Chapitre 10. Cassie.
— Oh ! Parti, il a toujours quelqu’un à rencontrer, ou à qui parler, ses nuits sont chargées et le continent est vaste. Il doit veiller sur les Rêveurs d’une côte à l’autre.
— C’est beaucoup pour un seul, comment fait-il ?
— Il y a trois heures de décalage entre l’Est et l’Ouest. Il est rapide et son murmure est porté par le vent. Il suffit qu’il se perche sur un point en hauteur pour pouvoir atteindre tous les Rêveurs qui se trouvent dans une même ville. Et malheureusement, vous êtes si peu nombreux que c’est facile de vous joindre tous, ajoute-t-elle en secouant la tête et me tendant la main pour m’aider à me lever.
— À ce point ?
— As-tu écouté les nouvelles du monde, là où tu étais ?
J’acquiesce pour lui signifier que je pouvais aller en pièce commune quand j’étais « calme » et que je ne parlais plus de ce que je voyais dans le noir. Ce lieu de rassemblement à l’origine pour resociabiliser les patients n’était plus qu’un endroit où surveiller ceux-ci et tester leur traitement. Les crises et les bagarres n’y étaient pas rares. Je n’aimais pas m’y retrouver, mais au moins j’avais la lumière des grandes baies vitrées et la télévision. Une autre sorte de fenêtre vers l’extérieur.
— Oui, de temps en temps, pourquoi ?
— Plus le mal empiète sur le bien en tuant les Rêveurs ou en les traumatisant suffisamment pour qu’ils ne fassent plus que des cauchemars, plus le monde part à vaux l’eau. Les guerres, les famines, la misère et les inégalités…
— C’est ce qu’il se passe ?
— Que Dieu nous vienne en aide… mais je pense qu’il a entendu nos prières, car on vous a trouvé à temps.
Son visage s’éclaire d’un sourire lumineux, les quelques rides s’effacent sous la bienveillance de son expression.
Je ne lui dis pas ce que je faisais au moment où ils sont arrivés. Le désespoir m’a poussé à une tentative pour échapper à la situation, et heureusement elle était vouée encore une fois à l’échec. Je ne m’en plains pas, il me semble que j’ai peut-être une chance d’éprouver enfin la paix ou du moins un soutien de la part de mon entourage.
Nesa me dirige vers la salle de bain, nous y entrons et je suis estomaquée par la grandeur de celle-ci. Moi qui n’ai connu que la petite pièce d’eau à la maison et les douches aseptisées de l’hôpital me retrouve dans une merveille de faïences et de marbre. Il y a une baignoire sur pieds et une douche séparée, d’immenses miroirs et une collection de flacons de savons. Je ne sais plus où donner de la tête.
Ma compagne ouvre en grand le robinet et de la vapeur commence à se répandre autour de nous. L’atmosphère se réchauffe et j’ai le tournis, me forçant à trouver un siège.
— Voilà, dans quelques instants, vous irez vous détendre dans l’eau bien chaude et ça vous fera du bien.
Elle se retourne et me voit. Je dois avoir l’air d’un fantôme, car elle se précipite.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiète-t-elle en me prenant les mains.
— Juste la tête qui tourne, de la fatigue sans doute.
— Pauvre petite ! Quelques heures de sommeil ne vous ont pas remise en forme. Allez vite dans l’eau.
J’hésite à retirer mes vêtements, les doigts crispés sur la blouse grise fournie par les infirmiers chaque jour. Mes bras portent des marques de griffes et de morsures, mais ces cicatrices ne sont pas très visibles. Les fines rayures se voient à peine, tout le contraire de celles qui se trouvent sur mon épaule gauche et mon dos. Mon cœur se sert d’appréhension, ma poitrine est comprimée, j’ai du mal de respirer. Et pendant ce temps, cette brave dame me prépare le bain, ajoutant des sels parfumés dans l’eau, sortant des serviettes à l’aspect moelleux et doux et papotant de tout et de rien.
— Mais, vous n’êtes pas encore déshabillée !
— Non, je… ça me gêne de…
— Que je suis bête, mais oui, vous voulez être seule, avoir un peu d’intimité.
Elle vient me câliner en passant ses bras autour de moi et me tapote les dos. Ca me déstabilise, je me rappelle mon père qui me serrait contre lui le soir quand je pleurais. Depuis sa mort, plus personne ne s’est donné la peine de me consoler.
— Je vous laisse et je vais demander le petit-déjeuner. Je reviens dans vingt minutes voir si tout va bien.
