.
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