Chapitre 16. D'Arkho.
Nous sommes installés dans la cuisine devant un repas comme je les aime. Je suis un carnivore et j’ai un appétit d’ogre. Enfin presque, ces sales bêtes sont stupides et mangeraient n’importe quoi, même des trolls.
La nourriture recouvre la table, en majorité de la viande bien saignante. Viktor prévoit toujours une tonne de bouffe et la tient au chaud toute la nuit. Nous sommes assez nombreux, neuf Gargouilles à sustenter, ça fait beaucoup. Surtout qu’on ne passe jamais tous en même temps à table. Nos horaires varient selon nos missions. Pour le moment, je suis seul avec Cassie et le cuistot dans cette grande pièce accueillante.
— Allez sers-toi. Il faut faire honneur aux recettes de Viktor. Tu verras, c’est un chef.
— Je sais, j’ai déjà eu le bonheur de goûter ces merveilles. Mais je n’ai pas vraiment faim.
Elle me répond en serrant ses bras autour de son corps. Je remarque alors des traces sur sa peau. Des bleus en formation, des griffures, et aussi la coupure sur sa joue. Mon enthousiasme retombe un peu.
Merde, je plaisante, la taquine et l’invite à manger comme si on avait un rendez-vous au lieu de la réconforter au sujet de sa mésaventure dans les bois.
— Oh… tu devrais quand même reprendre des forces, tu as été bien secouée là dehors.
Je suis mal à l’aise et je scrute les plats à la recherche d’un trésor qui pourrait lui rendre son sourire.
Viktor s’approche, pose une main paternelle sur son épaule et lui verse une tasse de thé. Cassie sursaute, ne l’ayant pas entendu arriver, puis se redresse. Elle fait mine de rien, mais son teint a pâli.
— Voilà un bon thé chaud avec du miel, ça remettra vos émotions à l’endroit, lui souhaite-t-il.
Elle le remercie d’un sourire et prend entre ses doigts la tasse, pour les réchauffer et se rassurer en même temps.
J’entame mon dîner, remplissant mon assiette de viandes et de pâtes froides. Je devrais aussi manger de la verdure bien que ce ne soit pas ma préférence. Mais le regard de Viktor me certifie que si je fais l’impasse, je vais le regretter. Il essaie toujours de nous transformer en lapin.
— Alors..., débute-t-elle. Tu vas m’expliquer ce que tu es ?
La jeune femme face à moi prend une gorgée de thé après avoir soufflé doucement sur le dessus pour refroidir un peu le liquide.
— Bon, tu veux savoir quoi ? je demande entre deux bouchées.
— Commence par ce que tu es ?
— Une Gargouille.
Elle grimace devant la platitude de ma réponse.
— Et ? … Ça représente quoi d’être une gargouille ? Votre origine, votre nature ? Votre rôle ?
— Mmh… t’a-t-on déjà parlé des légendes sur les gardiens de pierres, perchés sur les gouttières des églises, dans l’ancien temps en Europe ?
— Un peu, ma grand-mère paternelle aimait les légendes. Elle m’en racontait le soir. Mais… c’était avant sa mort, il y a longtemps.
Elle se tait un instant, la tristesse passant dans son regard. Ses souvenirs la troublent.
— On dit qu’elles empêchent le Mal d’entrer dans les lieux saints, reprend-elle.
— Oui. Mais à part une histoire qui est relatée encore de nos jours à Rouen en France, les humains ne connaissent rien de nous. Rien de vrai.
— Raconte ! m’ordonne-t-elle.
Elle tente de paraître assurée avec un regard qu’elle espère sûrement autoritaire. Mais, moi je la trouve juste mignonne. Comme un petit chaton qui voudrait ressembler à un tigre. Comme si elle pouvait m’impressionner en ne pesant que la moitié de mon poids et que je combats tous les jours des démons bien plus terribles qu’elle.
— Okey, j’étire le mot autant que mes lèvres. Bien chef !
Froncement de sourcils, menton rejeté vers le haut, moue boudeuse, j’adore la taquiner, elle ne se rend pas compte qu’elle est sexy quand elle se fâche. Autant profiter des petits plaisirs de la vie si on doit faire un boulot routinier, car jouer au baby-sitter ou garde du corps ne m’enchante pas.
— Bon… au Moyen-âge, l’obscurantisme et le mal ont pris de plus en plus de pouvoir et de place dans la société humaine. Pour contrer celui-ci, les anges se battaient jour après jour, mais les démons étaient plus forts, vicieux et dévastateurs. Ils étaient submergés par le nombre et presque vaincus. Les Églises ont gagné en importance, le peuple les construisant partout. Les édifices augmentaient en taille de façon phénoménale, grandissant en proportion de leur peur.
Je me ressers en viande, elle est savoureuse et saignante comme je l’aime. Si je dois parler, je ne me priverai pas de mon apport en fer et protéine pour autant.