Elle sort avant que je puisse lui dire merci. Sa compréhension de mes sentiments me fait un bien fou. Elle s’est retirée sans me questionner, sans insister sur ce que je ne veux pas partager ou m’imposer des règles de conduite. Ici, pas d’observateur scrupuleux qui vérifie que je ne me blesse pas, que je ne tente pas de me tuer, pas de réflexions sarcastiques ou moqueuses sur mes gestes. Je peux enfin ôter cet uniforme sans couleurs et informe. Sans un regard vers le reflet du miroir, je plonge un pied dans l’eau puis tout mon corps. La chaleur détend complètement mes muscles. Je pourrais rester à jamais immergée dans ce monde liquide et agréable. Les yeux fermés, mes bras flottant à la surface, je me délasse et laisse mes pensées voguer. Beaucoup de questions sont sans réponse.
Les Rêveurs pourchassés par les démons, dont les Equill sont une sous-espèce rare. Est-ce que je suis humaine ? Mes « dons » sont-ils réels ? Pourquoi moi ? Que suis-je sensée faire ? Juste rêver ou y a-t-il autre chose que cet ange ne m’a pas révélé. Il n’a pas terminé, est devenu vague et n’a pas expliqué qui est vraiment D’Arkho.
*****
Je suis prête quand la gouvernante revient, enserrée dans une serviette de bain géante. Elle me tend une tenue basique, un T-shirt à manches longues jaune vif et à formes géométriques et un jean taille basse. Ils sont à ma taille et neufs. Auraient-ils été acheter spécialement des vêtements pour moi ? Cette attention délicate m’amène des larmes au bord des yeux. Je les retiens et serre contre mon cœur le tas de tissus, respirant le parfum du neuf.
— Je vous rejoins dans quelques instants, merci.
— Pas de soucis, il y a quelques petites choses que je dois ranger en vous attendant, me répond-elle en évitant de scruter ouvertement mes cicatrices.
Je ressors assez vite et la retrouve dans la chambre.
— Venez, je vous fais visiter en vous montrant le chemin de la cuisine.
Nous empruntons un long couloir recouvert de tapis et décoré de tableaux. Ils sont superbes et doivent être de grandes valeurs. Suit un escalier que nous descendons l’une derrière l’autre, je ne sais plus où donner de la tête à tout observer. Le manoir est gigantesque, luxueux et calme. Très calme.
— Mais… Y a-t-il quelqu’un à part nous ?
— Le personnel de maison est présent. Les Gar… les garçons sont sortis.
Son hésitation est bizarre, qu’a-t-elle voulu dire ?
— Les garçons ?
— Oui, les gardiens des Rêveurs. Le manoir est leur point de chute, ils y vivent, se rassemblent ici. Leurs entraînements se font derrière ces portes.
Elle me désigne un double battant de bois ouvragé à notre droite.
— C’est leur salle de musculation, juste à côté se trouve une pièce pour leurs réunions où ils discutent des missions que Damabiah leur donne.
— Tout ça à l’air très... professionnel.
— Presque militaire, me confirme-t-elle. Ils sont très sérieux, c’est dans leur nature. Enfin, presque tous.
Elle sourit, sûrement à la pensée de quelques frasques de l’un d’eux. Son rôle dans la maison ne doit pas être cantonné à celui de gouvernante, plutôt celui d’une mère qui veille sur toute une flopée de petits.
Nous arrivons dans une grande pièce très claire servant de cuisine et lieu de vie. Les meubles brillent de propreté et les casseroles sont suspendues au mur au-dessus des plaques de cuisson. La table en bois marin au milieu doit pouvoir accueillir un nombre impressionnant de convives.
Un homme au fourneau nous tourne le dos. Il a l’air d’avoir une cinquantaine d’années, cheveux grisonnants et un petit ventre rebondi. Il doit faire honneur aux plats qu’il cuisine. En nous entendant arriver, il se retourne et amène une assiette.
— Bonjour jolie demoiselle ! Asseyez-vous, et mangez. Je suis Viktor, cuistot et homme à tout faire. Bienvenue parmi nous.
Mon estomac gronde pour le saluer, et nous rions.
— Bonjour, merci de votre hospitalité.
Je me jette sur la nourriture, les œufs brouillés et le pain frais sont délicieux. Je ne peux pas me retenir de manger vite. À l’institut psychiatrique, les plats étaient immondes ou fades selon les jours. Et nous ne devions pas traîner, en quinze minutes, tout devait être fini, où les assiettes nous étaient retirées, quelles que soient les circonstances ou les excuses.
Quel bonheur d’être ici ! J’ai une petite boule dans le ventre qui reste, infime pensée que tout ceci ne soit qu’un rêve, que d’un moment à l’autre tout redeviendra comme avant. Que je me retrouverai dans ma chambre où les monstres n’attendent qu’une chose, c’est que j’ouvre les yeux sur leurs horribles faces et leurs griffes. J’ai cette peur dans le fond de mon être que ce ne soit qu’un mirage.
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