" Il pourrait représenter un danger mortel pour ton entourage. "

Les paroles d'Eoin étaient ancrées dans l'esprit de Mari, au point qu'elle n'arrivait plus à s'en défaire. Elle possédait un pouvoir qui lui avait valu d'être repérée par des monstres hideux, et de devoir faire ses adieux à sa famille. Elle procéda alors à un récapitulatif des savoirs qu'elle avait acquis depuis son départ de Tokyo.

Premièrement, elle était la réincarnation d'une jeune française nommée Anastasia White, qui avait mis fin au conflit entre anges et démons. Elle ne ressentait aucune liaison avec cette personne pour autant, ce qui l'inquiétait. Un autre sujet était source d'inquiétude ; la cohabitation entre deux êtres. Elle n'était pas Anya, mais sa réincarnation. Si l'adolescente venait à retrouver les mémoires de cette personne, les siennes en seraient-elles effacées pour autant ? Continuerait-elle d'exister ? Mari Manaka et Anastasia White étaient deux personnes différentes. L'une était une héroïne, l'autre une simple adolescente persécutée par des monstres. La jeune fille se sentait écrasée par les responsabilités entraînées par son identité. Il y avait un fossé, voire une crevasseㅡ non, un gouffre entre elles. Mari n'avait rien accompli d'héroïque. Telle était la différence.
Et pourtant, on avait placé sur ses épaules un poids immense. Elle était chargée de retrouver un démon dont elle ne connaissait que le nom, et vaguement le visage qu'elle avait aperçu lors d'une vision, sans même être sûre qu'il s'agissait de lui. Pour ce faire, elle devait trouver un moyen d'interagir avec les dieux, mais la seule chance qui s'était présentée à elle s'était envolée aussi vite qu'elle était apparue. La déesse Artémis avait laissé une forte impression à la jeune fille, qui n'avait pas eu le cran de lui poser une simple question. L'aura qui l'entourait marquait nettement la différence entre mortels et divinités. De plus, Mari avait appris des membres du sanctuaire que la déesse n'aurait pas eu le temps de répondre à sa question ; elle était en effet la seule à se préoccuper du sanctuaire et de ses disciplines, car son frère Apollon ne venait les voir que très rarement. L'emploi du temps de la déesse de la lune était chargé, et il lui était difficile de rendre visite aux humains.
Quant aux autres dieux, c'était une autre affaire. On lui avait affirmé qu'Artémis elle-même parlait de ses congénères à chaque fois qu'elle venait ici. Certains étaient vraiment occupés, d'autres l'étaient un peu moins et passaient le plus clair de leur temps à se divertir en ce bas monde parmi les Hommes. Leur aura ne trompait point un disciple du temple, lui affirmait-on, mais les autres humains étaient incapables de savoir qu'ils fréquentaient des dieux.
Après avoir accumulé ces connaissances, la jeune fille avait pris une décision. Elle ne pouvait pas rester indéfiniment au sanctuaire. Bien sûr, cette idée qui lui avait envahi l'esprit avait été atténuée par les mots d'Eoin.
Elle avait un pouvoir. Les monstres n'allaient sûrement pas la laisser se promener à sa guise dans le monde sans prêter attention au fait qu'une proie leur passait sous le nez. Cependant, avec ce pouvoir, commencer son voyage pour aller à la rencontre des dieux devenait possible.
Néanmoins, elle était incapable de le contrôler. Ce fut la principale raison pour laquelle son voyage fut retardé. Enfin, elle n'y prêtait pas grande attention. Les préparatifs de son voyage n'étaient pas encore faits, et elle devait trouver une personne en particulier qui pourrait l'aider.

Une voix légèrement ennuyée la sortit de ses pensées.

- Tu comptes traîner dans ta chambre combien de temps ? Je commence à avoir des doutes sur ta motivation.

Elle reconnut immédiatement cette langue de vipère.

- Tu as toujours la langue bien pendue, pour quelqu'un qui se jette dans les bras d'une fille.

- Je t'ai dit d'oublier ça. Et pour ta gouverne, j'essayais juste de te protéger, et je le regrette amèrement maintenant.

Elle soupira avec un sourire amusé.

- Minute papillon. Je préfère mettre mes lunettes, c'est un entraînement.

- Tu as des lunettes ?

- Je suis myope. Je porte des lentilles de contact parce que c'est plus discret, et surtout plus pratique, mais j'ai une paire de lunettes pour le sport où tout ce qui peut porter à risque.

- Quel risque tu veux qu'il y ait ?

- Est-ce que tu connais la sensation d'avoir une lentille qui fait trois fois le tour de ton œil à cause d'un corps inconnu qui s'y est malencontreusement glissé ?

- Non, et je n'en ai franchement pas envie.

- Alors laisse-moi retirer mes lentilles.

- Ça va, je t'attends sous le Grand Saule.

