Axel

On a frôlé de peu la catastrophe. J'ai eu la peur de ma vie. J'ai bien cru que j'allais devoir faire une croix sur mon voyage en Espagne. Parce qu'une fois n'est pas coutume, lorsque Thaïs est réapparue dans mon champ de vision, j'ai totalement perdu le contrôle de la situation. Oubliés, le détachement que je m'étais recommandé pour mon enquête et les consignes exigeantes de Marceau. Je n'ai vu que Thaïs et ses yeux pétillants, et j'en ai omis le reste.

C'est un choc. Je redécouvre celle que je prenais pour une victime, une fille jolie mais sans plus. Thaïs, c'est une beauté brute. Elle n'a pas besoin de maquillage ou d'artifices pour se démarquer. Elle est là, avec ses yeux verts étincelants, sa peau diaphane, ses lèvres roses et ses cheveux qui virevoltent autour d'elle. Et là, c'est brutal, ça me prend aux tripes, c'est comme une gifle en plein visage. Elle est là et c'est tout mon monde qui change, qui prend des teintes vives et de nouvelles dimensions. Ce sont ses mains qui sont dans les miennes, et à ses côtés, le sol est un nuage cotonneux.

J'ai beau savoir que ce que nous vivons est faux, je ne peux pas me faire à l'idée de retirer mes mains des siennes. Je suis bien conscient que je trouverai la réponse à l'énigme de Marceau, et que cela signifiera obligatoirement la fin de ma relation, quelle qu'elle soit, avec Thaïs. Nous sommes à un point de non-retour. Je ne peux pas me décider entre Thaïs et mon voyage tant espéré en Espagne. Je rêve d'aller en Espagne depuis trop longtemps pour y renoncer maintenant que je touche cette lubie du bout des doigts, et personne ne pourrait me forcer à y renoncer. Pas même elle. Je me fais alors la promesse silencieuse, quoi qu'il se passe, de tenter d'épargner Thaïs quand je lui aurai arraché son secret.

Je scrute les yeux de Thaïs. Je ne sais pas si elle a aussi peur que moi. Elle a sans doute peur, à juste titre, que je la déçoive. Je crains bien d'être trop engagé auprès de Marceau pour pouvoir commencer quoi que ce soit avec elle sans lui faire de mal. S'il y a une chose que mes parents m'ont appris sans le vouloir, c'est qu'il faut respecter ses promesses. C'est sûrement stupide d'être aussi borné, mais je me dois de rester fidèle aux engagements que j'ai pris, même si ça me coûte, car je ne veux pas reproduire la même erreur que mes parents. Ils m'ont fait si mal que je ne veux infliger cette trahison à personne. Quitte à devoir faire des compromis. Et tenter de remplir la mission que m'a confiée Marceau en tentant de ne pas faire souffrir Thaïs s'annonce être un compromis assez périlleux. Je suis pris entre deux feux, et m'en apercevoir seulement ce soir est douloureux.

C'est une caresse sur ma paume qui me ramène à la réalité. Je me replonge dans les yeux de Thaïs. Je ne peux pas le nier : elle m'attire. Il y a cette tension entre nous, sans parler de cette proximité. Même avec toute la bonne volonté du monde, je suis incapable de m'y refuser plus longtemps. Cette fille est la plus douce des tortures, et quand elle désigne du regard une porte menant à un endroit un peu à l'écart de la foule, je n'émets aucune résistance. Ses gestes sont empreints de timidité, sans doute un peu pudiques. Pour couper court à son hésitation, je passe mon bras autour de ses épaules, rapproche son corps du mien et joue des coudes pour nous frayer un passage parmi la foule de gens. Le sourire que Thaïs me dédie rend mes jambes cotonneuses, si bien qu'à mi-chemin entre la piste de danse et notre porte de sortie, je ralentis.

Je ne sais pas ce qui me fait hésiter, mais tout d'un coup, la perspective de m'éclipser dehors avec Thaïs me fait trembler. Je ne suis plus si sûr que ce soit moi qui ait pleinement le contrôle de la soirée, finalement. Non pas qu'elle ne m'attire pas. Je pensais avoir une certaine emprise sur elle, et c'est le contraire qui se produit. J'avais pourtant tout fait pour garder le recul nécessaire pour éviter cette situation. Nous ne sommes plus sur un pied d'égalité. Un mot de sa part, et Thaïs pourrait faire ce qu'elle veut de moi. Je suis assez désarçonné, parce que mon comportement ne me ressemble pas. C'est bizarre à dire, et j'ai presque honte de le penser, mais c'est moi l'homme, c'est moi qui ai décidé de me rapprocher de Thaïs, et pourtant c'est aussi moi qui suis à ses pieds. Je me sens faible parce que pour elle, je serais prêt à faire n'importe quoi sans réfléchir. Je perds le contrôle et je voudrais rétablir un équilibre entre nous avant d'aller plus loin. Et la seule manière d'y parvenir, ce serait de danser avec elle.

— Ça va ?

Thaïs plonge ses yeux chargés d'inquiétude dans les miens. J'ai peur qu'elle ne se doute de mon mal-être, mais je décide de reprendre les choses en main. Pour ne pas perdre pied, et parce que ses yeux me fixent avec insistance, je glisse mes mains dans les siennes pour lui intimer dans un murmure : "Danse avec moi". J'ai si peur qu'elle se sente rejetée et qu'elle m'abandonne, ce qui serait totalement légitime de sa part. À sa place, je serais déjà parti. Mais contre toute attente, Thaïs hoche la tête et pose mes mains sur ses hanches. Puis, avec hésitation, elle passe ses bras autour de mon cou.

À l'autre bout de la piste de danse, j'aperçois Valentin et Noé en pleine réquisition des platines du DJ, lui aussi complice, qui m'adressent de grands signes d'encouragement. Peu à peu, les notes du slow Pain and Misery, chanté par the Teskey Brothers, résonnent dans les enceintes du bar. Je me rappelle cette chanson. Le père de Noé nous avait affirmé, sûrement en connaissance de cause, qu'il s'agissait de "la meilleure chanson pour rouler des pelles". Refusant d'en entendre plus, Noé s'était bouché les oreilles, mais je remarque maintenant qu'il s'est souvenu du conseil.

D'abord mal à l'aise, je finis par oublier Marceau, les regards insistants de Valentin et Noé et le stress qui m'habite pour me concentrer sur Thaïs. Je jette des coups d'œil furtifs à sa bouche, ses oreilles, aux boucles de ses cheveux, à ses lèvres roses qui m'attirent comme un aimant. Mais je vois aussi qu'elle chancelle, que la lenteur du slow n'est pas ce qui la fait osciller, et que, si elle n'était pas accrochée à moi, elle tomberait probablement par terre, sur les dalles lumineuses. Thaïs a l'air d'avoir beaucoup bu, chose que je ne fais qu'en cas de grande euphorie ou de grande tristesse. Elle a eu besoin de se mettre à l'écart du groupe, elle a une attitude différente de celle qu'elle avait en début de soirée. Tout porte à croire qu'elle est triste et qu'elle ne profite pas de la soirée autant que je l'espérais. Il est temps de s'éclipser.

Je glisse ma main le long de la joue de Thaïs et lui souffle :

— Il faudrait peut-être qu'on y aille, maintenant.

Ses lèvres esquissent un sourire, avant de déclarer :

— Je ne partirai nulle part sans toi.

Sa réponse me grise, sans doute plus que ce que j'aurais pu imaginer.

— Je ne comptais pas te laisser partir seule.

Ses lèvres rosées sourient de plus belle. Sous la lumière des stroboscopes, ses yeux verts pétillent. Silencieusement, Thaïs prend ma main et entrelace ses doigts avec les miens. Je ne vois qu'elle, ses yeux accaparent mon esprit, si bien que je l'entraîne vers une table près de la sortie et lui demande de m'y attendre. Enfin, je reviens à moi et entreprends de retrouver mes amis. Accoudés à notre table, ils me regardent arriver de loin, goguenards, et me laisse m'asseoir près d'eux en me dévorant des yeux.

— Bravo beau gosse !, me félicite Valentin. Ça s'est bien passé apparemment.

— Il se passe un truc avec Thaïs. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi fort.

Intrigué, Noé se penche vers moi.

— Un truc, c'est-à-dire ?

— Je ne peux pas expliquer, mais il y a un truc vraiment fort qu'il se passe entre nous. C'est différent, ce n'est pas comme avec les autres filles. Quand ses yeux se posent sur moi, quand elle me regarde, c'est différent. Ce n'est pas un jeu. Elle ne fait pas semblant. Il faut que j'en sache plus, sinon je vais le regretter toute ma vie.

Mes amis me regardent, consternés. Après un long silence, Valentin prend la parole.

— Tu devrais peut-être faire attention.

— Pourquoi ?, m'insurgé-je.

— Même si tu la trouves jolie et qu'il se passe quelque chose entre vous, tu ne la connais pas, cette fille.

Un frisson me parcourt. J'ai beau essayer, je ne comprends pas Valentin.

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

— Tout à l'heure, quand tout le monde la cherchait, je l'ai retrouvée dans la chambre aménagée, là-bas. Elle pleurait. Elle a des problèmes, cette fille. Elle porte quelque chose de lourd sur ses épaules. Alors, même si moi aussi j'ai trouvé qu'elle avait l'air sincère, fais attention. Protège-toi. Si elle sombre avec ses problèmes, il ne faut pas qu'elle t'entraîne au fond.

Je suis sidéré. C'est sans doute vrai, mais j'ai du mal à y croire.

— Noé, tu penses la même chose que lui ?

Noé est gêné.

— Je trouve que tu t'emballes un peu. C'est nouveau, on n'est pas habitués. Mais de là à être aussi méfiant, c'est sans doute excessif.

Valentin soupire, et porte la main à sa tempe.

— Je suis désolé. Je me suis peut-être emballé, moi aussi. Mais j'ai peur pour toi. Tu as l'air si sérieux, tout d'un coup ! Fais juste attention à toi, d'accord ?

— Promis. Est-ce que ça te dérange de me passer ta voiture pour la soirée ?

Valentin avise Noé.

— J'ai trop bu pour conduire, de toute façon. Je peux rester dormir chez toi ?

Noé acquiesce.

— On va rentrer chez moi à pied, on n'est pas loin.

Valentin passe sa main dans la poche arrière de son jean, me tend ses clés de voiture et me gratifie d'un coup dans l'épaule, avant de plonger ses yeux dans les miens pour me regarder en face.

— Bonne soirée, mec.

Mais il n'en démord pas. Ses yeux sont remplis d'inquiétude.

Les avertissements de Val' ne me laissent pas indifférent. Pourtant, ils sont aussitôt chassés par la beauté des yeux verts de Thaïs, que je retrouve quelques instants plus tard. Tapie dans un coin du bar, elle m'attend, lovée dans sa discrétion. Son regard s'éclaire dès qu'elle m'aperçoit revenir. Elle m'attire indéniablement, je ne sais pas pourquoi, et je compte bien mener une double enquête pour en connaître la cause avant que tout ne s'effondre. Valentin a raison. Je ne connais pas Thaïs, pourtant je perçois quelque chose en elle que je n'ai jamais rencontré ailleurs. Elle a sur moi un impact que je ne comprends pas. Elle m'adoucit, m'attendrit et me charme, d'une certaine façon. J'en suis tout tourneboulé. Mes idées sont confuses. Un peu d'air frais ne pourrait pas me faire de mal.

Nous nous approchons de l'issue dédiée à la sortie de la clientèle. Une imposante porte en acier, probablement ayant appartenu à un ancien navire, à en juger par son hublot gigantesque, nous invite à rejoindre la rue attenante. Un employé du bar, vêtu d'un uniforme de capitaine sombre à galons dorés et d'une casquette assortie, tourne la roue de verrouillage pour nous libérer le passage et nous souhaite une bonne soirée. Puis l'air frais nous saisit, Thaïs et moi nous précipitons dehors et la lourde porte se referme derrière nous.

Bonjour tout le monde !!! 🙋🌞

Ça fait longtemps, non ? Voici, après une (très longue) pause, un nouveau chapitre d'"Entre deux pages", cette fois avec le point de vue d'Axel. Je ne vous donnerai pas d'explications détaillées par rapport à cette pause, mais j'ai passé une année assez difficile à cause d'une succession d'évènements. Vous serez sûrement d'accord avec moi si je vous dis qu'il faut avoir l'esprit libre pour pouvoir écrire, et que ça n'a pas été mon cas jusqu'à présent. Heureusement, ça commence un peu à se tasser, et me revoici. Je ne vous ai pas oublié.es et vous remercie pour tous les messages que vous m'avez envoyé, ça m'a fait chaud au cœur, même si je n'ai pas répondu à tout le monde.
Que pensez-vous de l'attitude d'Axel ? Serait-il tombé sous le charme de Thaïs ? va-t-il tout de même continuer à enquêter sur elle ? Les inquiétudes de Valentin sont-elles légitimes ? Je vous laisse me dire comment vous envisagez la suite pour Axel et Thaïs ? 😀
Comme d'habitude, n'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce chapitre pour l'instant et comment vous envisagez la suite dans les commentaires. N'oubliez pas non plus de voter en appuyant sur l'étoile. ⭐ On se retrouve bientôt pour un nouveau chapitre si celui-ci vous a plu.

Alice 😘💕