— À Rouen, un démon Dragonifère ravageait tout. Les humains ont une légende sur cet événement. Les anges leur ont laissé croire volontairement que c’est un de leurs saints qui a réussi l’exploit de le soumettre. Une vérité arrangée pour rassurer le peuple, au lieu de leur expliquer que la guerre était presque perdue pour le Bien. Les anges ont décidé de tenter une autre approche.
— Un dragon ?
Cassie fascinée par mon récit, prend finalement une orange. Ses doigts fins et élégants épluchent le fruit de façon systématique. C’est amusant ce toc, on dirait qu’elle a besoin d’ordre même en mangeant.
— Oui, comme dans les légendes avec Saint Georges, je réponds. Enfin ce mec était un lourd, vraiment prétentieux. Mais c’est une autre histoire ça.
Je hausse les épaules puis continue en pointant du doigt la direction du ciel.
— Donc, les envoyés à plumes ont décidé de le capturer au lieu de le détruire. Puis, ils l’ont soumis en liant son âme à la cathédrale et en l’enchaînant physiquement aux murs de l’édifice. Ainsi ils ont réussi à l’obliger à obéir et à se retourner contre son propre camp.
— Heu… Comment ont-ils pu le garder sous leurs ordres ?
— Ils ont utilisé des sorts de haut vol et du sang angélique. Celui d’archange pour leur puissance.
— Oh… je ne suis pas compatissante envers lui, non, car j’ai trop vécu des horreurs de leur part. Mais… c’est dur d’être contraint.
Cassie a un regard vide et triste. Comment peut-elle être aussi empathique après avoir été maltraitée toute sa vie ? À sa place, je serais à vouloir voir tous les démons morts et ayant souffert le plus possible avant de crever. Pas de pitié, jamais. Oui, je suis un peu vindicatif et j’ai la vengeance mauvaise. Je suis comme ça.
— Ne le plains pas. Ce Dragonifère était une pourriture. Il a résisté toute son existence contre son esclavage et a tenté à plusieurs reprises de briser ses chaînes et de retourner vers le Mal.
— D’accord, et donc c’est la première gargouille ?
— Oui, pour le maintenir à leur service, le sort ou la malédiction, appelle ça comme tu veux, le gardait sous forme de pierre le jour pour cacher sa nature démoniaque et sa présence aux humains. La nuit, il reprenait forme et devait se battre contre ses anciens frères.
Viktor continue à me fournir en nourriture et Cassie boit son thé. Notre conversation pourrait paraître banale vue de l’extérieur, à part son sujet. Presque une scène de la vie courante. Je me marre en nous imaginant dans une série américaine. La Gargouille et la Rêveuse… et l’homme à tout faire. Manque juste les faux rires ajoutés.
— La première expérience ayant été un succès, les anges l’ont répétée partout en Europe. Les humains avaient des protecteurs invisibles.
— Mais pas consentants, affirme mon joli vis-à-vis.
— Nan, c’est vrai. Mais, avec le temps, leurs conditions se sont améliorées.
— Et comment ? Un esclave reste toujours un esclave, même dans une cage dorée.
Sa réflexion me met les nerfs, je ne veux pas cogiter trop loin, car ça remettrait ma vie en question et j’en suis heureux comme ça.
— Ils ont fait des compromis. Ces démons apprivoisés ont eu la possibilité de prendre forme humaine et de se mélanger à la race qu’ils protégeaient.
— Mélange, répète-t-elle surprise.
Elle picore des fraises qui sont apparues comme par magie devant elle. Le cuisinier est un vrai roublard. Même quand on résiste à ses plats, il trouve toujours le moyen de présenter le plat ou la petite douceur qui nous fera craquer. Et Cassie a succombé à la tentation. Ses doigts fins et élégants apportent les fruits juteux et bien rouge à sa bouche. Je suis un instant troublé par ses lèvres charnues humidifiées par le jus sucré. Je me racle la gorge pour reprendre contenance et arrêter de baver. Il ne faudrait pas qu’elle remarque mon intérêt, ce ne serait pas judicieux.
— Oui, je balance avec un sourire salace et un jeu de sourcils. Vivre normalement et engendrer des petits avec les femmes humaines a été l’Argument décisif pour les rallier et jurer fidélité au camp d’En Haut.
— Des enfants ? Une famille ?
— Yep. Je suis de la quatrième génération. Les mâles sont toujours des Gargouilles, les femelles sont humaines. Toujours.
— Seulement quatre générations ?
— Oui, bien que nous avons de gros besoins sexuels nous ne sommes pas très fertils, je lui réponds avec un sourire coquin aimant voir sa réaction choquée et déstabilisée se peindre sur son visage. La première avait une espérance de vie éternelle — et certains vivent encore en France en ce moment —, la seconde et la troisième ont vécu entre sept cent cinquante et six cents ans. La nôtre, nous supposons que nous serons quand même à plus de quatre ou cinq fois plus que les humains. C’est la dilution du sang de démon qui nous rend plus mortels.