Mari se dirigea vers la salle de bain pour en ressortir avec ses lunettes noires. Eoin lui avait proposé de s'entraîner à maîtriser son pouvoir avec Ian, puisqu'il avait également eu quelques problèmes au commencement. 
Elle se dirigea vers la cour extérieure où le jeune homme était supposé l'attendre, au pied du gigantesque saule pleureur. Ses rameaux d'argent, si longs qu'ils en effleuraient l'herbe verte, brillaient avec ardeur. La jeune fille s'en approcha, écartant les rideaux de feuilles qui occultaient le tronc noir orné de lierre blanc velouté et de lichen doré. Le jeune homme faisait face à l'arbre, une main posée sur son écorce.

- Tu ne crois pas aux dieux, hein ?

Elle leva les yeux, observant la lumière du soleil qui lui parvenait à travers l'épais feuillage.

- C'est compliqué. Je ne crois que ce que mes yeux voient, et ce qu'ils voient doit pouvoir être expliqué par la science. Tout ce qui se passe actuellement me paraît absurde.

- Je suppose que c'est quelque chose que je ne peux pas comprendre, puisqu'on m'a appris à croire aux dieux depuis ma naissance. Même après avoir vu Artémis, tu n'y crois toujours pas ?

- Je ne peux pas dénier qu'elle existe, mais.. tout en elle est inexplicable. C'est déconcertant. Imagine que tu apprenais du jour au lendemain que les dieux n'existent pas. Tu serais sûrement perdu. Enfin, si les dieux existent et qu'elle est la seule à s'inquiéter de ce qui se passe ici, alors elle est la seule à posséder les caractéristiques d'une déesse telles qu'elles sont décrites dans la mythologie.

- Et moi qui croyais que les japonais étaient un des peuples les plus croyants. En parlant de ça, je croyais aussi que les japonais ne parlaient pas un mot d'anglais, mais tu le parles couramment.

- Pas couramment. C'est assez cliché, ce que tu dis. Les individus diffèrent partout.

- Je suppose. Bien, pour en revenir à l'entraînement.. il leva la tête vers la cime du saule, ça peut aller très vite comme très lentement. La partie la plus difficile n'est pas de comprendre comment utiliser ton pouvoir. C'est de savoir quelles sont ses faiblesses, ses limites ; tes limites.

- D'accord.. mais comment je l'utilise ?

- Essaie de visualiser un courant, une onde, n'importe quoi tant que tu vois quelque chose se propager. Essaie de stopper les ondulations des branches du Grand Saule. Tu es capable de stopper le temps, donc tu peux sûrement faire en sorte que le vent ne souffle plus.

Elle hocha la tête, et se tourna vers l'arbre tandis que son regard se perdit dans le vide.
La propagation d'une onde, de la fumée, d'un colorant dans l'eau. Une expansion continue. L'Univers. Mari sentit soudainement des pétillements, tels des vibrations, une sorte de crépitement parcourir tout son corps. Cette énergie affluait en elle, et l'entourait tel un halo, faisant onduler ses cheveux comme si une légère brise  les soulevait. Elle devenait de plus en plus forte, si bien que la jeune fille sentit sa conscience dériver peu à peu. Son poignet fut brusquement saisi, la faisant cligner des yeux. Une onde de choc fut émise de l'emplacement de l'adolescente, balayant les rameaux du vieil arbre et la végétation.

- Réveille-toi !!

La voix puissante de Ian venait de la ramener à la réalité. Elle regarda autour d'elle. Tout était figé. Les feuilles projetées en arrière. Les ondulations de l'eau à la surface de l'étang. Le vent. Plus un son ne se faisait entendre. La panique saisit la jeune fille.

- Reste calme. Tu ne vas qu'empirer les choses.

- T-Tu.. tu n'es pas figé ?

- Non, mais l'île entière l'est. Qu'est-ce que tu as visualisé pour en arriver là ?

- L'Univers...

- Tu ne pouvais trouver plus simple ? Tu es vraiment tordue... se moqua-t-il.

- Je n'arrivais pas à visualiser autre chose !

- Tu arrives à visualiser quelque chose qui n'a pas de forme et tu ne peux pas visualiser de la fumée ou autre chose ?

- Chacun ses goûts.

- Bien, tu as repris ton état normal. On va pouvoir reprendre et annuler l'arrêt du cours du temps.

" Est-ce qu'il essayait de m'aider à reprendre mes esprits en essayant de m'énerver ? " pensa-t-elle.

- Bien, tu vois l'étang là-bas ? Essaie de visualiser les ondulations de l'eau qui se sont figées, mais cette fois, visualise-les dans un espace clos, et surtout, fais en sorte qu'elles ne franchissent pas la limite. 

Inspirant profondément, l'image lui vint à l'esprit. Une goutte d'eau chutant dans une mare à la surface lisse. Les ondulations circulaires se propageant jusqu'aux bords de cette étendue d'eau, laissant d'infimes vaguelettes s'échouer sur ses contours rocheux sans les dépasser. Le crépitement, cette fois régulier, parcourut de nouveau l'adolescente, atténué.

- Bien, maintenant, visualise cette ondulation qui s'atténue jusqu'à disparaître.

La surface de l'eau redevient lisse. Mari sentit le vent balayer ses cheveux, et se tourna pour apercevoir qu'il en était de même pour les branches du Grand Saule. Elle soupira de soulagement avant de tituber, s'appuyant sur le tronc d'arbre afin de conserver son équilibre.

- C'est normal. Tu as utilisé une quantité de pouvoir affolante, cette fatigue soudaine n'en est que le contrecoup. Ton corps subit des répercussions lorsque tu dépasses tes limites. Tu sais comment invoquer et stopper cette capacité à contrôler le temps, mais tu ne sais pas la contrôler.

- Ce n'était pas bien ?

- Eh bien, je pense que si l'on pouvait construire la mare à laquelle tu as pensé, elle ne dépasserait pas dix centimètres de long. Il faut que tu arrives à trouver le juste milieu. Enfin, tu sais au moins quelles sont les caractéristiques de ton pouvoir maintenant.

Des informations prirent place dans sa mémoire, comme si elle les avait toujours connues, en ayant ignoré leur existence jusqu'à présent.

- La manipulation du temps et de l'espace. Elle permet d'arrêter le cours du temps et de créer des distorsions spatiales permettant de déplacer un objet à la vitesse de la lumière. Elle permet également de concevoir des failles spatio-temporelles, qui permettent un déplacement à travers l'espace et le temps.

Elle s'arrêta.

- Je pense que c'est hors de portée à mon niveau actuel.

- Tu as à peine découvert ton pouvoir. Ne sois pas impatiente.

- Pour la maîtrise du temps, je ne peux pas encore contrôler ce que je fige.. je peux juste déterminer une zone où le cours du temps s'arrête. Plus longtemps je visualise mon pouvoir, plus longtemps le temps sera figé. Pour l'espace, je peux créer de petites distorsions qui déforment l'espace autour de moi. Le point faible de ce pouvoir est que quiconque établit un contact physique avec son propriétaire pendant qu'il le visualise n'en sera pas touché par les effets.

- Tu vois, c'est plutôt rapide. Il ne reste plus qu'à apprendre à contrôler ce don.

- Merci.

- Tu n'as pas besoin de me remercier..

L'entraînement de la jeune fille dura quelques semaines avant qu'elle ne réussisse à contrôler son pouvoir pour la première fois.
Après avoir reçu les félicitations des disciples du sanctuaire, Mari se décida finalement à aborder Eoin. Le vieil homme comprit vite ce qu'elle voulait lui dire, et l'invita à le suivre sous le Grand Saule pour plus de calme.

- J'ai un objectif depuis longtemps, commença-t-elle, qui est celui de réussir à rencontrer un dieu pour retrouver une personne qui pourrait m'aider à retrouver les souvenirs d'Anya. La découverte de mon pouvoir était imprévue, mais maintenant que je peux le contrôler, je ne peux pas me permettre d'attendre plus longtemps... je ne vais pas pouvoir rester au sanctuaire éternellement. Je vous suis infiniment reconnaissante d'avoir pris soin de moi pendant tout ce temps, mais je ne peux pas rester indéfiniment... Je suis désolée--

- Tu n'as pas à t'excuser. Je savais que ce jour viendrait, puisque je connaissais déjà la raison de ta venue ici. Je sais que ton voyage ne peut pas être retardé plus longtemps, mais sache que la porte te sera toujours ouverte si tu dois revenir. Tu pourras devenir plus forte en ayant l'occasion d'utiliser ton don plus souvent, je suis certain que tu y arriveras. Sais-tu quand tu partiras ? Es-tu sûre de vouloir y aller seule avec Owain ? Tu pourrais attendre la visite d'Artémis ou Apollon pour trouver des alliés.. D'ailleurs, en parlant de notre familier, il ira avec toi quoiqu'il arrive. Il ne te laissera pas seule, mais son pouvoir a des limites.. c'est un voyage long et périlleux qui s'annonce pour toi.

À travers un écran de cristal, la déesse de la lune observait la scène avec un sourire bienveillant.

" Tu ne fais pas les choses à moitié, Mari. Je ne saurai trouver le temps pour venir à ta rencontre, mais je veillerai sur toi d'en haut. C'est ainsi que commence un long voyage. " pensa Artémis.

L'adolescente se tourna vers le vieillard. 

- Merci, Eoin, mais..

Elle affichait un sourire déterminé.

- ..j'ai pris une décision.

"Decretum."

Bonsoir :3 Ce chapitre a pris son temps, et j'en suis désolée, j'ai eu plusieurs blocages. En revanche, j'ai beaucoup d'inspiration pour les prochains qui devraient prendre moins de temps ( en fonction de mon emploi du temps ) :')
Merci de continuer à suivre cette histoire malgré son auteure maladroite :')
M.