Ils étaient dans la cour, sous un préau quasiment inutilisé par les élèves qui préféraient se prélasser sous le soleil. Et Lily sentait à nouveau la terreur se répandre dans ses veines, comprimer son cœur et la paralyser. Cette peur d'avoir perdu l'amitié d'Aselum à jamais.

Même s'il l'avait rassuré un peu plus tôt, l'adolescente ne pouvait s'arrêter de se faire des films, plus horribles les uns que les autres. Et face au regard froid que son meilleur ami lui lança, son cœur rata un battement.

Aselum s'appuya contre un mur, bras croisés, et attendit, ses yeux comme deux ice-berg plongés dans les siens.
- Je... Je... commença à balbutier Lily, jouant avec ses doigts, les faisant tourner l'un à la suite de l'autre, sans même s'en rendre compte.

L'adolescente dériva quelques secondes son regard vers celui de son meilleur ami, mais se ravisa aussitôt. Elle avait l'impression que le regard d'Aselum la gelait sur place.
- Je suis désolée... murmura faiblement Lily, sans oser relever sa tête.

Aselum continua de la fixer de longues minutes, sans ciller, avant de mettre fin à ce « je tourne autour du pot » qui s'annonçait.
- Lily, je me fiche de tes excuses. Si tu m'as ignoré, ce n'était pas juste pour m'emmerder ou alors je me suis trompée sur toute la ligne sur ton compte, mais je ne pense pas. Alors au lieu de chercher à t'excuser et au lieu de trifouiller dans ton cerveau pour mettre en ordre toutes tes pensées, dis-moi juste pourquoi. Pourquoi, Lily ? Qu'est-ce que j'ai fait ou qu'est-ce que je n'ai pas fait ?

L'adolescente ravala une nouvelle fois sa salive. Est-ce qu'elle devait lui dire ? Pour l'inconnu ? Ou devait-elle se taire sur son compte et juste lui exposer ses interrogations ? Sauf que des interrogations n'expliquaient pas un long mois de silence...

Et Aselum était tout de même son meilleur ami. Tout ce qu'avait dit l'inconnu à son sujet... Ça ne pouvait pas être vrai... Ce n'était pas possible...

Lily se mordit sa lèvre inférieur, fit tourner ses index comme si l'un était le soleil et l'autre la terre, puis se lança en inspirant un grand coup.
- C'est... C'est arrivé en juillet. Durant la nuit... Il y a eu...

L'adolescente se tut. Des larmes commençaient à conseiller ses yeux comme s'il s'agissait d'étoiles dans la voûte céleste.
- Je me suis réveillée. Je ne pouvais ni voir, ni parler, ni bouger. Et il y avait un inconnu... Dans... Dans ma chambre... Il m'a dit que je ne devais pas te faire confiance, que tu n'étais pas qui tu prétendais être, que... Que je n'étais rien pour toi...

La voix de la jeune femme se brisa sur cette dernière phrase, alors qu'elle gardait obstinément les yeux au sol.

Elle se sentait idiote.

Idiote d'avoir cru cet individu qui s'était comporté avec elle d'une telle manière.
Idiote de tout dire à Aselum sans savoir ce que l'étranger pourrait lui faire.
Idiote d'avoir toujours cette fichue angoisse à propos de si Aselum était oui ou non ce qu'il prétendait être.

Le jeune homme au cœur de ses tourments fronça les sourcils, puis s'approcha d'elle. Et d'une main sur son menton, releva sa tête pour accrocher ses yeux aux iris d'un vert éclatant de Lily.
- Cet inconnu... Tu pourrais me décrire sa voix ?

Lily baissa son regard, chipota avec ses cheveux, puis répondit d'une voix hésitante.
- Je... Je dirais... Sa voix paraissait irréelle... Mais elle m'était familière... Je ne sais pas... Sa voix faisait penser à un trou noir...

Aselum fronça encore plus ses sourcils.
-... Un trou noir ?

Lily releva ses yeux vers son meilleur ami et acquiesça.
- Parfois... Parfois, il y avait une variance... Parfois, sa voix était dénuée d'émotions et de vie, pareille à un robot...

Les prunelles d'Aselum se rétrécirent.
- Je vois... Je suppose que si la voix t'était familière, c'est que tu as dû entendre ce genre d'intonation par le passé... Mais pourquoi l'avoir écouté ?

Lily fut envahi d'un soulagement sans nom, comme si une brise emportait avec elle tous les soucis que son cœur retenait. Parce que sur le visage d'Aselum, il n'y avait aucun jugement. Il y avait même une certaine compréhension dans son regard. Parce qu'elle lui avait dit que la voix était familière ? Elle ouvrit, referma puis rouvrit sa bouche.
- La voix ne m'était pas familière comme si j'avais déjà entendu la même sorte d'intonation. Non... Je suis persuadée que je connais cette personne... Mais je ne sais pas qui elle est.. Mon instinct me dit juste que je connais cet inconnu. Et je l'ai écouté parce que...

La honte submergea l'organisme de la jeune femme. Elle avait écouté cet inconnu parce qu'elle était stupide. Voilà tout. Il n'y avait pas d'excuses à sortir. Lily ravala ses larmes.
- Je l'ai écouté parce que je suis stupide...

Aselum posa l'une de ses paumes sur la tête de sa meilleure amie.
- Tu n'es pas stupide. Tu as reconnu quelqu'un sans pouvoir poser un nom dessus ni même un visage. Et je suis persuadée que tu ne l'as pas juste écouté par stupidité. Tu es plus intelligente que ça, Lily. Alors pourquoi ? Pourquoi ne pas m'avoir parlé de ça plus tôt ? Ou à la limite, pourquoi ne pas en avoir parlé à tes parents ? Pourquoi ?

Lily sentit les larmes glisser sur ses joues. Son estomac, ses poumons, tout semblait serrer dans un étau de fer. Et sa voix sortit enrouée, comme si les mains la serraient, encore une fois, au niveau de sa gorge.
- Parce que j'avais peur. J'avais peur de ce que cet inconnu pourrait te faire, à toi et à mes parents, et j'ai encore peur. Et je ne veux pas inquiéter ma maman et mon papa, les larmes de Lily redoublèrent ; et parce que ce « je ne sais pas qui » m'a refait penser à plein de questions que je gardais au fond de moi... Tous les autres garçons sont morts, Aselum ! s'écria l'adolescente, les joues trempées.

Le jeune homme en face d'elle ferma quelques secondes ses yeux, comme s'il était résigné. Lily continua, sa voix de plus en plus intense.
- Ils sont tous morts, tous ceux qui ont essayé de me brutaliser quand j'étais enfant, et même tous les amis que j'ai essayé de me faire ! Arcshaël, Aura, Rik ! Ils sont tous morts, Aselum, tous ! Et toi... Toi...

Les yeux et le visage de l'adolescente était rouge. Rouge d'une colère qu'elle ne maîtrisait plus. Rouge d'une peine trop longtemps contenue. Et brillant, brillant de larmes, brillant de désespoir et d'incompréhension.
- Toi, tu as survécu ! Tu as survécu à cette espèce de malédiction, ou à ce je ne sais quoi, à ce monstre, cet inconnu, qui ravage ma vie et qui fait que je m'endors tous les soirs avec une terreur sans nom qui m'écrase ! Tu... Tu étais là dans le train, à l'attaque ! Et je ne sais même pas comment on s'en est sortit ! Le train allait à toute allure, il n'a pas pu s'arrêter ! Et la grande place... Comment est-ce que tu m'as récupéré, hein ? Balthazar... Il était là ! Juste devant moi ! Il venait de me tirer dessus ! Et il... Il t'aurait laissé aller, comme ça, sans rien dire, sans rien faire ?! Et... Et pourquoi tous les élèves de notre classe ont réagit comme ça quand ils ont su que nous étions amis ?!

Lily bougeait ses bras dans tous les sens. Elle craquait. Elle déversait tout ce qu'elle avait sur le cœur. Tout ce qui rongeait son âme depuis si longtemps. Tout ce qu'elle avait accumulé au fil des années. Tout explosait.

Aselum se recula, ses yeux écarquillés devant toute la souffrance contenue dans les paroles de sa meilleure amie. Elle avait retenu chacun de leur nom. Chacun des amis qu'elle s'était fait et qui était mort à cause de ça. Elle avait tant vécu de choses qu'elle ne pouvait plus en supporter. Un rien s'ajoutait au vase déjà trop plein, et faisait tout déborder.

Il lui devait des explications. Se taire au sujet de ces deux attaques, en espérant que Lily tournerait ainsi mieux la page, avait été une erreur.

Une grossière erreur.
- Pour ce qui est de l'attaque dans le train... Je t'ai prit dans mes bras et j'ai sauté du train déjà en marche. Heureusement pour nous, il y avait un tas de déchets et de vieilleries là où nous avons atterri, dont des matelas. C'est ça qui nous a sauvé. Et pour ce qui est de la grande place... Je n'en sais pas plus que toi... Je criais ton nom, encore et encore, jusqu'à te trouver. J'ai accouru vers toi, et c'est là que j'ai vu Balthazar. Je me suis figé. Et lui... Il souriait. J'ai entendu des sirènes de police, un branle-bas de combats, et je suis partit, toi dans mes bras. C'est vrai que Balthazar aurait pu faire quelque chose, comme tirer avec son pistolet vu qu'il en avait un, mais... Il n'a rien fait. Je ne sais pas pourquoi. Je n'en sais pas plus. Je suis désolé, Lily... Désolé que tu ais du vivre tout ça... Et pour la réaction des élèves... Je suis plutôt du genre a ne pas montrer mes émotions... Ce qui... D'ailleurs, est différent... Avec toi...

Aselum frotta l'arrière de son crâne, déviant son regard de celui de son amie, avant de reprendre.
— Et puis, tu me connais, avec mes doigts d'honneur et tout... Pour eux, je suis juste une brute sans émotions... Mais c'est juste ma manière d'être... Ma... Personnalité... Face aux autres... Ceux que je ne connais pas...

Aselum regarda à nouveau son amie, et esquissa un léger sourire, avant de s'emparer doucement de ses mains avec ses propres paumes, les enfermant dans une sphère de chair et de chaleur. Il serra un peu plus, afin de prouver à Lily qu'il était là. Et qu'il le serait toujours.
- Tout ce que tu as vécu... Je savais qu'il y avait une pseudonyme malédiction autour de toi et que des gens mourraient. Et même si je ne crois toujours pas à cette malédiction, je sais qu'il y a vraiment eu des morts. Et après les deux attaques... Et tout ce qui s'est passé... J'aurais dû t'expliquer dès le début comment les deux attaques se sont terminées.

Lily se précipita vers son meilleur ami et nicha sa tête dans son cou, sans chercher à lui faire de câlin. Elle voulait juste être prêt de lui. Se sentir en sécurité. Et d'une voix tremblante, elle s'excusa à son tour.
- Je n'aurais ja... jamais dû t'ignorer tout un mois et... et écouter cette personne, même... même si j'ai reconnu sa voix... Je n'aurais pas dû, je suis dé... désolée... Je suis déso... désolée... Je ne vou... Je ne voulais pas risquer de te... de te perdre... Tu... Tu es trop important. Je t'ai...

Une respiration difficile arriva aux oreilles d'Aselum, et celui-ci remarqua que Lily venait de s'endormir dans ses sanglots, emportant avec elle son dernier mot.

Aselum bougea ses bras, les leva à la hauteur de l'adolescente, dans un prémice de câlin, mais s'arrêta. L'un de ses bras retomba, l'autre plaça sa main au-dessus de la tête de Lily.
- Moi aussi, Lily, moi aussi...

Le jeune homme plaça ensuite son menton sur la tête de la jeune femme, réfléchissant à tout ce que cette dernière venait de lui livrer.
- Un inconnu...