— Ohhh…
— Mais nous avons des avantages non négligeables. Pas de maladies, pas de véritable vieillesse et pendant le Sommeil, nous nous régénérons.
— Vous soignez vos blessures quand vous êtes sous forme de statue ?
— C’est ça.
— Comme je vous envie, soupire-t-elle.
— Ne le fais pas, chaque aube nous apporte une mort quotidienne. On se noie sous la pierre.
Je hais cette étape obligatoire de ma condition, surtout cette sensation de subir, de ne pas pouvoir combattre ou pouvoir tenter quelque chose. Toute résistance entraîne une douleur supplémentaire. Nous sommes pieds et poings liés par la fatalité.
— Non, me contre-t-elle en secouant la tête. Je supporterai beaucoup pour avoir le privilège de soigner mes blessures chaque jour. Je guéris et cicatrise si lentement.
Cassie soupire et jette un œil vers ses poignets qu’elle tourne vers moi. Ils sont bleus sur presque dix centimètres de large.
Merde ! Des traces de doigts.
Je m’étrangle en comprenant que son agresseur n’est autre que moi. Je n’ai pas contrôlé mes pulsions sexuelles ni mes forces et je l’ai meurtrie. La nourriture forme un bloc dans mon estomac, les remords me rongent.
— Merde ! Je suis vraiment désolé pour ça. Je ne voulais pas te faire de mal. Ma nature est revenue à la surface et j’ai oublié ma mission et qui tu étais. Je te jure que ça n’arrivera plus jamais.
— Mais tu l’as déjà fait. Comment être certaine que ça ne se reproduira plus ? Je subis des attaques de ces monstres depuis l’enfance. Et toi ! Qui est censé être mon protecteur, tu es aussi dangereux que mes ennemis ! Tu es comme eux. Ton sang a la même origine, tu es en partie un démon.
Son regard contient un mélange de déception et de frayeur qui me frappe en pleine poitrine. Je n’ai pas souvent des regrets. Je suis même fier comme un gamin de mes conneries. J’assume, je suis une tête brûlée. Par contre, ces marques sur sa peau sont une vraie claque.
Comment lui donner confiance en moi si je l’agresse à la moindre occasion, à la plus petite montée en adrénaline ou d’excitation ?
— Je te le répète, je lui assure les yeux plongés droit dans les siens. Je ferai désormais attention. Ça ne se reproduira plus. Je le jure sur mes ancêtres.
— Comment te croire ? Tu descends de démons, le mensonge est leur passe-temps favori.
— Je peux promettre sur Damabiah et ses plumes bénies, si tu le désires. Son courroux sera effroyable si je me parjure.
Ses hésitations me mettent mal à l’aise. Je n’ai pas l’habitude d’être considéré comme un méchant.
— Vas-y, promets.
Elle peut être assez directive, je trouve. Mais cette fille me plaît, ses ordres me donnent envie d’être meilleur. Par contre, je suis dans la merde car dès qu’elle exige quelque chose de moi, ma queue se dresse au garde à vous. Elle voudrait, elle aussi subir sa volonté. Je rêve de partager certains moments avec Cassie, mais c’est interdit. Dam m’écorcherait sur place si j’osais poser ne serait-ce qu'un doigt sur sa peau douce et veloutée. Ce que j’ai déjà fait en plus. S’il l’apprend, je vais me retrouver épinglé comme un papillon sur le mur du grand salon. Pour l’exemple. Nous pouvons coucher avec les humaines, mais les Rêveuses, et plus encore les Equill, sont intouchables. C’est la Loi.
— Je jure sur les Saintes plumes de Damabiah que jamais je ne lèverai la main sur toi, que jamais je ne te blesserai physiquement ou moralement. Tu es sous ma protection et tu ne risques plus le moindre mal ni d’un autre ni de moi.
Mon serment, le regard plongé dans le sien, se met en place. Je sens un frisson descendre le long de ma colonne et une marque apparaît sur mon poignet. Un tatouage de feu qui me brûle violemment pendant quelques secondes. Je serre les dents pour ne pas gémir.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Cassie en se penchant vers moi.
— C’est la preuve que ma parole a été entendue et que je ne pourrais pas renier mes dires. C’est un tatouage, fixé à jamais dans ma peau.
— Tu as eu mal ?
Son inquiétude me fait relever les yeux vers elle. Je suis surpris de sa compassion, elle qui n’a pas confiance en moi. Elle tend la main et frôle le dessin rouge et brûlant.
— Un peu, mais c’est supportable.
— Je ne savais pas que tu aurais une marque…
— Ne t’inquiètes pas, c’est juste un rappel de mes obligations. C’est dans ma nature.
Je hausse les épaules, en apparence serein, et je lui montre mon autre bras recouvert de dessins noirs.
— Tu vois, ceux-là représentent mes serments aux anges et à leur cause. Je ne suis pas surpris de ta marque, sauf qu’elle est de l’autre côté.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro