
Chapitre 29
Thaïs
Nous suivons les garçons, qui refusent toujours de nous indiquer le lieu de notre repas, au sein des rues deauvillaises qui jouxtent la mer. Avec Zaïna, nous jouons à retrouver la Manche dans les interstices entre chaque édifice le long de la côte. Au détour d'une rue, Noé s'engage à l'arrière d'un bâtiment et s'arrête brutalement, avant de se retourner vers nous.
— Qu'est-ce que tu fais ?, l'alpague Zaïna.
Noé revient sur nos pas, revient dans la rue précédente, jette des coups d'œil furtifs à sa gauche, à sa droite, puis à nouveau à sa gauche, et revient vers nous en petites foulées.
— Couvrez-moi, les gars !, nous ordonne-t-il, avant de se précipiter vers la porte de l'arrière du bâtiment et de disparaître à l'intérieur.
Mais dans quel guêpier nous a-t-il fourrés ? Axel et Valentin ont l'air aussi alarmés que nous.
— La prochaine visite que vous aviez prévue, c'était celle du commissariat de Deauville, c'est ça ?, interroge ma meilleure amie, passablement affolée. Parce que si je me fais arrêter pour complicité d'intrusion dans je ne sais quel endroit privé, c'est la fin de ma carrière dans l'hôtellerie.
— Il doit y avoir une explication, tente de la rassurer Axel, tant bien que mal. Ok, Noé n'est pas le plus raisonnable d'entre nous, mais il n'est pas fou pour autant, si ?
— C'est ton pote, c'est à toi de me dire, rétorque Zaïna, de plus en plus stressée.
D'ordinaire, ce genre de situation m'oppresserait plus que n'importe quoi. Mais je commence à connaître Axel et Valentin. Même si les éléments semblent être contre nous, il y a sûrement une explication rationnelle au comportement de Noé. Et ce même si pour l'instant, j'ai la désagréable impression d'avoir fréquenté un pillard des temps modernes.
Quelques longues minutes plus tard, Noé pointe le bout de son nez dans l'entrebâillement de la porte, à notre grand soulagement. Il est toujours vivant, et il a réussi à faire le chemin à l'envers !
— Suivez-moi sans faire de bruit, nous intime-t-il en chuchotant, et ne posez pas de questions.
Sans un mot, nous nous exécutons comme un seul homme, sans savoir où nous mettons les pieds. Nous avons une confiance aveugle en Noé, même si cela semble défier toute logique. Nous débouchons dans un local poubelle mal éclairé, où plusieurs conteneurs à déchets sont alignés le long d'un mur dont la peinture est lézardée par plusieurs petites fissures. Noé entrouvre une autre porte, puis tout devient tout d'un coup plus clair et plus bruyant. Nous nous arrêtons, figés, pour prendre connaissance des lieux.
Autour de nous, une vingtaine de personnes s'agitent autour de plans de travail, de fourneaux, d'assiettes en train de dresser, et que sais-je encore. Je ne sais plus où donner de la tête. Chaque personne travaille sur un élément particulier. En tentant de faire le tour de la pièce du regard, je parviens à discerner, entre autres plats inconnus, la préparation d'une tarte normande, d'une confiture de lait, de coquilles Saint-Jacques, d'un poulet qui me fait saliver, d'une sole dont on découpe les filets, et j'entrevois au loin un plateau de fromage dont le Pont-l'Évêque ferait pâlir d'envie Noé. C'est l'heure du rush et nous ne pouvions pas mieux tomber, car un homme, surgi de la table de dressage des assiettes où s'agitent plusieurs cuisiniers, s'avance vers Noé, le sourire aux lèvres.
— Bienvenue dans le restaurant de mon oncle, le chef Aurélien Cardinal !
Aurélien Cardinal a la même carrure de rugbyman que son neveu. Je ne serais pas surprise de le voir effectuer un plaquage au SCO Rugby Angers, sur le stade près de la librairie du Nouveau Monde. Il porte assez élégamment une veste de cuisine, dont le col Mao dévoile les veines de son cou. Il a l'air d'être un bon vivant, quelqu'un qui aime recevoir (c'est mieux pour un restaurateur). Il a aussi le même sourire que Noé. D'un certain côté, sa ressemblance avec Noé me rassure, mais un je-ne-sais-quoi que je ne parviens pas à percer à jour chez lui me laisse perplexe. Il donne une accolade chaleureuse à son neveu, et je continue à les regarder tous les deux à la dérobée.
— Mon neveu préféré, s'écrie-t-il en effectuant avec lui un check si sophistiqué qu'il a forcément dû nécessiter de nombreux entraînements avant d'être réalisé avec une telle exactitude. Ça fait plaisir de te voir ! Ta rentrée s'est bien passée ?
— Disons que ce n'est jamais agréable d'apprendre qu'on n'est plus en vacances, mais c'est pour ça qu'on est là, pour fuir l'appel du devoir tant que c'est encore possible, explique Noé, résolu à profiter coûte que coûte de cette journée loin de nos facs respectives.
— Et tu as bien raison, l'approuve son oncle. Et comment va notre commissaire David Cardinal ? Toujours enfermé dans son bureau en train de bosser ?
À ces mots, mon sang ne fait qu'un tour. Le commissaire David Cardinal ? Pourquoi Noé et son oncle parlent-ils du policier en charge de l'enquête sur mon accident ? Je ne comprends rien, j'ai la désagréable impression d'être tombée dans un guet-apens.
— Papa fait aussi des enquêtes de terrain, proteste Noé, il n'est pas tout le temps enfermé !
Mon mauvais pressentiment se révèle être plus qu'une simple impression : le commissaire David Cardinal, qui était en charge de l'enquête sur ma tentative de suicide, est le père de Noé ! Mille milliards d'hypothèses s'entrechoquent dans ma tête, et la pire d'entre elles m'obnubile sans parvenir à disparaître : Axel est au courant pour ma tentative de suicide, il a découvert mon secret, Noé est au courant aussi, et sans doute Valentin également sous ses airs de faux gentil, et Axel souhaite me voir ployer à coup d'un ignoble chantage. Soit j'obéis à leurs directives pour leur donner de l'argent ou autre chose, comme l'a si bien insinué Chloé, qui n'était pas si folle que ça, soit Axel livrera mon secret à la police et c'en sera fini de moi.
J'ai du mal à respirer, je sens ce qui me paraît être des litres de transpiration descendre de la base de mon cou jusqu'en bas de mon dos. Je tente de déglutir, de reprendre ma respiration en silence, mais seul un mince filet d'air gagne mes poumons. Mes oreilles bourdonnent, et la voix atténuée de l'oncle de Noé s'élève jusqu'à moi.
— Mademoiselle, vous allez bien ? Est-ce que tout va bien ?
— Elle fait une crise d'angoisse !, s'exclame Zaïna en se précipitant vers moi.
Ma meilleure amie me soutient de ses bras, réclame Noé pour l'aider, et lui ordonne de nous emmener jusqu'aux toilettes les plus proches. Aurélien Cardinal crie quelque chose à Noé, mais je ne comprends pas et nous continuons à marcher. Je perçois des bruits de pas derrière moi, le tintement des couverts et des plats de la cuisine en fond sonore. Nous passons une porte battante, quittons la touffeur des cuisines, et poursuivons notre marche dans un couloir qui m'apparaît interminable, jusqu'à une nouvelle pièce, dont Noé ouvre la porte et où nous nous précipitons. Zaïna me fait asseoir par terre, arrache une poignée d'essuie-mains en papier du distributeur, et les humidifie en laissant couler l'eau froide du robinet dans le lavabo. Noé me donne la main. En général, les gens font ça pour me rassurer, mais je n'ai plus confiance en Noé depuis que je suis persuadée qu'il a livré mon secret à Axel et qu'ils comptent me menacer avec. Je ne me sens pas en sécurité, et quand Noé me serre la main, je fonds en larmes. Noé s'agite, embarrassé :
— Mince ! Thaïs, comment est-ce qu'on peut faire pour que tu ailles mieux ?
Zaïna se détourne du lavabo pour diriger son attention vers nous.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Je lui ai donné la main, et elle s'est mise à pleurer. Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Je ne sais pas comment gérer les crises d'angoisse, désolé.
Zaïna s'agenouille entre nous deux, pose l'agglutinement de serviettes mouillées sur mon front et le déplace avec des gestes lents. La fraîcheur me fait du bien, mais ce qui m'importe le plus à cet instant, c'est que Noé sorte d'ici. S'il n'a pas volontairement déclenché ma crise d'angoisse, j'ai le sentiment que tant qu'il reste avec nous, ce sera compliqué pour moi de reprendre mon souffle. Je crois que Zaïna et moi ne sommes pas amies pour rien, parce qu'elle s'interrompt pour congédier Noé.
— Merci de m'avoir aidée à l'emmener jusqu'ici. Je vais gérer, maintenant. Je suis habituée. On vous retrouve dans cinq minutes.
Noé se relève, s'exécute et quitte les lieux sans dire un mot. Aussitôt, mes larmes redoublent d'intensité et Zaïna m'entoure de ses bras.
— Ça va aller, tu vas prendre de grandes respirations, et tu vas t'en sortir, parce qu'on s'en est toujours sorti, d'accord ?
Elle pose ma main dans la sienne, et fait le décompte : inspirer quatre secondes, bloquer sa respiration quatre secondes, tout relâcher pendant quatre secondes. Jusqu'à ce que ça aille mieux et que mon souffle ne soit plus aussi saccadé, secoué par mes larmes. Zaïna me serre fort contre elle. Lorsqu'elle voit que ma crise se calme peu à peu, elle s'écarte, s'assoit en face de moi et garde ma main dans la sienne.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé, Thaïs ? Ça allait plutôt bien jusque là, non ?
Zaïna est la seule personne à qui je peux me confier. C'est la seule qui sait tout et qui reste quand même pour m'épauler. J'ai besoin d'elle plus que jamais. Je prends une dernière grande inspiration, et je dévide mes troubles en cascade.
— David Cardinal, le père de Noé, c'est le commissaire qui s'est occupé d'enquêter sur moi en juin. Il y avait aussi le lieutenant Mercier qui a interrogé Marceau, mes parents et d'autres personnes du lycée, mais c'est le père de Noé qui était en charge de l'affaire. Ils savent tout, c'est sûr ! Axel a dû soutirer des informations sur moi à Noé ou son père, et il a décidé de me fréquenter dans le seul but de savoir ce qu'il s'est passé. Il a tout découvert par lui-même, c'est sûr ! Le bal de promo, Gabriel, la voiture de ma mère, il est au courant de tout, et maintenant il veut tout révéler à la police ! Il va me détruire, il va m'enfoncer, dire que tout est de ma faute, révéler l'histoire avec Gabriel au grand jour, et tout le monde saura ! Ça me poursuivra toute ma vie ! Ça va finir par me tuer !
J'ai débité tout ça d'une traite. L'espace de quelques secondes, Zaïna semble consternée, mais elle reprend vite ses esprits.
— Thaïs, c'était une crise d'angoisse. Ce n'est jamais rationnel. C'est un empilement de faits concordants, certes, de pièces de puzzle qui ont l'air de s'emboîter, mais c'est seulement une illusion. Tu étais stressée, tu étais déjà angoissée à l'idée d'être angoissée pendant la journée, et ça a été ça ton déclic, parce que ça avait l'air logique. Mais c'est juste dans ta tête. C'est une illusion. Si Noé n'avait pas mentionné son père, il y aurait quand même eu un autre déclencheur plus tard, parce que tu avais peur. Tout ce que tu me racontes, ça a l'air logique, mais ça ne l'est pas. Il y a plein de choses qui ne collent pas. Tu as rencontré Axel à la librairie. Ce serait bizarre que ce soit un lieu mentionné dans le rapport d'enquête. Lors de votre première rencontre, il a été presque odieux. Et il n'a jamais évoqué ton accident. Il a toujours été gentil avec toi. J'ai vu comment il te regarde et te parle, que ce soit ici ou à la librairie de ta grand-mère. S'il avait de mauvaises intentions, on l'aurait vu depuis le départ. Tu me fais confiance, non ?
Zaïna n'est pas mon amie pour rien. Elle m'aime, me console, me conseille. Elle est là et sa présence suffit. Elle est la quiétude et la confiance. Sans elle, je ne pourrais pas m'en sortir. Après ses arguments sensés, ma crise d'angoisse n'est plus qu'un mauvais souvenir prêt à être chassé. J'ai été paranoïaque, comme d'habitude. Axel n'est ni un espion, ni un maître chanteur. C'est le garçon qui me plaît, et dès lors que nous sortons enfin des toilettes, nous le retrouvons en train de faire les cent pas dans le couloir. Dès qu'il constate que mon état s'est amélioré, il me rejoint et glisse ses mains dans les miennes. Zaïna esquisse un sourire et se place en retrait.
— Est-ce que ça va mieux ?
Axel s'avère sincèrement perturbé par mon absence momentanée. Je décide d'être honnête, moi aussi. Je n'ai pas envie de lui cacher ce que je ressens. Peut-être qu'un jour, je lui parlerai de Gabriel et de ma tentative de suicide, mais pour l'instant, je ne m'en sens pas prête. Je préfère y aller par étapes, poser mes jalons et voir comment je me sens par la suite.
— J'ai fait une crise d'angoisse mais je n'ai pas envie d'en parler tout de suite. C'est gentil de s'être inquiété pour moi, mais je m'en suis remise maintenant, je conclus en tentant d'accréditer mes propos d'un sourire forcé.
Rassuré, Axel nous apprend que le chef Aurélien Cardinal nous a réservé une table dans la salle de son restaurant, où d'autres clients déjeunent déjà, et où Valentin et Noé nous accueillent chaleureusement lorsque nous les y retrouvons. Lorsque je prends place à table entre Zaïna et Axel, une certitude s'impose à mon esprit : toutes ces émotions m'ont donné faim, et je croise les doigts pour que notre repas et l'après-midi qui s'ensuivra se révèle plus calme que ce matin tourmenté.
Bonjour tout le monde !!! 🙋🌞
J'espère que vous allez bien ! Voici, pour votre plus grand plaisir, un nouveau chapitre d'"Entre deux pages", avec le point de vue de Thaïs et une visite privée dans ses angoisses.
Alors, on est passé à deux doigts de la vérité, non ?
Comme d'habitude, n'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce chapitre pour l'instant et comment vous envisagez la suite dans les commentaires. N'oubliez pas non plus de voter en appuyant sur l'étoile. ⭐ On se retrouve bientôt pour un nouveau chapitre si celui-ci vous a plu.
Alice 😘💕
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